L’émir Hamad bin Khalifa Al-Thani à Gaza,
23 octobre 2012

Les relations entre le Qatar et le Hamas avaient connu leur heure de gloire le 23 octobre 2012, lors de la spectaculaire visite de l’émir Hamad bin Khalifa Al-Thani et de son épouse sheikha Moza dans l’enclave (cf.notre analyse du 25 octobre 2012 sur ce site). Entre deux raids israéliens contre les roquettes du Hamas, cette visite, nécessairement « autorisée » par le gouvernement israélien (alors que le premier ministre turc n’a jamais pu se rendre à Gaza, malgré ses prétentions réitérées depuis des années, du fait des refus simultanés d’Israël et de l’Egypte), avait été trop rapidement présentée comme une amorce de rupture du blocus de l’enclave par Israël et l’Egypte. Mais, en tous cas, elle adoubait politiquement le Hamas, attaqué par Israël et mis au ban par les Occidentaux, malgré une légitimité électorale acquise en 2006 : les dirigeants gazaouis ne s’étaient d’ailleurs pas privés de capitaliser médiatiquement et politiquement cette visite, au détriment d’une Autorité palestinienne prévenue à la dernière minute du déplacement de l’émir; et au mécontentement patent du Hezbollah libanais et de nombreuses organisations palestiniennes, qui tous voyaient dans l’émir « l’homme des Américains et d’Israël », et critiquaient plus ou moins directement le Hamas de tomber dans une orbite qatarie, donc américaine…. D’autant que la (très brève) visite de l’émir s’était accompagnée de l’annonce d’un chèque de 200 millions de dollars, somme doublée lors de la visite, et destinée à financer la reconstruction d’infrastructures routières et de logements dans des zones dévastées par… l’opération israélienne « Plomb durci » en 2008-2009.

A l’époque, après une décennie d’activisme, en particulier dans le « soft power » médiatique et sportif, la diplomatie qatarie paraissait à son apogée, omniprésente sur tous les dossiers brûlants des printemps arabes, en mettant en œuvre sur les différents fronts sa « politique du chéquier », et son soutien massif aux Frères musulmans au Machrek et au Maghreb, espérant bien réduire l’influence du wahhabisme saoudien. S’appuyant sur son « bras armé médiatique » (le canal arabe de la chaîne Al-Jazeera), Doha profitait, il est vrai, d’une conjoncture régionale qui lui était favorable : l’Egypte, centrée sur les tensions internes consécutives au départ d’Hosni Moubarak, a alors perdu très largement sa traditionnelle influence diplomatique régionale; l’Arabie saoudite était paralysée par les problèmes de succession au sein de la famille royale ; l’Irak et la Syrie étaient neutralisés par des tensions internes évoluant en guerres civiles -les Qataris ayant décidé de financer une partie de l’opposition armée à Damas, y compris des groupes qui évolueront rapidement vers le djihadisme radical.

Lors de la crise précédente à Gaza, en novembre 2012, nous avions ainsi relevé comme très symbolique la réunion, au Caire, du président Mohammed Morsi, de l’émir Qatar Hamad bin Khalifa Al-Thani et du premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan (cf.notre analyse du 28 novembre 2012). Le « petit Qatar » apparaissait alors comme le héraut du monde arabe en transition, principal sponsor des Frères musulmans, « islamistes modérés », et principal allié stratégique d’alors des Occidentaux, en particulier Washington (dont le parapluie assure la sécurité de l’émirat, par sa grande base d’al-Oudeid, près de Doha) et Paris (le président Sarkozy ayant fait de Doha l’incontournable interlocuteur de la France dans la région du Golfe, et des Qataris des investisseurs illimités à Paris). Et Doha, plus encore qu’auparavant, se retrouvait être l’indispensable point de regroupement de tous les acteurs des conflits dans lesquels les Qataris entendaient être les médiateurs bienveillants : des talibans afghans à certaines factions soudanaises, des « rebelles syriens » aux factions yéménites. Doha accueillant également, à plusieurs occasions, et désormais en concurrence manifeste avec Le Caire, des rencontres de « réconciliation » des deux principaux courants palestiniens -le Fatah et le Hamas : ce, d’autant plus facilement que les membres du bureau politique du Hamas (en particulier Khaled Mechaal) ont quitté Damas pour Doha en 2012 pour protester contre la répression de la contestation sunnite par le régime de Bachar Al-Assad.

Deux ans après, les choses ont beaucoup évolué. L’abdication de l’émir Hamad au profit de son fils Tamim bin Hamad, en juin 2013, si elle a sans doute permis d’atténuer de fortes tensions intra-dynastiques à Doha (et peut-être même un risque de « coup de palais), s’est traduite par un changement de style (moins flamboyant et interventionniste), mais surtout par l’adoption par le nouveau monarque d’une politique étrangère, en particulier moyen-orientale, nettement plus prudente que celle de son père. Parce que l’émir Tamim est moins aguerri que celui-ci, mais aussi parce que la conjoncture régionale a changé, au détriment des Qataris. Les Frères musulmans sponsorisés par Doha, et qui avaient (ou paraissaient avoir) le vent en poupe en 2012, sont désormais sur la défensive, quand ils n’ont pas tout perdu de leurs récents gains politiques : en particulier en Egypte, où ils sont désormais pourchassés par le nouveau régime du maréchal al-Sissi ; et en Syrie, où leur victoire sur le régime de Bachar Al-Assad, qui paraissait imminente, n’est plus du tout à l’ordre du jour -on n’entend plus guère parler du Conseil national syrien, ultérieurement intégré à la grande Coalition nationale syrienne, basée à Doha. Du coup, le Hamas palestinien, adoubé par Doha en 2012, a aussi beaucoup perdu avec ce renversement de la conjoncture frériste. Et l’Arabie saoudite est revenue sur la scène régionale, entendant combattre sans férir, avec ses alliés émiratis, la mouvance des Frères musulmans. L’Egypte étant le territoire principal de l’affrontement désormais ouvert entre Riyad et Doha : l’Arabie saoudite, qui soutient de tout son poids le régime al-Sissi, l’a clairement emporté à l’été 2013 sur le Qatar, qui était au mieux avec un président Morsi qu’elles finançaient. Les fortes tensions au début de l’année 2014 au sein du Conseil de coopération du Golfe en témoignent de manière nette (cf. notre analyse du janvier 2014).

Dès lors, quelle est la place du Qatar dans l’actuelle crise de Gaza ? Elle est largement invisible, quoi qu’en disent certains observateurs – peut-être intéressés à être les relais médiatiques de Doha. A la différence des épisodes précédents, et même si Doha continue à héberger certains acteurs des conflits, la capitale qatarie n’a plus le caractère de centralité qu’elle avait il y a encore peu. Les discussions actuellement en cours sur la consolidation d’un cessez-le-feu (et quels qu’en seront les résultats) se tiennent ainsi au Caire, alors même que les Egyptiens ne peuvent guère être considérés comme des médiateurs « neutres » compte tenu de leur hostilité viscérale contre le Hamas (cf.notre analyse du 8 août). Et, compte tenu de la marginalisation de la Turquie dans les affaires arabes (cf.notre analyse du 9 août), on ne voit guère une quelconque efficacité du duo Doha-Ankara, que l’on disait encore pertinent début 2013 : la visite de travail de l’émir du Qatar à Ankara le 15 juillet n’a donné lieu à aucune suite visible. L’Arabie saoudite, quant à elle, ne peut que se réjouir de cet affaiblissement évident de la capacité qatarie à peser sur certains dossiers régionaux, Riyad n’ayant, par ailleurs, guère manifesté de soutien aux Palestiniens dans l’actuelle crise gazaouie. On peut même considérer que la politique israélienne d’affaiblissement du Hamas fait objectivement l’affaire de Riyad, comme du Caire. Ce dont l’Iran pourrait cependant bénéficier, dans le cadre de la grande rivalité d’influence entre Téhéran et Riyad… Il n’est toutefois pas dit que Doha ait renoncé à maintenir son fer principal au feu: les Frères musulmans, à Gaza ou ailleurs.