
Qatar-Gaza: L’émir du Qatar (et cheikha Moza) dans le « Grand Jeu » régional
La visite de l’émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani à Gaza mardi 23 octobre a été brève –six heures. Elle n’en est pas moins un coup politique d’importance aux dimensions plurielles: dans la « question palestinienne », elle apporte un soutien de poids au Hamas, au détriment d’une Autorité palestinienne déjà très affaiblie; dans le nouveau « Grand Jeu » qui oppose nombre d’Etats sunnites de la région à l’Iran et à son « arc chiite », elle conforte indubitablement le premier ensemble; dans un conflit syrien en cours de régionalisation, elle atteste indirectement de l’affaiblissement de Damas et de ses alliés libanais. Plus globalement, cette visite très médiatisée illustre l’activisme diplomatique du Qatar dans les recompositions en cours au Moyen-Orient. Et la deuxième épouse de l’émir, cheikha Moza, dont la présence à Gaza a été insuffisamment relevée, est une actrice de plein exercice de cette stratégie qatarie…
Un soutien au Hamas au détriment de l’Autorité palestinienne
Depuis le coup de force du Hamas à Gaza en 2007, la plupart des Etats occidentaux considèrent le pouvoir du Hamas comme illégitime, et lui ont opposé un embargo politique et économique -les importantes aides occidentales allant donc pour l’essentiel à des ONG. Le secrétaire général de l’ONU et les quelques ministres des affaires étrangères européens qui sont allés à Gaza ont évité toute rencontre avec le Hamas. Aucun visiteur politique d’importance n’a rendu visite à M. Ismaël Haniyeh ces cinq dernières années: ni Tony Blair, émissaire velléitaire de l’improbable « Quartet pour le Moyen-Orient » [1]; ni même le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, qui en avait eu l’intention en septembre 2011, mais en avait été fermement dissuadé par les Egyptiens, chez qui il arrivait en visite officielle [2].
La visite de l’émir du Qatar, « ami et allié de l’Occident », est donc effectivement spectaculaire, en ce qu’elle rompt l’isolement politique du Hamas qui pourra, d’autre part, se targuer auprès de sa population de la signature concomitante par l’émir d’un chèque de 400 millions de dollars, une manne évidemment bienvenue. Cette somme étant destinée à financer la reconstruction d’infrastructures routières et de logements dans des zones dévastées par l’opération israélienne « Plomb durci » en 2008-2009. Elle donne au pouvoir de M.Haniyeh une légitimité nouvelle que l’Autorité palestinienne ne peut, à l’inverse, que déplorer. Celle-ci n’a été prévenue qu’au dernier moment de la venue de l’émir à Gaza, et n’a absolument pas été consultée en amont. Le comité exécutif de l’OLP a du appeler les pays arabes à pas consolider par leur action « une entité séparatiste dans la bande de Gaza », dont les Israéliens seraient les premiers bénéficiaires politiques. Le désaveu de la direction palestinienne par l’émir est donc très net, alors même que celui-ci avait patronné à Doha, au début de l’année 2012, après l’Egypte et avec aussi peu de succès que Le Caire d’ailleurs, une opération de réconciliation des « frères ennemis » palestiniens. Ce désaveu de Mahmoud Abbas ne fait qu’accentuer la faiblesse d’une Autorité financièrement exsangue, et dont la légitimité politique est désormais des plus réduites, usée qu’elle est par le non-renouvellement de dirigeants vieillis, par une corruption systémique, et par son incapacité à faire aboutir la promesse de proclamation d’un Etat palestinien, que ce soit localement (face à un pouvoir israélien impavide, et décidé à ne rien lâcher quel que soit l’interlocuteur, fût-il président des Etats-Unis) ou au plan international (la reconnaissance par l’Unesco de la Palestine comme Etat membre ne pouvant masquer l’échec majeur au conseil de sécurité en 2011). L’appel de l’émir à « la réconciliation » et au « consensus des Palestiniens », à l’Université islamique de Gaza, ressortait bel et bien du discours convenu, pour ne pas parler de la « langue de bois » utilisée depuis des décennies par presque tous les régimes arabes pour évoquer les « frères palestiniens »….
Un coup porté à l’influence de l’Iran, de la Syrie et de leurs alliés locaux
Avant les « printemps arabes », les soutiens principaux du Hamas se trouvaient du côté de Téhéran et de Damas. La direction politique du Hamas était hébergée à Damas, et les fonds iraniens abondaient quelque peu les caisses du mouvement gazaoui. Le Hamas était, vu de Téhéran, l’un des points d’ancrage de « l’axe de la résistance » pro-palestinien et anti-israélien, au même titre que le Hezbollah libanais (cf. notre analyse du 16 août 2012). Les révolutions arabes ont changé la donne. Alors que l’Autorité palestinienne est apparue principalement préoccupée par la nécessité d’éviter la contagion de la contestation populaire dans les Territoires, le pouvoir en Egypte est (difficilement) passé, début 2012, aux mains des Frères musulmans -dont le Mouvement de la résistance islamique (Hamas) est historiquement, faut-il le rappeler, la branche gazaouie. Et la contestation a gagné la Syrie, qui est peu à peu entrée dans une guerre cruelle et urbicide, menée sans état d’âme par le régime de Bachar al-Assad contre la majorité de sa population.
A partir de la fin 2011, quand la Ligue arabe puis l’Organisation de la conférence islamique (OCI) ont suspendu la Syrie, on a vu le Hamas abandonner le giron damascène: le bureau politique du Hamas, et sa figure politique principale Khaled Mechaal, ont quitté Damas, transité par le Caire (qui, à l’époque, a relancé sans succès une tentative de réconciliation du Hamas et de l’Autorité palestinienne), puis se sont pour la plupart installés à Doha, chez l’émir du Qatar donc. L’une des conséquences des évènements de 2011 aura donc été ce détachement du Hamas de ses parrains iranien et syrien. Et Ismaël Haniyeh a affirmé implicitement son soutien aux rebelles syriens. Il n’y a pas eu de rupture en forme, à laquelle aucun des intéressés n’aurait eu avantage, mais « l’axe de la résistance » n’en est pas moins affaibli de facto, au profit des pétro-monarques sunnites du Golfe, et peut-être de l’Egypte de Mohamed Morsi en second rang. Indirectement, on peut même estimer qu’en s’inscrivant dans l’orbite du Qatar, Etat notoirement et étroitement lié aux Etats-Unis (pour ne pas parler de dépendance à la gigantesque base américaine d’al-Udeid, près de Doha), le Hamas se rapproche, là encore de facto, de Washington.
A cet égard, et alors qu’elle a déjà fort à faire avec la crise syrienne et ses prolongations récentes sur le sol libanais, la presse du Hezbollah témoigne de l’inconfort de l’organisation libanaise face à ce nouvel épisode négatif qu’est la visite de l’émir à Gaza [3]. La couverture de l ‘évènement y est réduite à quelques paragraphes factuels, mais qui sont ensuite complétés par un ensemble de citations d’organisations palestiniennes (FPLP, FDLP, etc.) qui voient dans l’émir, « l’homme des Américains et d’Israël », un diviseur de la cause palestinienne, qui l’affaiblit plus qu’il ne la conforte. Présentation euphémisée du mécontentement du Hezbollah, de ses alliés et des mouvements palestiniens radicaux face à l’offensive politique de Doha, et au changement de ligne politique du Hamas sur la Syrie.
Dans la cadre du nouveau « Grand Jeu » qui oppose désormais ouvertement nombre d’Etats sunnites (et en particulier l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, et la Jordanie) à un « arc chiite » piloté par l’Iran (même si la composition et la solidité de cet axe mériteraient sans doute d’être analysées de près), le Qatar a renforcé le poids de ceux qui veulent depuis des années (depuis 1979 !) « couper la tête du serpent [iranien] » [4], et entendent bien profiter de la crise syrienne pour ce faire. Autant les soutiens militaires et politiques de la Russie et de l’Iran (et, dans une mesure plus discrète, car prudente par anticipation, du Hezbollah libanais) au régime de Damas ne font aucun doute pour personne, autant le financement concurrentiel du Qatar, de l’Arabie saoudite et du Koweït (principalement) aux opposants à Bachar al-Assad est également une réalité incontournable. L’incertitude persistant toutefois et sur les destinataires (syriens ou non) des aides du Golfe envoyés vers la Syrie, et sur les projets politiques desdits destinataires pour l’après-Bachar.
L’activisme diplomatique du Qatar: du « soft power», certes,
mais aussi du « hard [and covert] power »…
La visite de l ‘émir à Gaza est une énième illustration de l’activisme politique et diplomatique de Doha, appuyée sur une stratégie du chéquier qui est mise en oeuvre aussi bien en matière d’investissements stratégiques (dont la France n’est qu’une des nombreuses destinations, de la Côte d’Azur au Parc des Princes, et de la place Vendôme au 9-3), que d’interventions militaires ouvertes (dans le conflit libyen, apportant une appréciable « caution arabe » à l’offensive franco-britannique) ou indirectes (dans la guerre en cours de généralisation en Syrie). Si l’on insiste beaucoup, chez les adeptes de la théorie du « soft power » à la Joseph Nye, sur le « modèle qatari », il ne faudra pas oublier, dans le bilan de l’action régionale et internationale de Doha (en concurrence permanente, sur ce volet, avec l’Arabie saoudite), la dimension, objectivement de « hard power », que représente le financement de mouvements islamistes (des Frères musulmans aux salafistes) dans l’ensemble du Machrek et du Maghreb: si certains des islamistes ainsi subventionnés sont engagés depuis bientôt deux ans dans un jeu politique pluripartiste et concurrentiel (en Egypte, en Tunisie, au Yémen), d’autres s’inscrivent clairement dans des logiques d’affrontement qui ressortent du djihadisme anti-occidental radical (en Libye, en Tunisie, et surtout au Sahel, espace d’une prochaine guerre désormais programmée).
On terminera en rappelant que quelques heures à peine avant, puis quelques heure après le passage de l’émir à Gaza, les forces israéliennes ont mené des raids sur Gaza, faisant plusieurs morts (présentés comme des activistes radicaux, responsables des tirs de roquettes contre le territoire israélien) et des dizaines de blessés, « victimes collatérales ». Le « hard power » « réel » est, localement, israélien: il convenait de le rappeler à l’émir qui, par ailleurs et comme certains de ses homologues du Golfe, entretient discrètement des relations officieuses avec Israël [5]. Mais ce rappel n’était sans doute pas la préoccupation de l’émir, le « Grand Jeu » concernant beaucoup plus la redéfinition en cours, dans le contexte des « printemps arabes » des rapports de force entre puissances régionales arabes et l’Iran. Ni le sort des Palestiniens de Gaza, ni celui des Palestiniens de Cisjordanie, ne sont vraiment centraux dans ce « Grand Jeu ». Dans lequel le Qatar vient de marquer un point, avant les Egyptiens (dont la politique à l’égard de Gaza manque pour le moins de clarté, mais qui hébergent certains dirigeants du Hamas, comme Abou Marzouk, rival politique de Khaled Mechal), les Turcs (qui se sont voulus activistes en direction de Gaza) et les Saoudiens.
NB:
On regrettera que la presse internationale n’ait consacré que quelques
photographies du type « gravure de mode » à la présence aux côtés de
l’émir (et face à Ismaël Haniyeh !) de sa deuxième épouse, cheikha Moza Bint
Nasser Al-Misnad, la seule des trois épouses à paraître en public [6]. Pourtant, cette présence n’aurait pas du être
ainsi sous-évaluée, surtout dans le fief islamiste qu’est Gaza. Nous y
consacrerons donc une chronique ultérieure.
NOTES
[1] Le « Quartet pour le Moyen-Orient » (ou « Quartet diplomatique » ou plus simplement encore « Quartet ») participe d’un certain nombre de « concerts internationaux » dont l’efficacité reste en général à démontrer. En l’espèce, ce groupe a été formé en 2002, et réunit les Nations Unies, l’Union européenne, les Etats-Unis et la Russie. Tony Blair en a été nommé « envoyé spécial » le jour même de sa démission du poste de premier ministre (et non sans de fortes réticences russes). Le bilan de l’action du Quartet paraît des plus limités: les 45 réunions du groupes entre mai 2002 et 2012, scolairement compilées sur Wikipedia (http://en.wikipedia.org/wiki/Quartet_on_the_Middle_East ) , ne sauraient évidemment en tenir lieu. Quand au bilan de « l’envoyé spécial », il reste également à établir, au-delà de quelques rencontres protocolaires avec les dirigeants israéliens (qui n’en ont cure), du projet d’organisation d’une rencontre entre entrepreneurs israéliens et palestiniens, et de la volonté affirmée et réitérer de réconcilier le Hamas et l’Autorité palestinienne… Le général de Gaulle n’aurait sans doute pas manqué de qualifier ledit Quartet de « machin »…
[2] La Turquie, entrée dans une période de forte tension avec Israël à partir de 2007, et plus encore après la guerre à Gaza fin 2008-début 2009, s’est faite l’avocate (modérée) du Hamas sur la scène régionale, en accueillant officiellement certains de ses dirigeants en Turquie pour des discussions bilatérales, au grand dam d’Israël, de l’Autorité palestinienne de Ramallah, et des alliés occidentaux de la Turquie.
[3] Sur le site du Hezbollah http://www.french.moqawama.org/ (en particulier; http://www.french.moqawama.org/essaydetails.php?eid=7955&cid=287 ) et sur le site du groupe al-Manar, bras médiatique du Hezbollah http://www.almanar.com.lb/french
[4] La formule, attribuée à différents dirigeants arabes du Golfe, apparaît dans certains des télégrammes diplomatiques américains publiés par Wikileaks en 2011.
[5] Sous la forme d’une épisodique et officieuse délégation commerciale à Doha. Quelques cadres des « services » qataris sont en train d’apprendre l’hébreu sous la direction d’un expatrié libanais maîtrisant cette langue.
[6] L’émir a trois épouses, dont il a eu 24 enfants. Cheikha Moza Bint Nasser Al-Misnad (née en 1959) est la mère de 7 d’entre eux, dont Tanim, né en 1980, prince héritier depuis 2003.