
Abdallah II de Jordanie & Hamad Al-Khalifa du Bahreïn (8/2011)
Les monarchies arabes ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Si le roi du Maroc a su opérer une remarquable récupération du mouvement contestataire du printemps 2011 en toilettant la constitution, en organisant un référendum triomphal en juillet, puis des élections législatives non contestées en novembre, les monarques jordanien et bahreïni ont beaucoup plus de mal à gérer électoralement la contestation politique. On connaît la célèbre formule de Bertolt Brecht après les manifestations révolutionnaires du 17 juin 1953 contre le régime communiste d’Allemagne de l’Est: « Est-ce que ce ne serait pas plus simple pour le gouvernement / de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? » 1. Peut-être les souverains jordanien et bahreïni se posent-ils la question, confrontés tous deux à la même équation insoluble: comment régner et gouverner en s’appuyant sur une base sociale et électorale minoritaire, alors que les opposants seraient susceptibles d’emporter les élections législatives si les conditions d’organisation des scrutins respectaient les normes démocratiques?
Au Bahreïn
Au Bahreïn, la dynastie tribale sunnite des Al-Khalifa doit, depuis la réintroduction d’un processus électoral en 2002, gérer un corps électoral profondément clivé sur une base confessionnelle. Deux tiers au moins des électeurs sont chiites, et dans leur quasi totalité dans une mobilisation d’opposition à la confiscation du pouvoir et de la rente par une monarchie s’appuyant sur des alliances tribales à identité sunnite (cf. notre analyse du 14 juillet 2011). La solution adoptée au Bahreïn ressort d’une ingéniérie électorale qui repose sur un découpage des circonscriptions électorales aboutissant à des écarts de population très importants. Pour une population totale d’un peu moins de 570000 nationaux en 2010 (46% de la population totale), et 318000 électeurs inscrits, la circonscription la moins peuplée (au sud de l’archipel) compte moins de 800 électeurs; la plus peuplée (au nord) plus de 33000: la première élit un député sunnite, la seconde un député chiite… L’objectif de ces découpages est évidemment d’empêcher l’opposition chiite d’obtenir la majorité des sièges à la chambre basse (dont les pouvoirs sont pourtant fort réduits). Objectif atteint, puisqu’aux élections législatives d’octobre 2010, la « société politique » al-Wefaq, principal parti d’opposition chiite, a obtenu 63% des suffrages exprimés, mais seulement 45% des sièges, soit 18 députés sur 40. Du coup, depuis l’été 2011, al-Wefaq a mis en avant la revendication d’une « monarchie constitutionnelle à la marocaine », et la nomination d’un premier ministre issu du parti ayant obtenu la majorité des suffrages (cf. notre analyse du 17 juillet 2011 ). Mais, compte tenu du blocage politique total depuis la contre-révolution de mars 2011, et d’une assemblée où tou(te)s les député(e)s soutiennent désormais le régime (les députés d’opposition al-Wefaq ayant démissionné pour protester contre la répression), le slogan « A bas la monarchie ! », minoritaire lors du « Printemps de Manama », est désormais très courant dans des manifestations de rue quasiment quotidiennes.
En Jordanie
Pour être moins caricaturale qu’au Bahreïn, l’ingéniérie électorale est également à l’oeuvre en Jordanie. Dans ce royaume, le problème du corps électoral n’est pas lié à des tensions confessionnelles, mais à la composition plurielle de la population jordanienne, résultat de l’histoire de la construction récente du royaume: initialement, une base tribale bédouine (les « Jordaniens de souche ») lors de la création de l’Emirat hachémite de Transjordanie par les Britanniques en 1920; puis la croissance rapide d’une population palestinienne (les « Palestiniens ») désormais largement majoritaire dans le royaume de Jordanie. L’effort de création d’une « identité jordanienne » a été réel dans les dernières décennies, avec une amorce de consolidation d’une identité « jordano-palestinienne » 2. Mais les découpages électoraux continuent à permettre une sur-représentation des « Jordaniens de souche » des régions tribales, et les clivages d’origines ressurgissent vite dans un contexte de tensions économiques, sociales et politiques.
Depuis le début 2011, le roi Abdallah II peine à maîtriser une contestation politique persistante, résultant à la fois de la revendication démocratique des Printemps arabes, de la crise économique et sociale qui épuise le royaume depuis des années, et plus récemment des tensions liées à la guerre civile en Syrie, qui a amené plus de 100000 réfugiés syriens dans des camps frontaliers en Jordanie. Le roi a annoncé le 4 octobre la dissolution de l’assemblée (la précédente dissolution remontait pourtant à moins de deux ans), et l’organisation de nouvelles élections législatives, sans pour autant en préciser la date. Mais, comme au Bahreïn, la contestation de la monarchie semble monter chez une partie des opposants, le changement de premier ministre (le roi en a épuisé cinq depuis le début 2011 !) n’étant visiblement plus un fusible politique suffisant. Les opposants ont ainsi organisé le 5 octobre un rassemblement qui a été particulièrement fourni: plusieurs dizaines de milliers de personnes (les chiffres varient entre 50 et plus de 150000 manifestants) se sont regroupées au centre d’Amman, autour de la mosquée al-Husseini, à l’appel de quelques 80 groupes politiques, syndicats et associations professionnelles d’opposition, au premier rang desquels les Frères musulmans.
Le mot d’ordre du 5 octobre était « Sauver la patrie! » Mais, au-delà d’un slogan a priori fédérateur,,
le roi retrouve en face de lui des forces politiques recouvrant plus ou
moins explicitement, des clivages identitaires. Les principaux
opposants, les Frères musulmans du Front d’action islamique (FAI),
particulièrement bien implantés à Amman et dans le nord (Irbid, Zarqa),
sont, pour l’essentiel des « Palestiniens »: pour le moment, ils persistent dans le boycott des élections, estimant celles-ci faussées par les découpages électoraux (sur le boycott des élections, cf.notre chronique du 6 septembre 2011). Les soutiens du roi et du régime sont organisés dans une mouvance dite « de la loyauté et de l’allégeance »,
dont les anciens militaires et fonctionnaires sont la colonne
vertébrale: sans surprise, elle recrute principalement dans les zones
rurales et majoritairement tribales du centre et du sud, chez les « Jordaniens de souche », qui sont d’ailleurs les seuls dans le pays à mettre en avant leur « identité fondatrice« , socle de la monarchie hachémite… 3. Les lignes de tension correspondent ainsi assez largement aux
clivages identitaires latents ou explicites au sein de la population.
Notons enfin que, comme au Bahreïn, les opposants jordaniens réclament
une véritable monarchie constitutionnelle garantissant que « le peuple est la source de l’autorité », et que le gouvernement sera issu de la majorité parlementaire.
Comme
le roi Hamad Al-Khalifa au Bahreïn, comme l’émir Sabah al-Ahmad
Al-Sabah au Koweït (confronté à une fronde parlementaire et politique
sans précédent, à la question de l’intégration ou non des « bidoun »
apatrides au corps électoral, il entend procéder à des redécoupages
électoraux pour les élections prévues en décembre 2012) , le roi
Abdallah II de Jordanie n’en a donc pas fini avec la revendication
démocratique, et un corps électoral rétif. Le « modèle constitutionnel marocain », y compris la reconnaissance dans le texte de 2011 de la diversité ethnolinguistique et confessionnelle du royaume du Maroc, pourrait donc leur être une source d’inspiration utile 4. … Le roi du Maroc vient d’ailleurs d’entreprendre une tournée dans la région, passant de la Jordanie au Golfe persique.
NOTES
1 Bertolt Brecht , Die Lösung [La solution], 1953
2. Cf. deux études récentes: BIOT Adrien, « La fabrication de l’identité nationale jordanienne par la monarchie jordanienne », Mémoire de recherche de 3e année de l’IEP de Grenoble (s.d.JP.BURDY), Grenoble, 2010, 130p.; MORIN Gabriel, « Transjordaniens, Jordano-Palestiniens et monarques hachémites: naissance et division de la « famille jordanienne » », Mémoire de recherche de 3e année de l’IEP de Grenoble (s.d.JW.DEREYMEZ), Grenoble, 2006, 176p.
3 Phénomène nouveau, il semble cependant que la contestation ait gagné les fiefs traditionnels des tribus, au centre-sud, en particulier à Kerak et à Ma’an.
4 Cf. DUPRET Baudouin, FERRIE Jean-Noël, « La nouvelle architecture constitutionnelle, et les trois désamorçages de la vie politique marocaine », in Le Maroc : changements et faux-semblants, Paris, L’Harmattan, Confluences Méditerranée no 78, été 2011, p.25-34. Et: FIZAZI Jamila, « La rue marocaine et la « révolution tranquille ». Militantismes protestataires et oppositions politiques au Maroc », mémoire de recherche de 3e Année de l’IEP de Grenoble (s.d.JP.BURDY), Grenoble, 2012, 251p.