Décidément, il n’est pas inutile de suivre au quotidien l’actualité à Sidi Bouzid. Cette ville des Hautes Steppes de Tunisie est désormais mondialement connue pour avoir été, après l’immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010, le point de départ du mouvement de contestation populaire qui a d’abord chassé Ben Ali, puis balayé l’ensemble du monde arabe. Or, ces derniers mois et ces dernières semaines, « l’agitation » politique et sociale n’y a jamais cessé. L’avant-dernier épisode, le 23 août, a été une descente punitive de salafistes armés dans un quartier pauvre qui, la veille, les avait empêché de kidnapper un ivrogne dans la rue pour le rosser d’importance « selon les règles de la charia« . Le dernier épisode date du 3 septembre: la saccage par les salafistes d’un hôtel dont le bar servait encore des boissons alcoolisées. La fermentation permanente dans cette ville à fort pouvoir symbolique, confronte donc le pouvoir des islamistes d’Ennahda à des urgences économiques, sociales et politiques (voire sécuritaires), bien éloignées des débats parfois surréalistes des comités de la Constituante sur « l’atteinte au sacré » ou « la complémentarité de la femme par rapport à l’homme »… Car c’est bien à Sidi Bouzid que l’on a entendu il y a peu, pour la première fois, le slogan : « Ennahda, dégage ! »…

Caricature de Tawfiq Omrane, 2/8/2012 (http://teo-omrane.blogspot.fr)

Ville des Hautes Steppes de Tunisie, Sidi Bouzid  (40 à 50000 habitants) a gagné une notoriété mondiale  pour avoir été, après l’immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010, le point de départ du mouvement de contestation populaire qui a d’abord chassé Ben Ali de Tunisie, puis balayé l’ensemble du monde arabe. Or, ces derniers mois et ces dernières semaines, « l’agitation » politique et sociale n’y a jamais cessé. L’avant-dernier épisode, le 23 août, a été une descente punitive de salafistes armés dans un quartier pauvre de la ville. Le dernier épisode, le 3 septembre, a été le saccage par les salafistes d’un hôtel dont le bar servait encore des boissons alcoolisées. Cette fermentation permanente dans une ville à fort pouvoir symbolique, confronte le pouvoir des islamistes d’Ennahda à des urgences économiques et sociales bien éloignées des débats parfois surréalistes des comités de la Constituante sur « l’atteinte au sacré » ou « la complémentarité de la femme par rapport à l’homme »…

Reprises de feu régulières à Sidi Bouzid

9 août 2012, Sidi Bouzid: manifestation anti-Ennahda

L’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, puis sa mort quelques jours plus tard à Tunis, ont provoqué fin 2010 d’autres immolations, des manifestations spontanées réprimées à balles réelles, puis des émeutes, puis une véritable insurrection dans la région centrale de Sidi-Bouzid, Kasserine et Kairouan qui, répercutée et organisée en particulier par le syndicat UGTT, s’est ensuite étendue vers le sud (la région minière de Gafsa), vers le nord-ouest (les régions agricoles de Kef et Jendouba), vers l’est (le grand port industriel de Sfax), et le nord-est (Tunis).

 La révolution tunisienne est donc née dans cette région centrale, économiquement marginalisée, marquée par un chômage de masse, le sous-investissement du régime Ben Ali dans les infrastructures, et le délabrement des services publics. La situation de marginalisation n’a guère évoluée depuis deux ans. Et les rassemblements succèdent aux manifestations, les affrontements avec la police aux jets de pierre contre le gouvernorat, le commissariat de police, les bâtiments publics. Motivés successivement ou conjointement par les salaires impayés de certains fonctionnaires municipaux (alors qu’un seul salaire, même modeste, fait parfois vivre des familles entières) ; par la très forte hausse des produits alimentaires et des bouteilles de gaz pendant la période du ramadan (en plein été, alors que les journées de jeûne sont particulièrement longues) ; par des coupures d’eau potable de plus en plus fréquentes en plein été, ainsi que de la distribution d’électricité ; par l’exigence de la libération de manifestants arrêtés lors d’épisodes précédents, etc. Les mots d’ordre sont aussi de plus en plus souvent politiques, de l’exigence de la démission d’un gouverneur jugé incompétent et partisan, à celle de la démission du gouvernement à majorité nahdaouie, lui aussi taxé d’incompétence et d’esprit répressif.

 Selon la nature des revendications, et selon les participants, les manifestations sont informelles et parfois violentes (mais beaucoup moins que lors de l’épisode révolutionnaire de fin 2010-début 2011), ou plus encadrées et « classiques » quand la centrale syndicale UGTT, les nombreux partis ou groupes politiques (les partis de gauche sont bien implantés [1]) ou les associations de la société civile, les prennent en charge. Le 9 août, en plein ramadan, plusieurs centaines de manifestants ont été arrosés de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc, prélude à plusieurs dizaines d’arrestations musclées. En écho, le 14 août, une grève générale a été particulièrement suivie à Sidi Bouzid, avec une manifestation unitaire et dans le calme regroupant l’opposition politique (dont le Front du 17 décembre), les syndicats, des organisations de la société civile, etc. Elle s’est dirigée vers le palais de Justice pour exiger la libération des détenus arrêtés lors des protestations contre les coupures d’eau et d’électricité. On retrouve donc, comme fin 2010-courant 2011, le caractère composite de la contestation, à la fois au plan social (beaucoup de jeunes chômeurs, mais aussi des fonctionnaires, des syndicalistes, de petits entrepreneurs, des femmes, etc.) et au plan politique (la multiplicité des groupes, mouvements, partis, plus ou moins représentatifs, avait déjà été relevée lors des législatives d’octobre 2011, quand des dizaines de listes ou de personnalités s’étaient présentées dans chaque circonscription). Et l’on relève enfin que la demande sociale et politique s’adresse aux institutions de l’Etat, à travers les bâtiments publics: le gouvernorat le plus souvent, mais aussi le palais de Justice, le commissariat, ou les antennes des différents ministères. Les permanences politiques d’Ennahda sont, accessoirement et régulièrement, des « victimes collatérales » fréquentes de cette demande d’Etat, tant ce parti est actuellement assimilé depuis le début de l’année 2012 à la détention quasi monopolistique du pouvoir. Relevons que le 14 août, l’équipe de tournage d’Al-Jazeera a été malmenée à Sidi Bouzid: ce n’est pas la première fois que la chaîne qatarie est prise à partie en Tunisie, où certains reprochent à l’émir du Qatar de financer nahdaouis et salafistes, et donc d’être indirectement responsable de la montée des tensions dans le pays.

Seuls les salafistes détournent en quelque sorte l’attention, à travers des actions à destinations et objectifs spécifiques, et très idéologiques.

Bris de verre: la campagne des salafistes contre l’alcool

25 mai 2012, Sidi Bouzid: manifestation salafiste contre les débits d’alcool

Car ce sont bel et bien les salafistes qui, au-delà des problèmes concrets récurrents (emploi, coût de la vie, services publics, etc.),  ont fait monter la tension de plusieurs crans. En mai, pendant une semaine, ils ont imposé, vitrines brisées, camions de livraison incendiés et militants vociférant à l’appui, la fermeture des quatre débits de boisson légaux. La clientèle (nombreuse [2]) a du se tourner vers les revendeurs au noir. Et le gouverneur (Ennahda) a promis une enquête, mais estimé cependant que la fermeture des bars avait été décidée « d’un commun accord entre les patrons de bars et les salafistes », et « à la demande d’une population se plaignant des nuisances de la vente illégale d’alcool, et du fait que certains débits de boisson sont trop proches des mosquées. » Des coups de feu nocturnes contre le minaret de la grande mosquée ont accompagné ces déclarations lénifiantes.

 Une étape supplémentaire a été franchie à la fin du ramadan. Le 20 août, un groupe de salafistes a tenté d’enlever dans la rue un homme ivre « pour le punir selon les règles de la charia » [3]. Il a été défendu par des jeunes du quartier qui, le lendemain, sont allés « corriger » trois salafistes dans leur permanence. En réponse, plusieurs centaines de salafistes sont arrivés mercredi 22 août au soir dans le quartier d’Aouled Belhedi, et ont procédé jusqu’à l’aube du jeudi à une véritable expédition punitive. Sur plusieurs dizaines de blessés, seuls sept se sont rendus à l’hôpital. Au grand dam de la population se retrouvant sur le champ de bataille, la police n’est pas intervenue « pour ne pas envenimer la situation »… 

Dernier épisode le 3 septembre 2012, avec l’attaque, par une centaine de salafistes, d’un hôtel de Sidi Bouzid qui était l’un des derniers débits de boissons alcoolisées restés ouverts après l’offensive anti-alcoolique de mai. Les salafistes ont « évacué » la clientèle puis saccagé les lieux. Et, une fois de plus, la police a mis beaucoup de temps à arriver sur les lieux, trop tard pour procéder à des interpellations.

Eteindre les incendies au coup par coup

Tunis a essayé d’éteindre les flammes au coup par coup. Le président Moncef Marzouki (CPR) a ainsi reçu, le 12 août, « une délégation de citoyens de Sidi Bouzid, porteurs des demandes de la région » (photo).  La polémique a rapidement éclaté quand des groupes politiques et associations de Sidi Bouzid ont fait remarquer que ladite « délégation de citoyens » avait été soigneusement constituée par le gouverneur avant envoi à Tunis : elle était entièrement composée de membres notoires ou moins connus d’Ennahda… Les commentateurs y ont vu une remarquable persistance des mauvaises habitudes du régime précédent, assumées désormais par le parti Ennahda, au détriment d’un président de la République qui n’a guère d’influence au-delà de son palais de Carthage.

Plus concrètement, le 23 août un conseil des ministres restreint (photo) a décidé un train de mesures en faveur de la région de Sidi Bouzid: réouverture de la direction régionale du développement régional et de la planification (incendiée pendant la révolution) ; installation de « maisons des services sociaux » ; réalisation d’une station d’assainissement ; achèvement de zones industrielles en panne; raccordements du gouvernorat au réseau de gaz naturel ; réouverture d’une petite mine de phosphates ; amélioration du réseau hospitalier et du parc d’ambulances; forage de puits pour mieux garantir l’approvisionnement en eau potable ; réhabilitation de routes et chemins ; programme spécifique de logement social ; « encouragement des investisseurs tunisiens et étrangers à s’implanter dans la région et les autres gouvernorats de l’intérieur », etc.  Une longue liste de projets donc, vite critiquée sur place comme ensemble de « mesures de goutte à goutte » faibles créatrices d’emplois, et qui semblent surtout d’opportunité pour éteindre l’incendie de Sidi Bouzid. Comme, quelques semaines auparavant, quand le président Marzouki était allé porter la bonne parole à Gafsa, capitale du bassin minier des phosphates, lui aussi durement touché par la crise économique et le chômage de masse.

Ennahda et les salafistes : des intérêts partagés ?

Caricature de Tawfiq Omrane, 14/3/2012

Au-delà du problème des difficultés économiques des régions centrales, occidentales et méridionales du pays, en face desquelles le libéralisme économique des islamistes paraît de piètre efficacité, se pose de plus en plus la question du rôle des salafistes dans la montée des tensions.  Depuis le début de l’année, les salafistes ont donc, tous azimuts, multiplié les provocations: invasion ou attaques de radios ou de télévisions pour imposer la censure ou l’interdiction de certaines émissions ; attaques et saccage d’expositions d’art contemporain ; irruptions dans des salles de spectacles pour empêcher les artistes de se produire –qu’il s’agisse d’un comique très populaire à Menzel Bourguiba, ou d’un concert de musique soufie à Kairouan (par un groupe iranien, il est vrai !) ; tabassage de passants « mal vêtus » (dont un élu local français d’origine tunisienne, à Bizerte), ou ayant « des attitudes irrespectueuses du sacré » ; « lutte contre l’alcoolisme » sabres et couteaux au clair pendant le ramadan ; descente contre des chiites dans la ville de Gabès ; passage à tabac d’un imam de mosquée jugé trop libéral…. Il est évident que les salafistes cherchent à travailler le corps social tunisien, pour lui imposer des normes islamistes radicales. Bien que peu nombreux (il y aurait une dizaine de milliers d’activistes radicaux), mais stipendiés par certains Etats du Golfe (le Qatar n’investirait pas que dans le luxe parisien) et quelques riches mécènes tunisiens installés en Europe, ils font désormais beaucoup de bruit, et focalisent à la fois l’attention et les craintes.

La vraie question est celle de la réaction du parti Ennahda qui, rappelons-le, détient la quasi-totalité des pouvoirs effectifs dans une coalition à trois où les deux autres forces politiques ne détiennent qu’une part symbolique. Or les nahdaouis du gouvernement sont d’une « passivité » remarquable face aux provocations et aux exactions des salafistes radicaux : que ce soit les ministres de la culture, ou de l’intérieur, directement concernés, ils réagissent avec une mollesse qu’ils n’ont pas dans d’autres domaines –la censure de la presse écrite ou audiovisuelle, par exemple, qui progresse à grand pas. En juin dernier, lors de la mise à sac d’une exposition d’art contemporain dont les auteurs paradaient dans les rues, on n’a rien trouvé mieux que de jeter en prison … l’huissier que les salafistes avaient requis pour relever le titre des œuvres exposés. Dans plusieurs cas d’attaque de radios ou de télévisions par des bandes armées, on a arrêté et renvoyé devant les tribunaux… les journalistes ou animateurs, accusés « d’atteintes au sacré »…

De deux choses l’une. Soit les nahdaouis sont incapables d’imposer le respect de l’ordre républicain et des libertés fondamentales, donc de garantir aux citoyen(ne)s l’exercice des droits constitutionnels. Soit les nahdaouis utilisent, voire instrumentalisent, les salafistes radicaux. Par leurs excès, ceux-ci permettent aux partisans de Rached Ghannouchi d’apparaître comme des « modérés », garants d’un islamisme « raisonnable et protecteur », que leurs députés essaient de faire passer mot après mot, ligne après ligne, article après article, dans les commissions de l’Assemblée constituante. En remettant sans cesse sur le métier leurs habituelles antiennes sur la charia, le sacré, le blasphème, les bonnes mœurs, le « statut particulier » des femmes (notre analyse du 13 août 2012), etc. Cette deuxième hypothèse d’une instrumentalisation des salafistes par Ennahda prend peu à peu corps chez les observateurs. D’autant qu’il semble qu’un certain nombre de sections du parti islamiste dans le nord et l’ouest ont été largement investies par les salafistes… D’autres analystes ajoutent qu’Ennahda aura besoin des électeurs des salafistes à terme, et qu’il convient donc de les ménager, sinon de les approcher. Les stratégies tunisiennes rappelant parfois quelques équivalents français pendant la dernière campagne présidentielle…

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L’opération peut être politiquement rentable dans quelques mois, quand les électeurs et électrices seront rappelés aux urnes pour des élections législatives et présidentielles. Elle n’est peut-être pas totalement sans risque, compte tenu des tensions économiques et sociales qui travaillent la société tunisienne. Le slogan : « Ennahda, dégage ! » a été entendu il y a quelques semaines d’abord à Sidi Bouzid, puis ailleurs en Tunisie. Ce qui pourrait peut-être interpeller les dirigeants d’Ennahda, compte-tenu du destin de ce slogan « Dégage ! » en 2011…

Caricature extraite du site Tunisia Business NewsNOTES


[1] Lors des législatives d’octobre 2011, c’est le parti populiste PPJD du milliardaire tuniso-britannique Hechmi Hamdi, natif de Sidi Bouzid, qui était sorti des urnes dans le gouvernorat. Mais ses listes avaient ensuite été invalidées, ce qui avait provoqué les premières émeutes depuis janvier.

[2]  Certaines statistiques, à vérifier, font état d’une augmentation de 30% de la consommation de bière en Tunisie en 2011, alors que le tourisme s’est effondré et ne peut être responsable d’une croissance qui fait la prospérité de la Société frigorigique et brasserie de Tunis et –accessoirement- remplit les caisses de l’Etat qui taxe fortement les boissons alcoolisées.

[3]  Une autre version circule, autour d’un jeune circulant sur une mobylette dont le vacarme aurait déplu à des salafistes regroupés devant une mosquée : le jeune tabassé aurait appelé ses amis à l’aide, d’où un pugilat généralisé jeunes contre salafistes.

2011, Sidi Bouzid, place Mohamed Bouazizi, devant le gouvernorat