Sous le régime du colonel Kadhafi, Omar al-Mokhtar est devenu une figure iconique de la résistance armée à la colonisation italienne. En 1911, la Cyrénaïque et la Tripolitaine –deux gouvernorats ottomans- sont, à l’issue d’une guerre sanglante, conquis par l’Italie, qui y établit son protectorat à l’issue de l’accord de conciliation italo-turc d’Ouchy-Lausanne de 1912. La vieille confrérie soufie de la senoussiya amène alors au pouvoir en Cyrénaïque l’émir Mohammed Idriss al-Senoussi (1889-1983), qui se réfugiera en Egypte en 1922 pour échapper au gouverneur italien, qui le soupçonne d’attiser en sous-main une résistance armée apparue dès 1912. Celle-ci va s’amplifier au début des années 1920, quand Mussolini décide de transformer le protectorat italien en colonisation en bonne et due forme du « quatrième rivage » (la côte tuniso-libyenne, les trois autres étant la mer Tyrrhénienne, l’Adriatique et les rivages de l’Albanie). Cette résistance, à la fois arabe et berbère, est dirigée par Omar al-Mokhtar.

Né en 1862 dans une tribu berbère de l’est de Tobrouk, Omar al-Mokhtar suit les enseignements coraniques des mosquées de la senoussiya, puis devient imam. Après le départ d’Idriss al-Senoussi pour l’Egypte, al-Mokhtar prend la tête d’une guérilla principalement localisée dans le djebel Akhdar (La Montagne verte), et dans le désert de Cyrénaïque. Il s’y révèle être à la fois un chef de guerre qui remporte plusieurs combats contre l’armée italienne dans la montagne ou dans les oasis ; et un chef politique soutenu par la majorité des tribus de la région, soumises aux exactions d’un pouvoir colonial largement délégué aux militaires. La dimension religieuse est présente dans la résistance : c’est une arme de mobilisation spirituelle et politique contre l’occupant. Ayant échoué à acheter al-Mokhtar en lui proposant une rente mensuelle conséquente, Rome décide une « guerre totale » contre les insurgés, à la fois classique, et de contre-insurrection. La topographie et le terrain (la montagne et le désert), et le soutien des populations locales permettent pendant un temps à al-Mokhtar d’échapper à une armée qui oppose aux moudjahidines d’abord l’infanterie, puis les chars et l’aviation. La répression italienne frappe durement ces populations de Cyrénaïque au milieu des années 1920: exécutions d’otages, villages et récoltes incendiées plus tard, enfermement de dizaines de milliers de familles dépouillées de tous leurs biens dans d’immenses camps de concentration dans le désert côtier, tortures et pendaisons d’hommes et de femmes supposés soutenir la guérilla, etc. La frontière avec l’Egypte est verrouillée sur 300km par une clôture de barbelés, préfiguration italienne de la Ligne Morice isolant l’Algérie de la Tunisie au milieu des années 1950…

12 septembre 1931: Omar al-Mokhtar enchaîné.

Début 1929, sous l’égide de Pietro Badoglio, gouverneur de Libye, un accord est conclu entre les représentants d’al-Mokhtar et ceux de Rome : mais al-Mokhtar les dénonce en octobre, estimant avoir été victime d’un marché de dupes. Le général Rodolfo Graziani essaie de le convaincre d’appeler les insurgés à déposer les armes –en vain. Il organise alors un tribunal militaire itinérant qui condamne systématiquement à mort les moudjahidines. Après d’ultimes escarmouches sanglantes, al-Mokhtar, de plus en plus isolé, est arrêté le 12 septembre 1931, encerclé dans la montagne. Jugé devant le tribunal militaire de Benghazi pour crimes de droit commun, son sort est scellé par avance. Un capitaine italien, avocat commis d’office, essaie vainement de mettre en exergue la dimension à la fois religieuse et politique du combat de son client, pour lui obtenir le statut de prisonnier de guerre, qui lui aurait épargné l’échafaud -il sera mis aux arrêts pendant 10 jours pour cette interprétation non prévue dans le scénario du tribunal militaire. L’exécution d’al-Mohktar par pendaison le 16 septembre, dans le camp de concentration de Suluq, devant un grand concours de spectateurs, signe certes sa défaite, mais en fait aussi durablement un martyr de la cause libyenne. Et de l’islam, compte tenu de sa réputation d’imam de la senoussiya, et de sa récitation de la chahada, le Coran à la main, au moment de sa pendaison. Il aurait fini en déclarant : « ma vie sera plus longue que celle de ceux qui me pendent… ». Il est enseveli dans un cimetière de la périphérie de Benghazi, interdit d’accès aux habitants par un cordon militaire pendant toute l’occupation italienne. Son corps sera ramené au centre ville de Benghazi lors de la réinstallation de la monarchie après la guerre.


16 septembre 1931: la pendaison d’al-Mokhtar dans le camp de concentration de Suluq

Héritier lointain des grandes figures de résistance à la colonisation qu’ont été l’Imam Chamil en Tchétchénie, ou son contemporain l’émir Abdelkader en Algérie, Al-Mokhtar est donc une figure importante, mais largement méconnue en Europe (sauf peut-être en Italie), des résistances anticolonialistes des années 1920, peu mises en avant par une historiographie de la décolonisation qui se concentre plutôt sur les lendemains de la Deuxième guerre. La résistance de la Cyrénaïque est le volet libyen de la révolte druze dirigée par Sultan al-Atrach dans le djebel Hauran, dans le sud-syrien (point de départ de la révolte contre le régime de Bachar el-Assad, en mars 2011) contre le mandat français, entre 1925 et 1927, que l’armée française du Levant aura de grandes difficultés à réduire ; ou de la révolte berbère d’Abdelkrim al-Khattabi dans le Rif marocain, durement réprimée par l’armée espagnole, puis par les troupes du maréchal Pétain. Deux guerres coloniales françaises que dénoncera avec obstination le jeune Parti communiste français, entre 1921 et 1926. L’exécution d’al-Mokhtar en 1931 permet à la puissance coloniale de contrôler entièrement le pays désormais unifié sous le nom de Libye (par reprise d’un géonyme de l’Empire romain au temps de Dioclétien), d’installer plusieurs dizaines de milliers de colons italiens, d’accorder une citoyenneté indigène à une partie de la population (les « Italiens musulmans »), et de lever des troupes qui combattront au sein de l’armée italienne pendant la guerre.