En 1933, Edouard Herriot, grande figure du radicalisme français, inamovible maire de Lyon, maintes fois ministre et président du conseil, part pour « l’Orient ». Après une visite guidée de la Turquie kémaliste et laïque -dont il chante les louanges sur 150 pages, il continue son périple par l’Ukraine. Il décrit alors avec entrain des exploitations collectives respirant la prospérité, des kolkhoziens et kolkhoziennes resplendissant de santé et d’enthousiasme… Problème : on est en plein dans l’un des pires épisodes de la période stalinienne : la famine organisée qui accompagne la collectivisation des terres en Ukraine, dont le bilan est compris, selon les sources, entre 2,6 et 6 millions de morts. Herriot n’a rien vu, ou plutôt, n’a rien voulu voir de gênant…

En juillet 2011, Yasmina Khadra, ancien officier, romancier algérien prolifique, reconnu par ses lecteurs et par plusieurs récompenses américaines et françaises, provoque une polémique en Algérie, et quelques réactions en France, en publiant un long « reportage » dithyrambique sur le royaume du Bahreïn : « Le Bahreïn est un dommage collatéral du printemps arabe (…) A Bahreïn, des fanatiques obscurs ont cherché à renverser un roi trop clément qui leur a tout donné… », écrit l’auteur, qui est allé recevoir à Manama, des mains de la ministre de la Culture, le prix de la Création littéraire 2011…


ANALYSE

Dans l’été 1933, Edouard Herriot, grande figure du radicalisme français, inamovible maire de Lyon (1905-1955, moins la parenthèse de Vichy) maintes fois ministre et président du conseil, part pour « l’Orient » 1. Il commence par une visite guidée de la jeune République de Turquie, kémaliste et laïque, que l’on comprend être une « petite soeur de la [IIIe] République française » laïque et anticléricale. Il en rencontre le fondateur, Mustafa Kemal. Après avoir chanté les louanges de la Turquie nouvelle sur 150 pages, il continue son périple par l’URSS. Débarqué à Odessa, avant de rallier Moscou, il séjourne et circule en Ukraine fin août 1933, où il visite moultes réalisations du régime soviétique. Et, en particulier, y décrit avec entrain et conviction quelques exploitations agricoles collectives respirant la prospérité, aux kolkhoziens et kolkhoziennes resplendissant de santé et d’enthousiasme… L’anecdote veut que, visitant une cantine, il se serait exclamé: « Je puis certifier que la soupe est excellente. S’il en est ainsi de tout, c’est un restaurant digne de Lyon, la ville la plus gourmande de France ! » La suite est de la même veine, sur 250 pages.

Problème : on est alors dans l’un des pires épisodes de la période stalinienne : la famine organisée qui accompagne la collectivisation des terres en Ukraine, dont le bilan est compris, selon les sources, entre 2,6 et 6 millions de morts, entre collectivisation et dékoulakisation, confiscation des récoltes et des troupeaux, fusillades collectives et déportations de masse vers le Goulag. Une partie de l’historiographie utilise désormais le terme de « holodomor » (« extermination par la faim ») pour définir cet épisode que certains auteurs, tel le juriste Raphaël Lemkin, ont très tôt qualifié de « génocide » (néologisme dont il est l’inventeur). Il n’y a guère, chez Herriot, que quelques lignes où les tournures de phrases et quelques adjectifs, laissent entendre que tout n’est pas facile en Ukraine 2. Les lunettes roses d’Herriot, qu’il a partagées avec beaucoup d’autres « croyants » plus ou moins convaincus avant et après lui, l’ont retenu de voir, ou même d’entrevoir, et en tous cas d’écrire, ce que dénonçait pourtant déjà le jeune (et très anti-communiste) « Tintin reporter au Petit Vingtième » de Bruxelles, dans son périple « Au pays des Soviets » (1929-1930). Ou ce que notera lucidement André Gide, revenu très ébranlé d’un périple soviétique comparable, peu après Herriot, en 1936.

Les positions ou postures des intellectuels face aux enjeux politiques et idéologiques du siècle ont été largement analysées, débattues et critiquées: par leurs contemporains (les opposants de droite et d’extrême-droite d’Herriot se sont déchaînés contre son compte-rendu de voyage en URSS), et par les historien(ne)s. Ainsi que leurs égarements fréquents 3. « Des idiots utiles » aurait dit Lénine -en réalité, il semble bien que la formule soit largement apocryphe, puisque apparue dans le New York Times en juin 1948, quand la Guerre froide paraît désormais bien installée. Naïveté ou mauvaise foi, engagement conscient ou compagnonnage par culpabilité, croyance gratuite ou conviction intéressée, gratifications symboliques ou dotations matérielles sonnantes et trébuchantes: les motivations sont multiples qui permettent d’expliquer, sans les légitimer, indulgence, aveuglement ou cécité face aux réalités souvent criantes des autoritarismes, des dictatures ou des totalitarismes.

Nous nous garderons bien, sous peine de ridicule, de comparer l’Ukraine de 1933 et le Bahreïn de 2011 ; ou de mettre sur le même plan Edouard Herriot (1872-1957), éminent politicien de la IIIe République qui, en politique étrangère, n’était pas toujours embarrassé par les principes, et Yasmina Khadra (né en 1955), officier de l’armée algérienne pendant un quart de siècle 4, puis romancier prolifique, reconnu par ses lecteurs et par plusieurs récompenses américaines et françaises (dont le grand prix Henri Gal 2011 de l’Académie française), et actuel directeur du Centre culturel algérien de Paris 5.

«  A Bahreïn, des fanatiques obscurs ont cherché à renverser un roi trop clément qui leur a tout donné.. ».

Un point commun toutefois entre Herriot et Khadra : un décalage plus que problématique entre une réalité évidente et (re)connue, et sa restitution discursive. Un premier article de Yasmina Khadra à la mi-juin, disant le plus grand bien du régime du Bahreïn, a amorcé la polémique en Algérie. le courageux chroniqueur au Quotidien d’Oran Kamel Daoud, lui aussi écrivain francophone, a porté sa plume dans la plaie, sous le titre : « C’est indigne, monsieur Khadra!« . Notre auteur-voyageur y répond vigoureusement le 12 juillet, en publiant un second texte dont on a du mal à définir le genre: reportage ? essai romanesque ? plaidoyer ? En tous cas un dithyrambe sur le royaume du Bahreïn, où il est allé recevoir à Manama, des mains de la ministre de la Culture, le prix de la Création littéraire 2011. «Le Bahreïn, un dommage collatéral du printemps arabe», nous dit l’auteur…

Manama, Bahreïn, juin 2011: Yasmina Khadra (cravate) reçoit le prix de la Création littéraire des mains de la ministre de la Culture

Ce texte mérite d’être lu attentivement, en ayant présente à l’esprit la situation au Bahreïn en juin 2011. Certes, l’état d’urgence proclamé le 15 mars a été levé début juin. Certes une poétesse dont on craignait qu’elle ne soit en piteux état, voire laissée pour morte, n’était qu’emprisonnée, et Khadra a pu la rencontrer dans un parloir (sa description de la prison est d’ailleurs un grand moment de douceur : « charme, affabilité… canapé et fauteuils, table basse… jus de fruit… bouche aussi fraîche que les pétales d’une rose…»). Certes le « Dialogue national » promis par le roi allait s’ouvrir quelques jours plus tard (et se vider largement de sa substance au bout d’une semaine). Pour autant, Khadra devait-il se lancer dans ce panégyrique du monarque et de son royaume, « cet eldorado », dans une « description » qui fleure bon parfois les parfums des Mille et une nuits… Quid des dizaines de morts et disparus depuis le 14 février ? des centaines de personnes torturées dans des lieux de séquestration inconnus ? des ratonnades auxquelles se livre au quotidien une police largement composée de mercenaires étrangers, souvent Baloutches pakistanais ? du harcèlement systématique de violence dont ont été l’objet, comme rarement ailleurs, les personnels de santé soignant les blessés de tous bords, et dont un long rapport de Human Rights Watch vient de rendre compte 6 ? de la stigmatisation confessionnelle des chiites, alors que le mouvement de la place de la Perle a essayé de dépasser l’antagonisme chiites/sunnites par la revendication démocratique ? des milliers de licenciements dans tous les secteurs d’emploi, pourvu que les licenciés soient chiites ? des quelques trente mosquées et lieux de culte chiites détruits en mars-avril ?

Le texte de Khadra n’est pas totalement caricatural, contrairement à ce que prétendent certains de ses contradicteurs, plus féroces que Kamel Daoud : il pointe un certain nombre de « qualités » du Bahreïn qui sont indéniables, et méritent d’être soulignées. Du fait de son histoire économique particulière depuis le commerce des perles jusqu’au pétrole ; des structures et stratifications sociales qui en se sont formées depuis deux siècles ; des structures d’éducation précocement mises en place, y compris pour les filles, etc. : relativement aux autres pétromonarchies du Golfe, et à l’Arabie saoudite, le Bahreïn est un émirat qui a été et reste, objectivement, nettement plus « libéral » et tolérant (au plan des mœurs au quotidien) que ses voisins wahhabites. Depuis que le pont-digue reliant l’île au continent saoudien a été ouvert à la circulation il y a un quart de siècle, il n’est qu’à voir le jeudi soir les files ininterrompues de véhicules emplis de Saoudiens venant s’amuser le week-end à Manama pour comprendre qu’il fait meilleur vivre au Bahreïn que chez le grand voisin. La condition des femmes y est sans aucun doute meilleure, et pas seulement au volant de leur voiture 7. Mais confondre, comme le fait Khadra, (relatif) libéralisme des mœurs et tolérance culturelle d’une part, et libéralisme politique et démocratie d’autre part, est un raccourci pour le moins problématique.

Qui chahute « la quiétude de ce petit royaume » ?

Comme nous avons bien relevé que l’auteur ne manquait pas de finesse dans sa présentation (légitime et nécessaire) des arguments positifs au profit du Bahreïn, on peut estimer, a contrario, que ses omissions et ses travestissements de la réalité ne sont pas dus à la méconnaissance du pays, et à l’absence d’information sur l’actualité des derniers mois à Manama (qu’il sous-entend d’ailleurs, à la manière d’Herriot: « nulle trace des drames qui ont chahuté la quiétude de ce petit royaume »). Marquée le 15 mars 2011, si besoin est de le rappeler au lecteur, par la première victoire d’une contre-révolution dans la séquence des « révolutions arabes » ouverte par la Tunisie il y a maintenant sept mois. « Qui ne dit mot, consent ! » nous rappelle l’adage. Khadra consent donc, tout à fait consciemment, à ses silences, à ses omissions, ou à ses travestissements. Alors qu’il épingle « sectaires » et « fanatiques » (sous-entendu : les chiites. Pourquoi leur en veut-il tant?), ne retenons qu’un exemple. « La tolérance des gouvernants, l’égalité des chances et l’intégration y sont des règles indéfectibles, des vérités tangibles. » nous dit notre observateur, qui relève qu’il existe au Bahreïn des riches chiites (quelle découverte sociologique !), et même quelques notables chiites, dont un vice-premier ministre (sans pouvoirs autres que symboliques). Mais alors, pourquoi diantre ne trouve-t-on aucun chiite dans la fonction publique, la police et l’armée ? Pourquoi, nettement majoritaires dans la population (entre 60 et 70%, quand même), n’ont-ils aucune chance d’avoir un nombre de sièges quelque peu représentatif à la Chambre basse, compte tenu du découpage des circonscriptions électorales ?8 Pourquoi cette violence récurrente au printemps, alors que, comme d’autres occupations de places dans le monde arabe, celle de la place de la Perle s’est voulue pacifique et démocratique, réclamant « une vraie monarchie constitutionnelle, et des élections équilibrées  qui reflètent les choix politiques de la population » ?

Au mieux, le texte de Khadra nous paraît donc ressortir du publi-reportage touristique : plage de sable fin (il n’y en a pas au Bahreïn, malheureusement), mer transparente et ciel bleu. Et prison (de femmes) de rêve. Au pire, disent certains de ses confrères algériens, son texte ressort de la propagande obséquieuse et stipendiée pour un régime bahreïni bien peu glorieux. Aucun des articles que nous avons consultés ne nous a cependant permis de préciser quel était le montant, en dinars du Bahreïn (devise convertible de bon aloi), du prix de la Création littéraire 2011 que M.Khadra a reçu à Manama au début du mois de juillet 2011. Quand au Grand Prix de littératureHenri Gal, décerné par l’Institut de France, il est de loin le mieux doté des prix décernés par l’Académie française, avec 40 000 euros.

                                                     Kamel Daoud, chroniqueur et écrivain,                                                  principal contradicteur de Yasmina Khadra

NOTES

1  HERRIOT Edouard, Orient, Paris, Hachette, 1934, 420p.

2  Herriot, op.cit.p.160 : « idées nationalistes… exclusion… pour ou contre… l’ancien commissaire fut révoqué et se tua… menaçants discours contre ceux qui tenteraient de gêner la mobilisation des céréales… attentats… action occulte de certaines puissances étrangères… difficultés pour l’ensemencement, la moisson et le ravitaillement… polémiques incessantes… » . Herriot n’est donc pas sans avoir perçu les tensions d’alors en Ukraine. Mais, passé ce paragraphe, il n’y revient pas.

3  Voir quelques références bibliographiques sur l’Ukraine ci-dessous.

4  Sa biographie officielle est sur son site:  http://www.yasmina-khadra.com/index.php?link=bio

5  Yasmina Khadra est le nom de plume (féminin) de Mohammed Moulessehoul, ancien officier de l’armée algérienne

6 Human Rights Watch, 18 juillet 2011: http://www.hrw.org/fr/news/2011/07/18/bahre-n-attaques-syst-matiques-contre-des-professionnels-de-la-sant

7   Bahreïn cumule, ces dernières années, les « premières » politique du monde arabe dans ce domaine: première femme parlementaire élue dans le Golfe (arabe); première femme juive ambassadrice aux Etats-Unis; première femme chrétienne (d’origine libanaise) ambassadrice au Royaume-Uni; plusieurs femmes ministres, etc.

8  Aux dernières élections législatives, en octobre 2010, le parti chiite al-Wefaq aurait recueilli 63% des suffrages, et a obtenu 18 sièges de députés sur 40 (45%). Avec moins de 20% des suffrages, les «candidats  indépendants » ont obtenu 17 sièges. Une circonscription (sunnite) du sud de l’île compte à peine un millier d’inscrits, quand une circonscription (chiite) du nord approche les 20000 inscrits: chacune envoie un député au Majlis…

Sélection de références bibliographiques

Le texte de Yasmina Khadra du 12 juillet 2011 :

http://www.lexpressiondz.com/index.php?news=135505

La polémique Yasmina Khadra/Kamel Daoud du Quotidien d’Oran en juin-juillet:

http://www.algerie-focus.com/2011/06/29/cest-indigne-monsieur-khadra/

1/ Les sources littéraires

GIDE André, Retour de l’URSS, Paris, Gallimard, 1936, 125p., et Retouches à mon « Retour de l’URSS », ibid., 1937

HERGE (Georges Rémi), Les aventures de Tintin reporter du « Petit Vingtième » au pays des Soviets, Bruxelles, Le Petit Vingtième,1929-1930, et Casterman, 1930

HERRIOT Edouard, Orient, Paris, Hachette, 1934, 420p.

2/ Le voyage en URSS, ou à Cuba, ou en Chine… (le « voyage au Bahreïn » reste à écrire…)

COEURE Sophie, La grande lueur à l’Est : Les Français et l’Union soviétique (1917-1939), Paris, Seuil, 1999, 375p.

HOURMANT François, Au pays de l’avenir radieux, Paris, Aubier, 2000, 286p.

KUPFERMAN Fred, Au pays des soviets. Le voyage français en Union soviétique, 1917-1953, Paris, Seuil,Archives Julliard, 1979, 190p.

MAZUY Rachel, Croire plutôt que voir? Voyages en Russie soviétique (1919-1939), Paris,Odile Jacob, 2002, 368p.

OTERO Lisandro, trad. de VASSALLO Sara, Sartre à Cuba : le chemin se fait en marchant, Paris, PUF, Rue Descartes no 47, 2005/1, p.116-123 (en ligne sur www.cairn.info/ )

RIGOULOT Pierre, Les paupières lourdes. Les Français face au goulag: aveuglements et indignations, Paris, Editions Universitaires, 1991, 167p.

STERN Ludmilla, Western Intellectuals and the Soviet Union, 1920-1940. From the Red Square to the Left Bank, London, Routledge Curzon, 2006, 288p.

VERDES-LEROUX Jeannine, La lune et le caudillo. Le rêve des intellectuels et le régime cubain, 1959-1971, Ed. L’Arpenteur, 1989, 561p.

3/ L’Ukraine dans les années 1930

CONQUEST Robert, The Harvest of Sorrow. Soviet Collectivization and the Terror-Famine, New York, 1986 (trad.fr.: Sanglantes moissons. La collectivisation des terres en URSS, Paris, R.Laffont, 1995)

Les génocides dans l’histoire, Le Monde diplomatique, Manières de voir no 76, août-septembre 2004.

PANNE Jean-Louis, La négation de la famine en Ukraine (1932-1933), in COQUIO Catherine (dir.), L’Histoire trouée. Négation et témoignages, Paris, L’Atalante, 2003, 860p.

SOKOLOFF Georges (présenté par), 1933, l’Année noire. Témoignages sur la famine en Ukraine, Paris, Albin Michel, 2000, 490p.

L’article « Holodomor – Ukraine » de Wikipedia-français offre une synthèse argumentée des débats historiographiques sur la question.