Le « monument à l’Humanité » dominant Kars, avant démolition

Le 8 janvier dernier, en visite pré-électorale dans la ville de Kars (nord-est, une ville disputée s’il en est depuis deux siècles), le premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan qualifie à plusieurs reprises de « monstruosité esthétique » une grande statue en cours d’érection sur une colline, et demande sa démolition. Or, ce monument entend célébrer l’amitié entre la Turquie et l’Arménie, ou la réconciliation des Arméniens et des Turcs. La démolition, qui a commencé le 26 avril, a ouvert une polémique nationale, et des articles critiques dans la presse internationale. Ce sont principalement des considérations de politique intérieure qui ont incité le premier ministre à une telle initiative: à la veille des législatives du 12 juin 2011, il s’agit de capter à droite des voix islamistes et ultra-nationalistes. Mais l’affaire de Kars renvoie aussi au blocage du dossier des relations entre la Turquie et l’Arménie, que l’on pensait en voie d’amélioration depuis 2008-2009: le conflit du Karabagh (et donc les relations Turquie-Azerbaïdjan), et la négation étatique du génocide des Arméniens, sont en arrière-plan de l’affaire. En tous cas, la violence symbolique de cette démolition est malvenue: elle a amené à des comparaisons avec le dynamitage des Bouddhas de Bâmiyân par les talibans afghans en 2001; et à l’épisode plus récent (le 18 mars dernier), de la démolition du monument de la Perle à Manama, à l’occasion de la répression du mouvement démocratique au Bahreïn. Kars est donc un mauvais signal , qui s’ajoute à plusieurs autres….



Le monument à l’Humanité à Kars dans l’hiver 2009-2010

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Le 8 janvier dernier, en visite pré-électorale dans la ville de Kars (nord-est, à 40 km de la frontière avec l’Arménie), le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan qualifie à plusieurs reprises de « monstruosité » une grande statue en cours d’érection sur une colline qui domine la ville, statue qui « n’a pas sa place (…) si près d’un mausolée musulman » (celui de l’érudit du Xe siècle Hasan Harakani), par ailleurs en vis-à-vis d’une citadelle ottomane. Il demande donc sa démolition « pour des raisons purement esthétiques », ajoutant: « notre maire [de Kars] se hâtera de faire son devoir et de transformer {le site] en un joli parc !» « L’affaire du monument de Kars » commence 1.

Baptisée « le monument à l’Humanité » (Insanlık Anıtı) par son auteur, le sculpteur Mehmet Aksoy, l’oeuvre d’une trentaine de mètres de hauteur et de 90 tonnes, représente deux silhouettes face à face (ou un homme divisé en deux), invitées à se rapprocher par une main ouverte. Elle entend célébrer, selon les sources, l’amitié entre la Turquie et l’Arménie, ou la réconciliation des Arméniens et des Turcs. La commande en a été passée en 2006 par la municipalité de Kars, alors dirigée par M. Naïf Alibeyoğlu (CHP, Parti républicain du peuple, opposition), favorable à la réconciliation avec l’Arménie, et à la réouverture de la frontière. Mais en 2009, les élections municipales voient à Kars la défaite du CHP au profit de l’AKP, et M.Nevzat Bozkuş (AKP) devient maire. Pour autant, l’érection du monument, bien engagée, et financé par mécénat, continue sans intervention de la mairie.

La déclaration péremptoire du premier ministre a immédiatement entraîné des déclarations aussi embarrassées que contradictoires, à tous les niveaux. La municipalité de Kars s’aperçoit brusquement que la statue est érigée sur une parcelle appartenant à l’Etat, donc non cessible. la Commission de protection des monuments historiques et des sites naturels, qui avait autorisé la statue en 2006, découvre subitement que le monument empiète sur un site archéologique protégé. Sentant venir la polémique, le ministre de la Culture (ancien camarade de prison du sculpteur M.Aksoy!) essaie d’expliquer que les propos du premier ministre ont été mal interprétés, et qu’ils visaient l’environnement du site, et non la statue elle-même et ce qu’elle symbolisait: il est sèchement démenti par le premier ministre lui-même. Le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, habituellement louangé par les observateurs internationaux pour la subtilité de la « nouvelle diplomatie » turque, déclare que « la statue de M.Aksoy ne s’inscrit pas dans le caractère seldjoukide, ottoman et russe de la ville de Kars. » The Economist de Londres fait alors sèchement remarquer que M. Davutoğlu « avait omis de citer également le caractère arménien de la ville, il est vrai des plus réduits après la démolition de nombreux bâtiments témoignant de la longue présence arménienne dans la ville et dans la région. » Et de rappeler qu’une église arménienne du Xe siècle, qui se trouve à proximité du « monument à l’Humanité » et qui fut laissée à l’abandon pendant des années, avait été récemment réouverte après travaux en tant que mosquée! (The Economist, 13/1/2011 2).

On arrive bien là au coeur du sujet: Kars a été une capitale régionale du royaume arménien bagratide, conquise ensuite par les Seldjoukides, puis fortifiée par les Ottomans, souvent menacée par les Russes avant qu’ils ne l’occupent de 1878 à 1918, puis à nouveau disputée entre Arméniens et Turcs en 1919-1920, et revendiquée par Staline en 1945. Kars est une ville typique des confins disputés des empires, dont Ohran Pamuk a fait le cadre, mais aussi l’actrice, de son roman Neige (Kar, 2004), parcouru par les tensions entre l’establishment kémaliste, et les courants islamistes. 

Prioritairement des considérations de politique intérieure

La polémique a divisé la presse turque, et attiré l’attention de la presse internationale. Certains observateurs ont souligné que cette prise de position de Recep Tayyip Erdoğan était un indice supplémentaire de la volonté de réislamisation du pays. L’islam classique étant hostile à la représentation de figures humaines et animales, par refus de l’idolâtrie, l’érection des premières statues de Mustafa Kemal au début de la République avait suscité de vives émotions locales. La déclaration du premier ministre s’inscrirait donc dans la tentation d’un certain nombre de dirigeants de l’AKP de purger l’espace urbain de statues érigées au temps du kémalisme ou par des municipalités du CHP, en particulier quand elles représentent des figures symboliques -masculines et féminines- dénudées (maire AKP d’Ankara depuis 1994, Melih Gökçek a ainsi procédé dans la capitale à un certain nombre d’occultations statuaires, en même temps que les inaugurations de mosquées se sont multipliées). A l’exception, bien sûr, des innombrables statues du père-fondateur de la République qui ponctuent l’espace turc, mais qui sont protégées par un tabou politique et par des articles de loi répressifs. On notera que, lors d’une visite précédente du premier ministre à Kars, la municipalité AKP avait préventivement déplacé une fontaine publique avec des nymphes quelque peu dénudées…

Localement, la polémique permet à la municipalité AKP de Kars de confirmer sa victoire acquise en 2009 sur le CHP. Et de coller à l’évolution de son électorat. Au milieu des années 2000, l’opinion publique locale était favorable à la réouverture de la frontière turco-arménienne (fermée depuis 1993 suite à l’occupation par l’Arménie du Haut-Karabagh), principalement pour des raisons économiques : une pétition signée par 100000 personnes demandait alors cette réouverture. Mais il semble que ces dernières années, on assiste à un retour de positions hostiles à la réouverture, en partie sous l’influence d’une minorité azérie locale, politiquement alignée sur les positions de Bakou. Dans ce contexte disputé, le monument à la réconciliation est présenté et/ou perçu comme une forme de reconnaissance de la culpabilité turque, et donc concession à la revendication arménienne de reconnaissance du génocide de 1915. En outre, la personnalité même de l’auteur du « Monument à l’Humanité » et son parcours politique sont sans doute entrée en ligne de compte. Récemment, après en avoir pourtant reçu l’accord de la mairie de Şişli (à Istanbul), Mehmet Aksoy s’était vu en effet refuser l’érection d’une autre statue, dédiée à la mémoire de Hrant Dink, sur les lieux mêmes où le journaliste turc d’origine arménienne a été assassiné en janvier 2007. Il est vrai que la mairie de Şişli n’est pas de sensibilité AKP et qu’elle a invoqué en l’occurrence des raisons techniques (assez peu convaincantes), mais une partie de la presse turque n’a pas hésité à faire le lien entre les deux affaires 3.

Au plan national, la destruction du « Monument à l’Humanité » s’inscrit évidemment dans le contexte de la campagne électorale pour les législatives du 12 juin prochain. Sondages et éditorialistes turcs donnent à priori l’AKP gagnant pour la troisième fois. Mais depuis plusieurs semaines, le premier ministre est engagé dans une surenchère nationaliste visant à capter des voix du côté du MHP, l’extrême-droite nationaliste. Le leader du MHP, M.Devlet Bahçeli, est venu plusieurs fois à Kars ces derniers mois, notamment pour une prière provocatrice dans la cathédrale d’Ani, la capitale détruite de l’ancien royaume arménien bagratide, qui se voulait une réponse à l’autorisation donné par le ministère turc de la culture à la célébration d’une messe dans l’église d’Aktamar, sur le lac de Van, pour la première fois, depuis 88 ans, le 19 septembre 2010. Le dirigeant du MHP à Kars, M.Oktay Aktaş a déclaré à propos du « monument à l’Humanité », et en faisant allusion au génocide: « C’est une statue arménienne. La Turquie n’a pas à avoir honte de quoi que ce soit ! » Le dossier arménien étant donc particulièrement agité par le MHP, l’appel à démonter le monument de Kars permet au premier ministre de se faire le héraut de la fermeté vis-à-vis de l’Arménie : soutien à l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabagh ; refus de toute reconnaissance du génocide des Arméniens. Lors d’un discours pré-électoral à Iğdır le 30 avril, le premier ministre a d’ailleurs, de manière significative, souligné l’importance de la résolution du conflit du Karabagh comme préalable à l’amélioration des relations avec l’Arménie.

De manière incidente, l’affaire de Kars a confirmé un problème récurrent : les relations exécrables du premier ministre avec certains organes de presse turcs, et certains journalistes. On connaissait son animosité à l’égard des représentants du groupe Doğan, mais en l’occurrence il s’est heurté à des journalistes réputés plus proches du gouvernement. Il a ainsi porté plainte contre Ahmet Altan, rédacteur en chef du quotidien libéral Taraf, qui avait vertement critiqué, le 15 janvier 2011, l’ordre de destruction de la statue de Kars, en l’interpellant: « Avez-vous jamais critiqué l’esthétique d’une statue d’Atatürk ou d’une mosquée, et exigé leur démolition ? Etes-vous suffisamment courageux pour critiquer une statue d’Atatürk sur la base de son manque d’esthétisme ? Toutes les statues de votre pays sont-elles très belles ? » Ahmet Altan, comme d’autres journalistes dits « libéraux » (au sens turc actuel du mot, cela désigne des intellectuels qui, sans adhérer aux valeurs religieuses conservatrices, qui sont celles de l’AKP, ont néanmoins soutenu la démilitarisation et une bonne partie des réformes conduites par ce parti depuis son arrivée au pouvoir en 2002) accuse le premier ministre de s’aligner sur les positions des ultra-nationalistes du MHP pour des raisons électorales, de nier les droits des Kurdes, et de ne pas supporter la moindre critique. Ses propos ont été jugés par le premier ministre « insultants et excédant les limites de la liberté d’expression et de critique », d’où un dépôt de plainte et la demande de 50000 lires turques « au titre du préjudice moral ».

Des considérations de politique régionale

Plus largement, l’affaire de Kars traduit bien le blocage politique et diplomatique du dossier arménien. Les pas en avant des deux parties de la période 2007-2009 ont fait long feu: la « diplomatie du football » de 2008, avec la présence du président Abdullah Gül à Erevan pour le match aller des éliminatoires pour la Coupe du monde; la présence du président Sarkissian au match retour à Bursa (cf. notre édition du 14 octobre 2009) ; les difficiles négociations de Zürich, qui ont abouti le 10 octobre 2009 à la signature d’un accord minimal arraché dans la douleur par la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton. Signés sans déclarations au micro des ministres des Affaires étrangères (le représentant turc entendant évoquer le Karabagh, et le représentant arménien entendant évoquer la reconnaissance du génocide), les protocoles de Zürich prévoyaient la réouverture de la frontière turco-arménienne, et le rétablissement des relations diplomatiques. Soutenues par la quasi totalité des partis politiques, Les assemblées des deux pays ont, dès le début de 2010, refusé de ratifier le texte.

Certains observateurs ont estimé que le gouvernement d’Ilham Aliev à Bakou avait multiplié les pressions sur Ankara pour que les concessions à l’Arménie envisagées en application des protocoles de 2009 ne soient pas mises en oeuvre. Bakou ayant, on le sait, des arguments politico-stratégiques, et surtout pétroliers et gaziers, à faire valoir à l’appui de ses demandes à la Turquie, au détriment des principes de la « nouvelle diplomatie » parfois répétés comme un mantra en Turquie et ailleurs: « zéro conflit-zéro problème avec les voisins » … Il semble bien que l’arbitrage sur ce dossier turco-arménien ait finalement amené Ankara à estimer qu’il y avait plus à perdre qu’à gagner à mettre en oeuvre les protocoles de Zürich. Dans l’affaire de Kars, l’ancien maire CHP Naïf Alibeyoğlu a ainsi affirmé publiquement que le président Aliev avait explicitement demandé la démolition du « monument de l’Humanité ». Qui plus est, les travaux de démolition du monument de Kars (Ankara parle de «démontage ») ont commencé le 26 avril (ils devaient commencer lundi 25, mais il y avait trop de vent pour les grues ce jour-là!): au lendemain donc du 24 avril, date anniversaire de l’arrestation des notables arméniens de Constantinople en 1915, et journée mémorielle du génocide des Arméniens un peu partout dans le monde, y compris dans plusieurs grandes villes de Turquie (Voir la chronique de Jean Marcou, notre édition du 26 avril). La coïncidence de calendrier ne peut être totalement le fruit du hasard.

Une violence symbolique malvenue

Que les guerres et les invasions, que les déplacements forcés ou les massacres massifs de populations laissent des ruines, des villes et des villages désertés est une réalité archéologique et historique de tous temps, dont les parties au conflit portent chacune leur part : du Karabagh au Kosovo et à la Bosnie, de l’Asie mineure à Chypre, de la Montagne druze à la Palestine… De même que les chroniques sont pleines de statues ou d’édifices abattus pour des raisons politiques: pour la seule période récente, en témoignent symboliquement la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou (1931), le palais des Hohenzollern à Berlin-Est (années 1950), la bibliothèque nationale de Bosnie à Sarajevo (1992); les bottes de Staline à Budapest (1956), les bottes de Reza Shah à Téhéran (1979), les innombrables statues de Lénine dans l’aire soviétique (entre 1989 et 1991), les pieds de Saddam Hussein à Bagdad (2003), ou ceux d’Hafez al-Assad à Lattaquié et à Deir ez-Zor (avril et mai 2011)… Mais nous sommes là dans des contextes de conflits ouverts, de régimes totalitaires ou dictatoriaux, ou de révolutions ou de contre-révolutions. Il est plus rare qu’un pays démocratique décide de procéder de même, à froid.

La démolition du monument de Kars a été montée en épingle par la presse arménienne à Erevan comme dans la diaspora, pour la dénoncer bien évidemment ; à l’inverse, la presse de Bakou s’est longuement félicité de l’opération. Elle a provoqué une polémique dans la presse turque, avec les protestations de la majorité de la société civile ; et, de la part des éditorialistes, des critiques sévères contre le geste du premier ministre: parmi d’autres, Mehmet Ali Birand a affirmé « [sa] tristesse, et une certaine honte », et Ali Bayramoğlu a analysé l’affaire comme une concession électoraliste démagogique aux nationalistes. Le 18 avril 2011, le peintre Bedri Baykam, connu pour avoir mêlé à son œuvre un combat vigoureux pour la laïcité et contre le conservatisme islamiste, a été agressé à coups de couteau à la sortie d’un colloque à Istanbul au cours duquel il avait critiqué tout particulièrement l’affaire de la statue de Kars. Au-delà de questions juridiques (au nom de quelle autorité le premier ministre peut-il exiger la destruction d’un édifice ou d’une oeuvre d’art, destruction brièvement supendue à deux reprises par des référés devant les tribunaux administratifs?), l’ironie s’est largement exprimée sur les goûts esthétiques du premier ministre : certains ont rappelé que le « monument au génocide » (des Turcs par les Arméniens) érigé en 1997 à Iğdir 4, pas très loin de Kars, (cinq épées levées) n’étaient pas non plus « un chef d’oeuvre d’esthétique », et qu’on pouvait donc demander sa démolition au regard de l’appréciation « purement esthétique » du monument de Kars….5Mais le premier ministre n’a pas abordé ce volet « esthétique » lors de son passage à Iğdır le 30 avril.



Le « monument au génocide des Turcs par les Arméniens » à Iğdir  (Source: Vikipedia Türk)

L’affaire a également été médiatisée dans la presse étrangère. Il est clair qu’elle n’a pas été portée au crédit du premier ministre turc. Principalement parce qu’elle a été comparée à deux épisodes inégalement connus: la destruction en mars 2001 des Bouddhas de Bâmiyâm par les talibans afghans; et, plus récemment, en mars 2011, la destruction du monument de la place de la Perle à Manama, au Bahreïn. Le dynamitage des Bouddhas est resté dans la mémoire internationale comme le symbole de l’intolérance radicale du régime taliban de Mollah Omar à Kandahar. Moins médiatisée, l’affaire du monument de la Perle est un épisode de la répression d’une des dimensions des « printemps arabes » en cours: cette place a été, pendant un mois -du 14 février au 15 mars- le lieu de rassemblement des Bahreïnis réclamant la démocratisation du royaume. La réponse royale a été l’écrasement du mouvement avec l’aide d’un corps expéditionnnaire saoudien, dépéché par le Conseil de coopération du Golfe. Suivi immédiatement par la démolition du monument de la Perle -mise à bas symbolique de l’agora démocratique-, et, depuis quelques semaines, par la démolition de nombreuses mosquées chiites.

Quoi qu’on pense de « l’esthétique » du monument de Kars (qui ne nous convainc que moyennement…), que sa destruction soit comparée par une partie de la presse turque et par la presse internationale à celle des bouddhas de Bâmiyâm, ou à celle du monument de la Perle au Bahreïn, n’est pas nécessairement très positif pour l’image de M. Erdoğan, et de la Turquie. Car cet épisode s’ajoute à d’autres critiques récurrentes: sur la liberté de la presse; sur les restrictions d’accès à internet; sur les poursuites contre des journalistes, des intellectuels et des écrivains; sur la non-résolution d’affaires criminelles (l’assassinat de Hrant Dink); sur la multiplication délétère des “scandales des cassettes vidéos” qui décapitent les partis d’opposition (le CHP en 2009-2010, le MHP ces dernières semaines); sur la « main dure » appliquée à la question kurde…

Kars est un mauvais signal de plus.

Jean-Paul Burdy

1   Sources de l’article: Revue de la presse turque, arménienne et azerbaïdjanaise  (janvier-mai 2011). Dépêches de l’AFP, de Reuters, d’Associated Press reprises par de grands médias: Wall Street Journal, Washington Post, The Economist, Libération, Radio Free Europe, BBC World, etc. Le site Wikipedia dans différentes langues, dont le Vikipedia turc. Voir une brève vidéo de l’AFP, le 4/5/2011 sur la démolition du monument: http://www.youtube.com/watch?v=UeafTDxhZ6w

2   Le journaliste de The Economist fait référence à l’église des Apôtres (Havariler Kilisesi, en arménien Surb Arak’elots; certains sites turcs, tel Vikipedia Türk, la classe commeKümbet Camii, la mosquée du Fusil), dite aussi « cathédrale arménienne ». Cet édifice a connu une histoire chaotique, qu’il n’est pas facile de reconstituer, compte tenu des informations contradictoires fournies par les sites pour la période contemporaine:

  • construite comme église arménienne (ou « arméno-géorgienne ») au Xe siècle
  • transformée en mosquée par les Seldjoukides en 1064, puis (?) par les Ottomans en 1579
  • transformée en église orthodoxe par les Russes après 1878
  • requalifiée en mosquée en 1918, au retour éphémère des Turcs
  • rétablie comme église arménienne pendant la courte République d’Arménie en 1919
  • transformée en bâtiment d’entrepôt dans les années 1920, avec la réintégration à la Turquie
  • devenue musée local en 1964 jusqu’à la fin des années 1970, puis à l’abandon à partir de 1982 (?)
  • redevenue mosquée en 1993, et réouverte comme telle après travaux en 1998.

3   Source: Hürriyet Daily News, 23/1/2011

4   Situé à la frontière avec l’Arménie, Iğdır a aussi connu une histoire agitée. Longtemps intégrée à l’Empire perse séfévide, la ville a été rattachée à l’Empire de Russie en 1828, puis à la République d’Arménie en 1918, avant de revenir à la Turquie en 1920, ce que le traité de Kars a entériné en 1921. La composition ethnoculturelle de la ville a donc beaucoup changé, au gré des conflits, des massacres, des échanges de populations. Les Arméniens ayant disparu, en majorité avec le génocide, puis par la défaite de 1920, la population actuelle compte de nombreux Azéris chiites, et des Kurdes sunnites. Politiquement, les élections municipales ont donné la majorité au MHP (ultra-nationaliste) en 1999 et 2004 (maire: l’Azéri Nurettin Aras); en 2009, le maire sortant étant passé à l’AKP, la division à droite a permis au DTP (pro-kurde) de l’emporter (maire: le Kurde Mehmet Nuri Guneş). (source: http://www.igdir.bel.tr/index.php?action=meclisuyeleri&dil=1 . Le site de la municipalité est annoncé trilingue: turc-kurde-anglais. Mais seul le turc est accessible)

5  La construction du « Monument au génocide d’Iğdır » (Iğdır Soykırım Anıt) a commencé en 1997. Il a été inauguré en octobre 1999, en présence du ministre d’Etat Ramazan Mirzaoğlu (MHP). Les cinq épées érigées qui le composent figurent à la fois l’étoile du drapeau turc (si le monument est vu du dessus), les dômes des mausolées seldjoukides, et la forme du mont Ararat voisin. Le site abrite également un musée aux victimes turques. Selon les discours prononcés lors de l’inauguration, il s’agit de ‘commémorer les massacres de Turcs par les Arméniens pendant la Première guerre, et pendant la Guerre de Libération‘: le chiffre d’un million de victimes turques est avancé pour la période 1914-1920. Il entend également et explicitement être « une réponse à ceux qui ont proclamé le 24 avril « jour de commémoration du génocide », et aux monuments érigés un peu partout dans le monde au prétendu génocide perpétré contre les Arméniens. » (Parmi les sources sur « l’interprétation » du monument: un site turc négationniste du génocide des Arméniens: http://www.ermenisorunu.gen.tr/english/massacres/igdir.html )