Le pont de l’Amitié, sur la Syr-daria, reliant l’Ouzbekistan à l’Afghanistan (2010)

Le renversement du président kirghize Kourmanbek Bakiev (avril 2010), suivi, dans le contexte d’une transition difficile vers un régime parlementaire pilotée par Mme Rosa Otounbaïeva, d’émeutes sanglantes principalement dirigées contre la minorité ouzbèke de la région d’Osh, dans le Ferghana kirghize (juin 2010), a reposé la question sensible des bases et facilités aériennes utilisées, en Asie centrale, par la coalition internationale intervenant en Afghanistan. Les républiques d’Asie centrale ex-soviétiques, caractérisées par l’autoritarisme et la mauvaise gouvernance, ne sont pas des actrices directes du conflit afghan. Mais partageant 2000km de frontières communes avec l’Afghanistan, elles ne peuvent échapper à l’impact multiforme des guerres afghanes.

Les cinq Etats de l’Asie centrale ex-soviétique ont accédé à l’indépendance en 1991, sans l’avoir revendiqué. Les régimes nationalistes et musulmans laïques qui y exercent le pouvoir depuis deux décennies cumulent les pratiques caractéristiques de la mauvaise gouvernance : l’autoritarisme et la répression, la corruption et le népotisme, un paupérisme persistant malgré des ressources naturelles importantes. Dans ce cadre général, les évolutions nationales ont été variables: culte frénétique de la personnalité au Turkménistan gazier ; répression politique en Ouzbékistan, le poids lourd démographique ; paupérisation lors d’une longue guerre civile au Tadjikistan; tensions régionalistes et coups de forces au Kirghizistan ; valorisation des immenses ressources au Kazakhstan 1. L’enclavement continental de ces républiques autoritaires aux identités problématiques, est le revers de leurs abondantes ressources en hydrocarbures, minerais et potentiel hydroélectrique. Leur situation de « ventre mou » les place sous l’influence maintenue de Moscou, qui considère la zone comme ressortant de son « étranger proche », dans laquelle la Russie garde un droit d’influence, sinon d’intervention ; et de Pékin, nouveau venu fortement intéressé par les ressources précitées, et qui ne s’embarrasse pas d’une conditionnalité sur les droits de l’homme pour conclure d’innombrables contrats économiques. Il s’agit ici de mesurer en quoi cette région est, ou n’est pas, un acteur du conflit afghan et des tensions régionales qui en découlent 2.

Les proximités de l’Asie centrale et de l’Afghanistan

La proximité géographique -trois de ces Etats ont une longue frontière poreuse avec l’Afghanistan (1206 km pour le Tadjikistan, 137 km pour l’Ouzbékistan, 744 km pour le Turkménistan) est un facteur d’implication, renforcé par les dimensions ethniques et linguistiques partagées: les groupes turcophones (Turkmènes, Ouzbeks) et persophones (Tadjiks) se retrouvent de part et d’autre de la frontière afghane. D’autre part, l’invasion soviétique en 1979 a directement impliqué l’Asie centrale soviétique, dont elle n’est séparée que par les « limites naturelles » symboliques que sont les rivières et le fleuve qui marquent la frontière (l’Amou-Daria et ses affluents, franchissables à gué une bonne partie de l’année). Moscou avait cru bon, au début de son intervention, d’y envoyer des contingents centre-asiatiques, estimant que leur proximité linguistique et culturelle (pour ne pas dire religieuse) faciliterait le travail. Or les résultats ont été si catastrophiques qu’on a remplacé ces contingents « locaux » par des troupes russes, ukrainiennes et baltes totalement étrangères au monde afghan. En effet, les contingents centre-asiatiques ont été très réticents à se battre contre des « cousins » et co-religionnaires ; sont entrés rapidement dans nombre de trafics (y compris de drogue) ; et ont, pour certains, été influencés par le soubassement idéologico-religieux de la lutte des moudjahidines. Ces influences sont l’une des matrices qui favoriseront dès les années 1980 le « retour de l’islam » d’une part, et, après 1991, l’organisation de mouvements politiques islamistes transnationaux en Asie centrale ex-soviétique d’autre part.

L’accession de ces Etats à l’indépendance est immédiatement postérieure au retrait soviétique d’Afghanistan –elle en découle même largement, l’échec de l’Armée rouge ayant précipité la chute de l’URSS. Et ces Etats sont immédiatement confrontés aux ondes de choc afghanes post-soviétiques : guerre civile, montée en puissance, puis accession au pouvoir à Kaboul, des talibans. Ils ont craint, à juste titre, un effet de tache d’huile du radicalisme islamiste pakistano-afghan vers un espace centre-asiatique désarticulé 3. Le Tadjikistan a été ravagé par une guerre civile entre 1992 et 1997, avec la participation d’acteurs transfrontaliers. Le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MOI) est le plus connu des mouvements islamistes transnationaux liés au régime des talibans et à la mouvance al-Qaeda. Le MIO a vraisemblablement été fondé en 1997 dans le contexte de la fin de la guerre civile au Tadjikistan. Il a drainé des troupes de toute l’Asie centrale ex-soviétique, mais aussi des Afghans, des Pakistanais, des Ouïgours chinois. Avec comme objectif la généralisation de la charia en Asie centrale, et à terme la création d’un émirat islamique et djihadiste. Son action principale et répétée depuis sa fondation a été de tenter de déstabiliser la vallée de Ferghana, partagée par les découpages staliniens entre trois Etats (Kirghizistan, Ouzbekistan, Tadjikistan). Le MIO a focalisé son activisme politique et terroriste dans la partie ouzbèke du Ferghana, la plus peuplée et la plus riche de traditions régionalistes et islamistes.

Coûts et bénéfices de la crise afghane en Asie centrale

Tout au long de la décennie 1990, l’Afghanistan des talibans hébergeant al-Qaeda est donc apparu comme une base arrière de déstabilisation d’Etats autoritaires mais faibles. Ceux-ci ont donc soutenu, à partir de fin 2001, l’intervention militaire de la coalition internationale en Afghanistan 4. Cela leur a permis de louer –très cher- des bases aériennes aux Américains et à leurs alliés, pour ravitailler les troupes en Afghanistan par pont aérien, plutôt que par des convois routiers de plus en plus souvent attaqués au Pakistan. L’Ouzkékistan du président Karimov a ainsi loué entre 2002 et 2005 la base de Karshi Khanabad (dite K2) aux Américains, puis accordé des facilités aux Allemands déployés au nord de l’Afghanistan en leur louant la base de Termez, à la frontière. Tachkent prélève des péages importants pour les convois de camions ravitaillant le nord de l’Afghanistan à travers le couloir ouzbek qui débouche au célèbre « pont de l’Amitié » de Termez, construit et inauguré par les Soviétiques en 1979. A proximité de Bichkek, le Kirghizistan du président Bakiev a loué la base de Manas aux Américains et à leurs alliés, dont la France, tout en maintenant, à quelques kilomètres de là, le bail de la base aérienne russe de Kant. Le Tadjikistan du président Rahmon a concédé deux bases à l’Inde. La France dispose d’une partie de la base kirgkhize de Manas (également utilisée par les aviations néerlandaise, danoise, norvégienne et espagnole), et a déployé des chasseurs-bombardiers à Douchanbe (Tadjikistan) 5.

Il a pu être écrit que ces bases et concessions de facilités militaires émancipaient les républiques d’Asie centrale de Moscou, et les rapprochait de Washington. Le propos mérite à tout le moins d’être nuancé. La motivation principale de ces locations est évidement financière. Le renouvellement des baux est l’objet de surenchères, illustrées en 2009 par le jeu du gouvernement kirghize de l’époque : Bichkek a d’abord annoncé la fin de la concession de la base de Manas aux Américains (en se gardant bien de faire de même pour la base russe voisine), a fait voter ses députés en ce sens, puis a fait monter les enchères au fil des passages des émissaires américains ou français (ainsi, en juin 2009, Pierre Lellouche, alors envoyé spécial Afghanistan-Pakistan du président français Nicolas Sarkozy). Finalement, la concession a été renouvelée au prix fort officiel, sans compter des « dessous-de-table » vraisemblablement significatifs. La première préoccupation des alliés de la coalition lors du coup d’Etat qui a renversé le président kirghiz Bakiev en avril 2010 a été d’obtenir la garantie par le nouveau gouvernement du maintien de la concession de la base de Manas 6. A différentes occasions d’autre part, on a pu mesurer l’influence conservée de Moscou dans la région, demandant verbalement le « départ des bases étrangères » (les bases russes n’étant évidemment pas incluses dans cette appellation !), sans pour autant empêcher le renouvellement des concessions, par exemple au Kirghizstan.

Le Ferghana, ou l’instrumentalisation de la menace islamiste

L’affaiblissement politico-militaire et des talibans et des djihadistes al-Qaeda à partir de 2002 a permis aux différents Etats d’Asie centrale de réduire la pression islamiste dans leur propre espace national. Mais aussi de réduire au silence, par une répression sanglante, leurs oppositions internes, démocratiques, à fondements socio-économiques, ou ethnico-régionales, englobées dans la « menace islamiste originaire d’Afghanistan ». Celle-ci, réelle, a ainsi été instrumentalisée, en particulier par le régime ouzbek du président Islam Karimov, pour écraser les opposants politiques. Le bassin du Ferghana, actuellement écartelé entre trois Etats, et aux frontières à la fois très militarisées et minées, et néanmoins poreuses, est l’épicentre de ces tensions. Le Ferghana, à la fois riche par ses ressources agricoles, et paupérisé par les politiques régionales, est travaillé par des tensions inter-ethniques, par des mouvements séparatistes, par des courants islamistes endogènes alimentés par la situation socio-économique, sa proximité d’avec l’Afghanistan et le Pakistan, et les routes septentrionales de la drogue. Plusieurs exemples illustrent les interactions entre les tensions régionales et les conflits AfPak.  Le chef militaire du MIO, Djuma Namangani (Kasimov) a été tué le 18 novembre 2001, en Afghanistan, près de Kunduz, aux côtés d’insurgés talibans à l’occasion d’un affrontement avec les forces du chef de guerre ouzbek Rachid Dostom. Son successeur et co-fondateur du MIO (Tahir Yuldashev (Yo’ldosh), également né dans le Ferghana, a été tué par un drone américain au Sud-Waziristan pakistanais le 27 août 2009. La même année 2009, quand l’armée pakistanaise a difficilement repris le contrôle de la vallée de Swat, dans laquelle les talibans pakistanais avaient proclamé une forme d’émirat islamique radical, on a vu refluer vers le Ferghana et le Kirghizstan, à travers le Badakhshan du Tadjikistan, des combattants islamistes afghano-pakistanais. L’une des conséquences des conflits afghans sur l’Asie centrale ex-soviétique a été l’étanchéïfication progressive –mais qui reste relative pour le Tadjikistan et le Ferghana- des frontières, l’Ouzbékistan d’Islam Karimov jouant un rôle central dans ce processus visant à empêcher la contagion djihadiste afghano-pakistanaise vers le nord. *****

Au total, l’Asie centrale ex-soviétique, dans la complexité de ses frontières héritées d’un découpage minutieux par Staline, est un « ventre mou » géopolitique. Les régimes sont financièrement bénéficiaires du conflit afghan, par le besoin qu’a la coalition internationale de traverser leurs espaces aériens et d’utiliser leurs bases. Les régimes peuvent également profiter d’une menace islamiste effectivement liée au conflit afghan talibano-djihadiste, pour légitimer leur caractère non démocratique, voire dictatorial. Reste la question du désenclavement de l’Asie centrale vers le sud, permettant à ces Etats d’évacuer leur pétrole et leur gaz sans dépendre des tubes russes, ou des tubes en construction vers la Chine et l’Extrême-Orient. Les projets existent : on sait que la firme américaine UNOCAL avait engagé des discussions avec Kaboul après le départ des Soviétiques, dans le contexte de la guerre civile qui allait déboucher sur la victoire des talibans. Mais l’insécurité croissante dans le pays a apparemment renvoyé ces projets à un futur indéterminé.

Notes :

1 Pour différentes raisons (localisation géographique, composition ethnico-linguistique, etc.), le Kazakhstan n’est pas toujours considéré comme appartenant stricto sensu à l’Asie centrale.

2 Cf. RASHID Ahmed, Asie centrale, champ de guerres. Cinq républiques face à l’islam radical, Paris, Autrement « Frontières », 2002, 236p. Nous ne traiterons pas spécifiquement ici du Kazakhstan, qui n’est pas directement impliqué dans les enjeux afghans.

3 Cf. VINATIER Laurent, L’islamisme en Asie centrale, Paris, A.Colin, 2002, 256p.

4 DJALILI, Mohammad-Reza, KELLNER, Thierry, L’Asie centrale après le 11 septembre. Incidences géopolitiques de la crise afghane et facteur islamique, UNHCR, Centre for Documentation and Research, WriteNet paper n° 07/2001, 2002.

Online: http://www.unhcr.ch/cgi-bin/texis/vtx/rsd?search=coi&source=WRITENET.

Et: Géopolitique de la nouvelle Asie centrale, PUF, 2001, 4e édition, 2006.

5 Cf. TEULADE Kévin, La coopération internationale en Asie centrale. Peut-elle changer la donne ? Mémoire de 3e année de l’IEP de Grenoble (dir.JP.BURDY), IEP Grenoble, St-Martin-d’Hères, 2010, 209p. et : Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA), Le réseau des bases aériennes servant aux opérations en Afghanistan, Paris, Ministère de la Défense, 2010 (online)

6 En octobre 2010, le parti nationaliste arrivé en tête du premier tour des élections législatives annonce qu’il fermera la base de Manas en cas d’arrivée au gouvernement. Ce qu’il n’a pas fait.