
[Ce texte a été préparé pour la Journée d’étude: « Afghanistan: quels enjeux pour l’humanitaire ?», organisée le 14 octobre 2010 à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble par Médecins du Monde, sous la direction du Dr.Pierre Micheletti]
La conférence internationale des donateurs à Kaboul, en juillet 2010, a souligné, une fois de plus, que l’insurrection talibane se finançait, en interne, par la captation d’une part importante de l’aide internationale; et par les énormes bénéfices d’un trafic des opiacés (opium et héroïne) à dimensions régionale et internationale 1 . Car, au coeur du Croissant d’Or, l’Afghanistan est devenu en quelques années, et de très loin, le premier producteur mondial d’opium: les quelques 8200 tonnes d’opium produites en 2007 auraient alors représenté 93% de la production mondiale !
L’opium et l’héroïne ne sont pas des réalités nouvelles. De la Turquie ottomane à la Perse, du Turkestan à l’Afghanistan, de l’Empire des Indes à la Chine, la consommation d’opium est un fait culturel et sociologique ancien. La culture du pavot est traditionnelle dans certaines régions, et l’opium fumé n’était qu’une des dimensions de l’utilisation de la plante à des fins médicinales, pharmaceutiques, voire alimentaires. La production et la distribution de l’opium ont longtemps été organisées par les Etats : que l’on se souvienne des « guerres de l’opium » imposées dans les années 1840 à la Chine par une puissance coloniale britannique qui entendait forcer l’Empire du Milieu à s’ouvrir à ses producteurs indiens. Dans les différents pays de la région, la vente de l’opium était organisée par l’Etat, au même titre que celle du tabac. C’est seulement au milieu des années 1950 que certains Etats (d’abord la Turquie et l’Iran) réglementent production et usages, puis les interdisent, donnant ainsi naissance à des trafics visant à contourner cette prohibition nouvelle.
Il ne s’agit donc pas ici de traiter des productions traditionnelles de la région, mais de mesurer l’impact régional de l’explosion de la production d’opium et d’héroïne en Afghanistan dans les dernières décennies 2.
Les interactions nécessaires de la guerre et de la droque
En 1979, un quart des provinces afghanes produisent de l’opium (quelques centaines de tonnes par an), consommé localement ou exporté vers l’Iran et la Turquie, fumé comme opium, ou transformé en héroïne. La période soviétique est marquée par une forte croissance de la production, sous l’effet de plusieurs facteurs. La disparition du pouvoir central laisse libre cours aux pouvoirs locaux, seigneurs de la guerre pro-gouvernementaux ou liés aux moudjahidines. La contrebande de l’opium s’érige alors en réalité économique intimement liée à la contrebande des armes fournies par les Américains et livrées par leurs agents pakistanais. Les paysans sont confrontés à la difficulté à continuer leurs cultures traditionnelles : nombre de puits, de canaux et de plantations sont détruits par les bombardements soviétiques. Dès lors, la culture du pavot est une alternative moins exigeante en eau (mais pas en main-d’œuvre). La vente de l’opium garantit des rentrées d’argent importantes: la production est en partie pré-payée par les acheteurs, avant même la récolte. Quand les réfugiés des camps pakistanais ou iraniens regagnent leurs régions d’origine, souvent dévastées, ils peuvent ainsi reprendre une culture à forte rentabilité. La production d’opium atteint donc vraisemblablement 1000 à 1500 tonnes selon les années dans la décennie 1980, oscille entre 2500 et 3500 tonnes dans les années 1990, avec un pic conjoncturel estimé à plus de 5000 tonnes en 1999. Le « Croissant d’or » centré sur l’Afghanistan dépasse alors le célèbre « Triangle d’or » birmano-lao-thaïlandais. Il se trouve que les régions productrices les plus importantes sont principalement les régions pachtounes du sud, dont le Helmand, de très loin la plus grosse zone de production du pays. Une autre évolution marque la période récente: l’opium est désormais en partie transformé sur place en morphine-base et en héroïne dans des laboratoires du sud et de l’est afghans, mais aussi des zones tribales et du Baloutchistan pakistanais. La drogue est ainsi un élément de renforcement d’un espace transfrontalier régional qui échappe au contrôle des centres, Kaboul comme Islamabad.
Les talibans au pouvoir ont déclaré combattre la production et la consommation de drogues. Au moins pour les musulmans : “Si la consommation en est interdite aux musulmans, la culture en est licite, puisque les consommateurs ne sont pas musulmans”… En réalité, le rétablissement d’un minimum de paix civile par les talibans à partir de 1996-97 a favorisé la relance de la culture du pavot. Les talibans ont alors essayé de négocier une lutte contre cette culture en échange d’une reconnaissance internationale de leur régime, qui était refusée par le monde entier, sauf par trois Etats (Pakistan, Arabie saoudite, Emirats arabes unis). Il semble qu’en réalité les talibans aient, à l’époque, pris en main une partie de la filière de l’opium, et accessoirement du haschich: en prélevant un impôt sur les producteurs d’opium ; en luttant contre la consommation locale de haschisch (en particulier par les conducteurs de camions et de 4×4); et en organisant, ou à tout le moins protégeant, des convois lourdement armés vers le Baloutchistan pakistanais et le Makram iranien, en direction du Golfe, et vers le Turkménistan au nord. On sait que la production d’opium a fortement décru à la fin des années 1990, mais cette baisse doit moins à la répression talibane qu’à la sévère sècheresse qui frappe alors le pays. Et certains observateurs accusent le mollah Omar d’avoir restreint la production pour faire remonter les cours de l’opium et augmenter ainsi les ressources du régime.
Après 2001 et la chute des talibans, la situation peut paraître paradoxale. Alors que les marchés occidentaux sont la destination finale principale de la drogue afghane, et alors que la lutte contre la production et le trafic mobilisent des moyens considérables ailleurs dans le monde (en Colombie, par exemple), la lutte contre la production de drogue ne fait pas partie des missions de la coalition internationale ou de celles des troupes américaines. La production ne cesse d’augmenter, pour atteindre des records. Le pic de production semble avoir été atteint en 2007, avec plus de 8200 tonnes d’opium produites, soit 93% de la production mondiale (et 70% du PIB afghan ?). A l’automne 2008, l’OTAN décide d’ajouter la lutte contre le trafic de drogue à ses objectifs, mais chaque Etat de la coalition est laissé libre de choisir sa propre attitude sur ce dossier 3. En réalité, les Etats-Unis et les autres Etats membres de la coalition ont décidé de ne pas lutter contre la culture du pavot, principale source de revenus d’une partie de la population, qui risquerait de soutenir plus encore les talibans si on l’en privait.
L’argent de la drogue est pourtant l’une des sources de financement des mouvements insurgés. Les relations sont anciennes entre conflits et économie de la drogue : on sait que nombre de groupes insurgés et terroristes ont recours à l’argent de la drogue pour financer leurs activités, quand ils ne deviennent pas eux-mêmes producteurs et trafiquants (narco-guérillas) 4. La dialectique conflit/drogue est donc au cœur de la problématique de l’économie de la drogue dans l’espace interétatique et multiethnique considéré. L’évolution de la production et du trafic des opiacés en Afghanistan est fortement liée à celle de situation conflictuelle du pays et de la région, et aux besoins en financements de ces conflits ouverts ou de basse intensité. D’autre part, l’économie de l’opium, en plus de financer pour partie les groupes armés et insurrectionnels, alimente la corruption systémique de l’Etat central et des autorités provinciales, de l’appareil militaire et des forces de police, et contribue au développement d’une toxicomanie de masse 5. Le « Croissant d’or » offre donc une bonne illustration de la plasticité de l’économie politique de la drogue, par exemple à travers les principales routes du trafic. Ce sont ces routes que nous suivrons ici, pour en apprécier les conséquences économiques, politiques et sociétales.
La route du Sud-Est organisée: le Pakistan, un quasi « narco-Etat »?
Quand, en 1956, en application du Protocole international de l’opium de 1955, on stoppe les importations de l’opium indien au Pakistan, l’Etat met en place une production locale en concédant des licences à des agriculteurs (dans la vallée de Swat en particulier), et en ouvrant une usine de raffinage à Lahore. La production officielle est vendue dans des boutiques agréées 6. Peu après, la production légale est réservée aux zones de la North West Frontier Province (NWFP), et les organismes du département fédéral de l’opium et de contrôle des cultures sont transférés dans cette région. C’est l’origine de la spécialisation de cette zone dans la production, dans la transformation, et dans la contrebande vers l’Iran. En 1964, le gouvernement fédéral prend des mesures de restriction de l’opium, mais les habitudes de production et de contrebande sont déjà solidement installées, et le Pakistan Narcotics Control Board (PNCB) n’a pas les moyens suffisants de ses missions. La législation d’interdiction de 1979 (Prohibition Order: production, raffinage, possession, transport de l’opium sont interdits ; les 330 points de vente officiels sont fermés), en application de la Convention des Nations Unies sur les stupéfiants, sera tout aussi inopérante.
Traditionnellement consommateur, producteur récent, et pays de transit à destination de l’Inde, de l’Iran (via le Baloutchistan) et des pays arabes (par la mer d’Oman), le Pakistan devient une plaque tournante essentielle du trafic grâce à la première guerre d’Afghanistan. Organisées à partir de 1980-1981 par les services secrets militaires (ISI) à la demande des Américains, les livraisons d’armes aux moudjahidines afghans s’accompagnent d’une prise en mains parallèle d’une partie du trafic de drogue par ces mêmes militaires. Les convois de camions ou de mules de la National Logistic Cell chargés d’armes vers l’Afghanistan reviennent, pour certains, chargés de ballots de drogue. L’opium afghan se retrouve dans les centaines de laboratoires ouverts au Baloutchistan et dans les zones tribales pachtounes de la NWFP, dont le statut juridique et politique permet d’éviter les regards et les contrôles trop inquisiteurs, qu’ils soient pakistanais ou américains. « Le Pakistan a alors été transformé en « royaume de l’héroïne » avec la bénédiction de la CIA américaine », pour les besoins de la lutte contre les Soviétiques 7 : l’économie de la drogue représenterait alors 30 à 50% de l’économie pakistanaise. La Drug Enforcement Agency (DEA) américaine au Pakistan compile les rapports, mais ne peut intervenir contre les barons de la drogue, souvent politiciens en vue, ou militaires engagés dans le soutien aux moudjahidines afghans. Car les énormes revenus générés par le trafic gangrènent l’ensemble du corps politique et militaire : des personnalités et des structures politiques et militaires en profitent directement, et à plus ou moins grande échelle, soit à titre individuel ou semi-collectif, soit de manière officieuse. Enfin, la consommation de drogue a explosé dans le pays au cours des trois dernières décennies.
Le Pakistan, irrigué par l’argent de la drogue
De la même manière qu’ils protestent sans cesse de leur bonne volonté et de leur mobilisation dans la lutte anti-terroriste et anti-al-Qaeda, nombre de politiques pakistanais multiplient les discours de dénonciation et de lutte contre la drogue, son trafic et ses ravages. Mais il est de notoriété publique nationale et internationale que l’argent de la drogue irrigue le monde politique et l’armée, ce dont témoignent d’innombrables affaires de corruption, dont qualques-unes arrivent parfois devant les tribunaux : des officiers placés sur la frontière afghane sont ainsi radiés des cadres quand leur implication dans le trafic devient trop ostentatoire pour rester impunie. Car l’économie de la drogue est un système qui mobilise une chaîne d’acteurs innombrables et hiérarchisés: les petits producteurs, les propriétaires fonciers, les fournisseurs et importateurs de produits chimiques, les transporteurs et transbordeurs, les trafiquants organisés en mafias et dirigés par des « barons de la drogue », les fonctionnaires à tous les niveaux et dans toutes les fonctions, les garde-frontières et les forces para-militaires des zones tribales, les militaires, les douaniers, les juges, etc. Le tout est « couvert » au plus haut niveau : le nom de l’époux de feue Benazir Bhutto, Asif Ali Zardari, devenu président de la République en 2008, est ainsi cité dans toutes les études sur le problème. La lecture des rapports de l’Agence des Nations Unies sur les drogues (UNODC, United Nations Office on Drugs and Crime), de la Drug Enforcement Agency, et de l’Observatoire géopolitique des drogues est, à cet égard, édifiante.
On comprend, dès lors, que le Pakistan soit parfois qualifié de « narco-Etat » dans des rapports d’ONG ou des travaux de chercheurs indépendants -les discours et rapports officiels ne pouvant évidemment être aussi directs. « Narco-Etat », non pas au sens d’une politique d’organisation du trafic par l’Etat, mais au sens de la pénétration de l’Etat par l’argent de la drogue, à tous les niveaux : partis politiques, agences de lutte contre la drogue, ONG locales bénéficiaires de dotations internationales pour la lutte contre la toxicomanie, etc. On notera enfin que les revenus illégaux sont partiellement et officieusement légitimés par la nécessité de financer le djihad. On ne s’étonnera donc pas que l’argent de la drogue contribue pour partie au financement de mouvements djihadistes (Laskar-e Tayyeba, Harakar ul-Ansar, Jihad ul-Kashmiri) agissant au Cachemire, en Asie centrale (Tadjikistan, Ouzbekistan), voire jusqu’en Chine (autour des mouvements séparatistes ouïgours).
La route de l’Ouest empêchée: l’Iran et les limites de la « muraille anti-drogue »
En Iran, la culture du pavot et la production d’opium ont été légales jusqu’en 1955. Destinés à l’industrie pharmaceutique mondiale, les produits opiacés sont devenus un produit d’exportation important pour la Perse à partir du milieu du XIXe s. Quand à la part illégale de la production, elle était destinée aux nombreux opiomanes du pays : un adulte sur neuf au début du XXe s.; plus de 500 fumeries d’opium à Téhéran en 1949. En 1955, appliquant les résolutions de l’ONU, le shah décrète l’interdiction de la culture du pavot, mesure de prohibition radicale qui sera ensuite atténuée en 1969 8. Mais la production d’opium est dorénavant illégale. La mesure a pour conséquence, par un effet de vases communicants, une extension des cultures en Afghanistan et au Pakistan, et le développement de la contrebande vers l’Iran et au-delà, vers la Turquie, qui a pris les mêmes mesures de prohibition. Deux décennies plus tard, la République islamique prend le relais de la politique impériale, en promulguant et appliquant une législation très répressive. Téhéran réussit à éradiquer presque totalement ce qui restait des zones de culture traditionnelle. La loi du 12 janvier 1989, modifiée en 1997, prévoit ainsi la peine capitale pour les détenteurs de plus de 5 kilos d’opium brut, ou de plus de 30 grammes d’héroïne 9. L’Iran n’est donc plus un pays producteur important, mais reste un pays de transit essentiel, et une société durement affectée par une toxicomanie de masse.
Lors du tremblement de terre de Bam (sud-est de l’Iran), le 26 décembre 2003, un certain nombre de chiens de sauvetage ont été complètement désorientés dans les ruines, marquant très souvent l’arrêt: il ne s’agissait pas toujours de victimes à secourir, mais plus souvent d’importantes quantités de drogue stockées dans certaines des maisons détruites 10. Manière de rappeler que l’Iran, partie géographique au « Croissant d’or », reste l’une des routes principales de transit des drogues, car la plus courte entre le pays producteur (l’Afghanistan) et les marchés turcs ou européens (via la Transcaucasie et la Turquie), ou vers le monde arabe (via Dubaï). Malgré l’édification d’une « barrière anti-drogue », les presque 1000 km de frontières orientales avec l’Afghanistan et le Pakistan sont poreuses, à la fois physiquement (relief) et humainement (plusieurs millions de réfugiés-immigrés afghans résident en Iran ; les tribus baloutches sont habituées à franchir une frontière contestée qui les divise). L’opium est produit dans les provinces afghanes méridionales du Helmand et du Nangarhar. Une partie de la production, raffinée ou non, traverse ensuite (comme depuis 1955), la région du Baloutchistan divisée entre l’Afghanistan, le Pakistan, et l’Iran (province du Sistan-Baloutchistan) 11 .
La politique de la République islamique est de répression de ce trafic de transit. L’établissement d’une « muraille anti-drogue » pour le contrôle de la ligne frontière (murs, grillage, radars, caméras thermiques) amène à des affrontements sanglants entre les forces de sécurité iraniennes et des trafiquants lourdement armés qui ont tout à perdre : les forces iraniennes disent avoir perdu plus de 3700 membres en trois décennies sur cette ligne, et 12000 blessés. La destruction des stocks saisis fait l’objet d’une large médiatisation à la télévision, de même que la pendaison récurrente des trafiquants condamnés, très souvent de nationalité afghane, ou d’appartenance ethnique baloutche. Des organismes internationaux, dont ceux des Nations Unies (PNUCID-UNDCP), ont délivré à plusieurs reprises à l’Iran des certificats de satisfecit pour sa lutte anti-drogue: certaines années, 80% des saisies mondiales d’opium et d’héroïne seraient réalisées en Iran.
Pour autant, la corruption de certains fonctionnaires et de gardes-frontières, et la consommation massive de drogue dans le pays même, à la fois héritage culturel de l’histoire et signe d’un malaise sociétal, en particulier dans la jeunesse, sont autant d’indices de la difficulté de la République islamique à maîtriser vraiment le problème dans ses différentes dimensions. Selon des statistiques officielles, l’Iran compterait au moins deux millions de toxicomanes, principalement à l’opium et à l’héroïne : d’autres sources évoquent des chiffres quatre ou cinq fois plus élevés. « Frontière trop vaste, dispositif perméable et profits démesurés du trafic rendent quasi vaine cette tentative d’endiguement, et la toxicomanie prend de l’ampleur dans le pays » 12.
L’Iran, comme l’Afghanistan et le Pakistan, a adhéré à toutes les conventions internationales adéquates. Si la France a fourni à Téhéran des chiens anti-drogue, et le Royaume-Uni des gilets pare-balles pour les forces anti-drogues, la coopération internationale avec l’Iran sur ce dossier reste cependant entravée par les tensions politiques entre Téhéran et la communauté internationale, et l’absence de confiance mutuelle entre les autorités des pays concernés. Enfin, les projets de coopération et les programmes d’assistance technique sont souvent non coordonnés, toujours pour des questions politiques. Toutefois, la lutte active menée par la République islamique contre la route occidentale a, après 1991, renforcé l’intérêt des deux routes du nord par l’Asie Centrale vers la Russie.
La route du Nord réactivée: en Asie centrale, sur les « routes de la soie »
La route centre-asiatique de la drogue est moins connue que les deux précédentes 13. Le narco-trafic originaire d’Afghanistan a commencé à prendre de l’importance avec l’invasion et l’occupation soviétiques pendant la décennie 1979-1989. Il a pris une dimension nouvelle à partir de 1991, avec la disparition de la frontière soviétique, l’apparition de nouveaux Etats faibles, et l’émergence d’une économie de marché chaotique. Ces pays sont concernés à la fois par les flux qui les traversent en direction des marchés russe et ouest-européens, et parce qu’ils sont devenus des lieux de production, de transformation et de consommation –ce qu’ils n’étaient que très marginalement à l’époque de l’URSS. Ce trafic sud-nord, au départ de l’Afghanistan, se subdivise en deux branches principales vers l’Europe : à l’ouest, vers la Transcaucasie et le Nord-Caucase via le Turkménistan et la mer Caspienne ; au nord-ouest vers le Kazakhstan, la Russie et l’Europe occidentale, via le Tadjikistan et le Ferghana kirghize 14.
Plusieurs des républiques nouvellement indépendantes étaient et restent des Etats faibles, voire périodiquement faillis (Tadjikistan, Kirghizistan). Ils n’ont ni les moyens, ni la volonté parfois, de contrôler des frontières poreuses, véritables passoires. L’essentiel des saisies est ainsi opérée au Tadjikistan, sur les plus de 1200 km de la frontière avec l’Afghanistan : mais que le contrôle soit assuré par les gardes-frontières russes (jusqu’en 2005), ou par les forces locales, les saisies ne représentent qu’une infime partie du trafic global. Les conflits qui s’y sont développés ont été en partie financés par la drogue : c’est le cas de la guerre civile au Tadjikistan entre 1992 et 1997, c’est l’origine d’une partie des tensions qui secouent régulièrement le Ferghana; et c’est l’une des toiles de fond de les progroms ethniques anti-Ouzbeks à Osh, au sud de la Kirghizie au printemps 2010 15. Ces activités affaiblissent encore plus les institutions de ces Etats faibles. Là comme ailleurs, elles criminalisent les milieux politiques et généralisent une corruption systémique, en particulier d’administrations sous-payées.
*****
On conclura de ce rapide tour d’horizon du « Croissant d’or » à la prédominance des facteurs politiques dans la construction et les nouvelles dynamiques des espaces de l’opium en Asie centrale depuis trois décennies. On concluera également que les acteurs régionaux et transnationaux de la drogue n’ont pas nécessairement intérêt à la fin d’un conflit de basse intensité qui valorise, par bien des dimensions, la production et la circulation de la drogue.
JP.BURDY, 14/10/2010
1 / Cf. UNODC, United Nations Office on Drugs and Crime, the World Bank, Afghanistan’s Drug Industry – Structure, Functioning, Dynamics and Implications for counter-narcotics policy, novembre 2006. http://www.unodc.org/pdf/Afgh_drugindustry_Nov06.pdf: et: UNODC, Afghanistan Opium Survey 2010 février 2010, Kaboul,
http://www.unodc.org/documents/research/Afghanistan_Opium_Survey_2010 . Parmi les rapports récents sur le volet du financement : US House of Representatives, Warlord, Inc. Extortion and Corruption along the US Supply Chain in Afghanistan, Washington DC., US Congress, 21 June 2010 (online)
2 / On se reportera aux nombreux travaux comparatifs de CHOUVY Pierre-Arnaud : Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, Genève, Olizane, 2002 ;
– Economie des drogues illicites et conflits en Afghanistan, 2003 :http://www.pa-chouvy.org/Chouvy-ENAhorslesmurs-RoutesOpiacesAfghans.html;
– Production illicite d’opium et sécurité globale en Afghanistan, 2008. http://www.pa-chouvy.org/Chouvy-ENAhorslesmurs-RoutesOpiacesAfghans.html
3 / Les Britanniques ont ainsi tenté d’acheter la production dans leur zone à un prix légèrement supérieur à celui du marché. Résultat la saison suivante: la production a fortement augmenté…
4 / Cf.LABROUSSE Alain, Géopolitique des drogues, Paris, PUF, QSJ? 2004 ; et : Afghanistan. Opium de guerre, opium de paix, Paris, Les Mille et Une nuits,2005. Egalement : CEMOTI, Drogue et politique, CEMOTI- Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-iranien no 32/2001, Paris.
5 / Van ENGELAND Anicée, LABROUSSE Alain, Les Afghans et la drogue, Politique internationaleno 105, printemps 2005, p.26-40. Pour l’impact de la corruption sur l’activité des ONG, cf. GAVINI Claire, L’impossible reconstruction de l’Afghanistan. Entre corruption et insécurité, le regard des ONG françaises, Mémoire de 3e année de l’IEP de Grenoble (dir.JP.BURDY), IEP Grenoble, St-Martin-D’Hères, 2009, 125p.
6/ Cf. ABOU ZAHAB Mariam, Pakistan : d’un narco-Etat à une « success story » dans la lutte contre la drogue ?, in CEMOTI, Drogue et politique, CEMOTI- Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-iranien no 32/2001, p.141-158 ; et ASHRAF Saïma, Criminalité et pénalité : le trafic de stupéfiants et ses conséquences au Pakistan, Paris, EHESS, Mémoire de DEA d’histoire, 1999 : http://www.dhdi.free.fr/recherches/etudesdiverses/memoires/saimastup.htm
7 / ABOU ZAHAB, op.cit., p.142
8 / ASHRAF Saïma, op.cit. (online), et CHOUVY P-A., 2002, op.cit.
9 / GOUVERNEUR Cédric, Sur les routes de l’opium afghan (Iran) et : En Iran, les ravages de la drogue, Le Monde diplomatique, mars 2002.
10/ Témoignage (recueilli à Téhéran par l’auteur en 2004) d’un diplomate français alors en charge des secours envoyés par la France (sa fonction impose l’anonymat).
11 / Il n’est donc pas impossible que le mouvement sécessionniste baloutche sunnite d’Iran, le Joundallah, finance en partie ses activités contre le régime chiite de Téhéran par sa participation au trafic de drogue transfrontalier.
12 / GOUVERNEUR C., op.cit, p.2.
13/ HOHMANN Sophie, Le narcotrafic en Asie centrale : enjeux géopolitiques et répercussions sociales, in Revue Internationale et Stratégique, IRIS-DALLOZ, vol. 64, hiver 2006- 2007 ; et MAKARENKO Tamara, Drugs in Central Asia. Security Implications and Political Manipulations, in CEMOTI, Drogue et politique, CEMOTI- Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-iranien no 32/2001, p. 87-115; MILI Hayder, L’Asie centrale, plaque tournante du trafic de drogue, in Le Courrier des pays de l’Est, La Documentation française, vol. 1057, septembre-octobre 2006
14 / En particulier via la région d’Osh, à la frontière du Ferghana ouzbek, région sur laquelle « le pouvoir central » de Bichkek n’a jamais vraiment eu d’autorité. Cette région a été ensanglantée par des pogroms anti-Ouzbeks en juin 2010. Sur la drogue afghane en Russie: JEGO Marie, L’héroïne gangrène la Russie, Le Monde 15/10/2010.
15/ JEGO, ibid., 15/10/2010. Egalement: Bayram BALCI, directeur de l’IFEAC, Conflit interethnique au Kirghizstan en juin 2010: Implications locales et régionales, Note d’actualité pour le CERI, juillet 2010. www.ceri-sciences-po.org