«Laïcité, islam et identité nationale :   ambiguïtés et perspectives de la liberté de conscience  dans la Turquie candidate à l’UE»


Mahya (guirlande) pour le ramadan de 2010 à Istanbul

[La première version de ce texte a été présentée au colloque « La liberté de conscience en Europe », Paris, Faculté de droit et d’Economie (FACO), et Université Lille 2-CERAPS, le 17 septembre 2007 . Elle est publiée dans:  GUERARD Stéphane (dir.), « Regards croisés sur la liberté de conscience« , Paris, L’Harmattan, 2010, 270p.  Une deuxième version, actualisée, a été présentée et discutée au séminaire de l’IFEA à Istanbul le 7 avril 2010]

La liberté de conscience participe des libertés publiques fondamentales. C’est la liberté individuelle de penser et de croire, qui se distingue en principe et en partie de la liberté religieuse, laquelle ressort des conditions juridiques et règlementaires des pratiques religieuses.

Les libertés de conscience et de religion sont affirmées dans l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, le 10 décembre 1948: « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites1» Cette formulation est reprise en termes identiques dans le premier paragraphe de l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe, adoptée à Rome le 4 novembre 1950. Le second paragraphe précise : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ». Enfin, dans son article 10 -Liberté de pensée, de conscience et de religion-, la Charte des droits fondamentaux adoptée par la Commission européenne en décembre 2000, reprend la Convention de 1950 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique laliberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou saconviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, lespratiques et l’accomplissement des rites. »

Il y a donc, sur six décennies, une grande permanence des textes fondant une liberté de conscience individuelle et collective garantie par l’Etat. Elle inclut la liberté de ne suivre aucune religion, ou de ne pas croire (athéisme et agnosticisme). Dans un pays ayant une religion d’Etat, celui-ci doit garantir la liberté de croyance et de culte pour les autres religions ; mais également autoriser la conversion de la religion d’Etat vers une autre religion. Par ailleurs, il doit y avoir, dans un Etat de droit, une tolérance religieuse, permettant effectivement le respect des croyances et l’exercice des différents cultes. C’est à ce socle de principes que nous nous référons pour traiter du cas turc.

La Turquie est une république constitutionnellement laïque, et sociologiquement musulmane à 99,8% (sans préjuger de la diversité interne à cet islam). Les minorités chrétiennes et juives sont donc numériquement des plus réduites 2. Dans cette configuration laïque, originale pour un pays musulman, la question de la liberté de conscience en Turquie est corrélée à celle des libertés religieuses. Et la liberté de conscience est fortement contrainte par les conditions d’exercice des libertés religieuses.

Une relecture des textes constitutionnels et juridiques permet de confirmer que la Turquie est, de jure, aux normes internationales et européennes, et s’engage à accorder un traitement égal à tous ses citoyens, indépendamment de leur appartenance religieuse ou spirituelle. Mais une approche historique critique de la laïcité turque montre que celle-ci, au regard des religions, s’inscrit plus dans une forme de logique de contrôle semi concordataire, que dans la logique française de séparation. Et qu’elle renvoie paradoxalement à une définition de l’identité turcique et de l’appartenance nationale comme fondamentalement musulmanes sunnites (I). Le statut de certains musulmans, et des non musulmans, ne manque donc pas de poser problème. Une relecture du traité de Lausanne de 1923, permet de mieux comprendre pourquoi, ces dernières années, se sont multipliés les rapports d’instances européennes, étatiques ou d’ONG, soulignant les limites juridiques et pratiques aux libertés religieuses et, dès lors, à la liberté de conscience (II).

I/ Des libertés garanties dans une Turquie laïque, à l’identité nationale… musulmane et sunnite

Membre fondateur de l’ONU et ayant immédiatement adhéré au Conseil de l’Europe, partie à toutes les organisations occidentales depuis la Seconde guerre, candidate reconnue à l’Union européenne, la Turquie a signé et ratifié, dès leur origine, tous les grands textes et traités internationaux et européens en matière de droits de l’homme et libertés publiques : en particulier la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et la Convention européenne des droits de l’homme (1950). Au plan des principes donc, la liberté de conscience et les libertés religieuses sont reconnues et garanties par la Turquie, et inscrites dans la Constitution turque de 1982 sur la base des principes internationaux et européens en la matière. 3

La liberté de conscience et la liberté de religion sont affirmées dans l’article 24,paragraphes 1 et 2 : « Chacun possède la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuses. Les prières et les rites et cérémonies religieux sont libres à condition de ne pas être contraires aux dispositions de l’article 14. » Le paragraphe 3 précise les interdictions de contrainte religieuse etde discrimination pour des motifs religieux : « Nul ne peut être astreint à prendre part à des prières ou à des rites et cérémonies religieux, ni à divulguer ses croyances et ses convictions religieuses, et nul ne peut être blâmé ni incriminé en raison de ses croyances ou convictions religieuses. »

        1/ Une République laïque à la logique semi concordataire,                         et une société à la sécularisation largement amorcée

A priori garante d’une confirmation des libertés de conscience et de religion, la laïcité est une des caractéristiques fondamentales de l’Etat de la République de Turquie, affirmée dans le préambule de la Constitution: « En vertu du principe de laïcité, les sentiments de religion, qui sont sacrés, ne peuvent en aucun cas être mêlés aux affaires de l’Etat, ni à la politique. » L’article 2 précise que « La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk (…) »

Dans l’Empire ottoman le sultan était, depuis le XVIe siècle, calife, commandeur des croyants. Il exerçait donc son autorité sur l’islam. Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République de Turquie, qu’il préside de 1923 à 1938, est l’héritier de plus d’un siècle de tendance à la sécularisation progressive de l’Empire ottoman, des réformes des sultans au XIXe (les tanzimat) aux positivistes fin de siècle, et aux nationalistes Jeunes Turcs de la Révolution de 1908. La laïcité est l’un des moyens principaux qu’il entend utiliser pour modeler une « civilisation turque moderne (…), occidentale » 4. Après avoir mobilisé l’islam et les chefs religieux pendant la guerre de libération (1919-1922)5, Kemal veut évacuer l’islam de la sphère politique, et le plus possible de l’espace public: l’acte initial le plus symbolique est, dès lors, l’abolition du califat en mars 1924. La Constitution de 1924 prévoit , dans son article 2, que « la religion de l’Etat turc est l’islam ». Cette référence à l’islam est supprimée en 1928: on a alors une laïcité par défaut. Puis la laïcité (ou plus précisément le laïcisme) est inscrite dans la Constitution de 1937 comme l’un des six principes fondamentaux de la République : la Turquie devient alors, et reste à ce jour, le seul Etat musulman constitutionnellement laïque.

Cette laïcité turque n’est cependant pas conçue dans les mêmes termes qu’en France : elle vise non à séparer l’Etat de la religion (ou des religions), mais à empêcher toute intervention de l’islam dans le champ politique. Et il s’agit pour cela d’établir un contrôle étroit de l’Etat sur un islam national: elle est ainsi plus proche du modèle du Concordat napoléonien de 1801 que de la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 6. Pour exercer sa tutelle, l’Etat turc dispose de moyens juridiques et administratifs importants. La Direction des affaires religieuses (ou Diyanet 7), placée sous l’autorité du premier ministre, et la Direction générale des fondations pieuses (les Vâkıf, équivalents des waqf arabes) ont été dotées de pouvoirs considérables. La Direction des affaires religieuses contrôle toutes les mosquées, les couvents et mausolées; elle nomme ou destitue les imams et muezzins, après avoir surveillé leur formation dans les écoles de prédicateurs, ou à la Faculté de théologie d’Istanbul; elle supervise les ouvrages d’enseignement de l’islam, les livres de prière et les manuels de morale religieuse, etc. Elle contrôle, jusqu’en 2006, les textes des prêches du vendredi 8. Il y a là les moyens d’un contrôle permanent de l’appareil clérical, et d’orienter la vie religieuse du pays. L’État républicain, héritier du sultanat califal ottoman, intègre de facto l’islam de Turquie dans sa propre administration. Il a donc les moyens d’une guidance politique de l’appareil clérical. Le projet kémaliste est bel et bien de faire de l’islam turc une « religion nationale, rationnelle et civilisée ».

Ces dispositions juridiques et administratives s’accompagnent d’une sécularisation volontariste de la société turque, amorcée dès le XIXe siècle. Alors que celle-ci n’a jamais été sociologiquement plus musulmane qu’après 1924 9, un ensemble de mesures visent dans les années 1920 et 1930 à laïciser et séculariser le corps social. Le nouveau code civil abroge le règlement par la charia de la vie civile. La polygamie et la répudiation sont supprimées ; le mariage et le divorce civils sont institués ; le principe d’égalité des hommes et des femmes affirmé, et les femmes obtiennent le droit de vote national en 1934; les tribunaux religieux sont supprimés. L’alphabet latin et la réforme de la langue entendent rompre avec l’héritage arabo-musulman. Le calendrier grégorien permet d’imposer le dimanche comme jour de repos hebdomadaire, compliquant ainsi la participation à la grande prière du vendredi. Les confréries et ordres religieux musulmans sont dissous, de nombreux monastères sont fermés. Les vêtements religieux sont interdits dans l’espace public. L’enseignement primaire est totalement laïcisé, et la mixité imposée partout à l’école. Des campagnes contre le voile, le fez, et les costumes « orientaux » sont menées (le voile couvrant le visage disparaît, mais le foulard/voile sur la tête jamais interdit). Aucune mosquée importante n’est construite à Istanbul, et encore moins à Ankara, pendant un demi siècle; et la basilique-mosquée de Sainte-Sophie, symbole de la victoire de Mehmet le Conquérant sur Byzance en 1453, est transformée en musée national. Toutes ces mesures visent non pas à interdire la religion, mais à la contenir le plus possible dans l’espace privé, et à l’empêcher d’interférer dans la vie publique : « Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, fût-ce partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence politiques ou personnels.10 » Cette laïcisation autoritaire est ancrée dans le système politique, intériorisée dans les mœurs, et acceptée par la grande majorité des Turcs.

2/ Une identité nationale musulmane, sunnite, de rite hanéfite…

Si le principe de laïcité et les libertés religieuses sont affirmés dans les textes constitutionnels et juridiques, le mode de fonctionnement de la République de Turquie ne laisse pas de poser problème au regard de la liberté de conscience, du fait de la définition de l’identité nationale. On se concentrera ici sur le groupe des musulmans.

L’Empire ottoman était une mosaïque ethnique, linguistique, religieuse, culturelle, dans laquelle les musulmans ne sont devenus majoritaires que très tardivement (vraisemblablement après 1878). L’islam du sultan-calife y était le ciment principal des communautés musulmanes dans leur diversité historique, en s’appuyant sur des oulémas intégrés au corps de l’Etat. La République née en 1923 sur ses décombres va essayer de forger une identité nationale turque transcendant la diversité ethnique de ses composantes. Cette identité va reposer sur plusieurs éléments : la citoyenneté républicaine, qui établit l’égalité des droits et des devoirs des citoyens et citoyennes de la République, toutes origines confondues ; une définition « ethnico-nationale », autour d’une « turcité » très idéologique dans les années 30 ; et, assez paradoxalement pour une république « laïque », sur une appartenance musulmane unifiée par l’Etat.

Considérant en effet que l’implosion de l’Empire ottoman résultait largement des nationalismes centrifuges des composantes non musulmanes de l’Empire –les Grecs, les Arméniens, les Bulgares, etc.- ; et que, par ailleurs, l’islam était le seul trait commun à la majorité des composantes ethniques de la République –par exemple pour les Kurdes, nombreux à l’Est, le nouveau régime républicain a entendu associer l’appartenance à la nouvelle turcité à l’appartenance à l’islam, ces deux appartenances étant étroitement définies et contrôlées par un Etat fort.

La République de Turquie, laïque, jacobine et centralisée, n’est donc pas un État neutre face à la religion. A travers la Direction des affaires religieuses, elle organise un islam sunnite de rite hanéfite, qui participe à l’évidence de l’identité nationale 11. Choix et mode de fonctionnement qui sont fermement soutenus, sur la longue durée, et par les républicains kémalistes et laïcistes, classés à gauche, pour qui le Diyanet, garant de la laïcité, est une pièce centrale du contrôle de l’islam ; et par les nationalistes de droite, obsédés par les complots extérieurs contre l’identité turque ; et par les islamistes orthodoxes, pour qui le Diyanet confère un caractère institutionnel à l’islam sunnite (lequel ne connaît en général ni clergé, ni institution uniforme), et est en quelque sorte l’héritier du pouvoir du sultan-calife ottoman.

Or, cette unification de facto de l’islam par le Diyanet pose problème au regard de la diversité historique et spirituelle de l’islam turc, lequel intègre des composantes paléo-chrétiennes et des composantes chamaniques, des composantes chiites et des composantes soufies. L’islam turc se déploie sous trois formes principales : la majorité sunnite ; les confréries soufies ; et la composante alévie 12 . Nous ne développerons pas ici le cas des nombreuses et anciennes confréries sunnites soufies, qui ont toujours joué, autour de leurs maîtres mystiques, un rôle spirituel et social structurant, là comme dans le Caucase, en Asie centrale et en Afrique du nord. Ces confréries, qui lisent le Coran en prenant en compte une dimension cachée, parfois ésotérique, ont été interdites par la République en 1924, ont persisté dans une semi clandestinité, sont réapparues à partir des années 1950, et sont redevenues actives dans la société contemporaine. Nous insisterons, en revanche, sur la composante alévie.

qui rend problématique la liberté de consciencedes minorités musulmanes non sunnites, tels les alévis

Les alévis (ou alévites) représentent 15 à 20% de l’ensemble de la population turque 13. Ils mêlent à des références chiites des apports chamaniques asiatiques anté-islamiques, et des références chrétiennes. Ils ne font pas de prosélytisme, n’édifient pas de mosquées et de minarets ; ils pratiquent leur culte discrètement avec une forme de communion où intervient l’alcool ; ils prônent l’égalité des hommes et des femmes. Le fait que les alévis mettent l’accent sur l’intériorité de la religion, et pratiquent celle-ci principalement dans des cérémonies domestiques les a classiquement exposés à toutes sortes de soupçons et d’accusations d’hétérodoxie, et de la majorité sunnite, et du pouvoir ottoman. Les alévis ont, historiquement, plutôt soutenu la république kémaliste, estimant que sa laïcité leur offrait une forme de protection face à la majorité sunnite, ou face à une poussée de l’islamisme. Ils ont été très discrets jusque dans les années 1970, époque à laquelle une partie d’entre eux s’est politiquement radicalisée à gauche. Mais la résurgence identitaire des alévis depuis deux décennies, d’ailleurs plus culturelle que religieuse, liée à la fois à l’urbanisation et à la sécularisation sociétale, les amène dorénavant à contester le sort qui leur est fait par les autorités, et à considérer qu’ils sont traités en « citoyens religieux » de deuxième classe. Par rapport au Diyanet, pièce maîtresse de l’islam sunnite orthodoxe, les alévis sont divisés. Certains demandent sa disparition, au nom d’une liberté religieuse réelle, et d’une vraie séparation de l’Etat et des religions. D’autres réclament une évolution du Diyanet, pour que celui-ci inclue une dimension plurielle, une reconnaissance officielle de l’alévisme, par exemple par la création en son sein d’un directoire alévite, permettant la prise en considération officielle des alévis dans la répartition des subsides de l’État.

Nous sommes là clairement dans la question de la liberté de conscience. L’exemple de l’enseignement religieux l’illustre bien. L’article 24,paragraphe 3 de la Constitution dispose: «  L’éducation et l’enseignement religieux et éthique sont dispensés sous la surveillance et le contrôle de l’Etat. L’enseignement de la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. En dehors de ces cas, l’éducation et l’enseignement religieux sont subordonnés à la volonté propre de chacun et, en ce qui concerne les mineurs, à celle de leurs représentants légaux. » L’article ne mentionne pas de religion déterminée ou précise – l’islam. Mais, dans la pratique, c’est uniquement l’islam sunnite hanéfite qui est enseigné, à travers les cours coraniques officiels dispensés par l’Education nationale. Islam sunnite qui s’est imposé jusqu’en 1990 aux non musulmans ne fréquentant pas une école des minorités reconnues ; et qui s’impose toujours aux alévis, alors que le sunnisme, qui agite depuis les temps ottomans la question de savoir si les alévis sont vraiment musulmans, est fort éloigné des traditions et rites alévis. Des élèves alévites se voient souvent confrontés à des moqueries ou à des déclarations calomnieuses de la part d’enseignants des écoles publiques, et ceci pas uniquement pendant l’enseignement religieux obligatoire. Dans la logique de la confusion de l’identité nationale et de l’identité religieuse, l’Etat « laïque » ne peut pas accepter de différencier une partie de la nation –comme d’ailleurs il ne peut différencier « ethniquement » certaines des composantes de cette nation, dans le cas des Kurdes.

Un cas significatif est ainsi arrivé en octobre 2006 devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Débouté depuis 2001 de ses différents recours auprès des juridictions turques, le requérant Hassan Zengin, père de famille turc alévi, a saisi la CEDH pour contester la neutralité des cours de culture religieuse et d’enseignement moral que sa fille Eylem était tenue de suivre dans l’école publique turque. Invoquant l’article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que l’article 2 du protocole numéro 1 (droit à l’instruction) de la Convention, il soutient que la manière dont ces cours sont dispensés en Turquie ne respecte pas le droit de sa fille à la liberté religieuse et de conscience, et le droit de ses parents à lui assurer un enseignement conforme à leurs convictions religieuses. Il considère donc que cet enseignement est contraire au principe de laïcité au sens du respect de la diversité des croyances et des convictions 14.

3/ La Turquie adhérente à l’Organisation de la Conférence islamique, et donc signataire de la Déclaration des droits de l’homme en islam

On mentionnera pour mémoire, et même si cela n’a jusqu’à présent pas été opposé à la Turquie en matière de libertés religieuse et de conscience, que ce pays est membre fondateur de l’Organisation de la Conférence islamique en 1969 15. L’adhésion de la Turquie à une organisation intergouvernementale dont l’objet principal est le soutien à la cause palestinienne dans le conflit israélo-arabe, renvoie alors à la volonté de réinsertion du pays dans le monde musulman, au contraire de la volonté de rupture d’avec l’islam et le monde arabo-musulman de Mustafa Kemal.

On peut toutefois s’interroger sur certaines dimensions incidentes de cette appartenance pour notre propos. Certains des Etats membres, où l’islam est religion d’Etat, refusent de ratifier la Déclaration universelle des droits de l’homme, précisément parce que celle-ci affirme la liberté de conscience et le droit de changer de religion, ce que l’islam ne permet pas : l’apostasie y est punissable de la peine de mort. Mais, plus précisément, certaines prises de position de l’OCI peuvent apparaître contradictoires avec les principes en vigueur en Turquie. Ainsi la Déclaration des droits de l’homme en islam adoptée à la conférence du Caire d’août 1990, traduit-elle une volonté de relecture de la Déclaration universelle pour « les rendre compatibles avec la charia »: d’où une forte imprégnation religieuse, et l’omission de certains droits comme la liberté de choisir sa religion et d’en changer. La Turquie peut ainsi se trouver en porte-à-faux entre ses propres textes, et ceux de l’OCI auxquels elle adhère.

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On conclura de ce premier volet que le principe de laïcité de la constitution turque est sensiblement différent du modèle français qui l’a explicitement inspiré. La laïcité turque n’est pas celle de la « pluralité des langues de Dieu ». L’islam sunnite dans son organisation actuelle apparaît fortement «lié au principe du nationalisme » 16. Le paragraphe 5 du préambule de la Constitution affirme: «  en vertu du principe de laïcité, les sentiments de religion, qui sont sacrés, ne peuvent en aucun cas être mêlés aux affaires de l’Etat, ni à la politique. »  Mais dans sa logique semi concordataire, jacobine et centralisatrice, ce même principe de laïcité exerce une pression unificatrice qui pèse sur les minorités non sunnites. Dès lors, on peut considérer que la liberté de conscience ne bénéficie pas de toutes les conditions nécessaires à son plein exercice par les musulmans n’appartenant pas à la doctrine dominante encadrée par l’Etat. La situation peut être considérée comme plus problématique encore pour les non musulmans.

II/ Des obstacles à la pleine citoyenneté et aux libertés religieuses et de conscience des minorités religieuses non musulmanes

L’égalité des citoyens de la République de Turquie est garantie par l’article 10 de la Constitution de 1982: « Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d’opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, ou distinctions fondées sur des considérations similaires. » Or, si nous nous en tenons aux seules composantes religieuses non musulmanes, il est évident pour tout observateur attentif que leur situation est moins simple qu’il est écrit dans le droit. Compte tenu des exigences démocratiques des critères de Copenhague, la candidature acceptée de la Turquie à l’Union européenne a permis de poser clairement des problèmes latents depuis des décennies, mais qui ne suscitaient guère l’intérêt, et généralement les protestations, que des minorités directement concernées. Dans ce contexte européen, le Vatican a été depuis quelques années, et reste, un des acteurs principaux de cette clarification 17.

Le Traité de Lausanne de 1923 reste le texte fondamental pour l’approche d’une question qui se pose à différents niveaux, et sous différentes formes 18: statut juridique des minorités ; libertés spécifiques garanties ou refusées à ces minorités ; discriminations sociétales de facto dont ces minorités sont l’objet. Ce sont, pour l’essentiel, des chrétiens d’Orient ou d’Occident, pourtant très peu nombreux qui sont concernés, confrontés à ce qui peut apparaître comme une guerre juridique d’usure ou d’attrition de la part des autorités ; à une pression localement étouffante de l’environnement musulman qui en force certains à l’émigration 19; à des incidents répétés qui vont de l’agression verbale jusqu’au crime parfois 20. Nous centrerons ici notre propos sur le premier volet, pour élargir la réflexion à l’articulation de l’appartenance religieuse et de l’appartenance nationale, qui nous paraît être une clé explicative centrale. Au-delà de l’histoire et des textes, ce sont bel et bien les libertés religieuse et de conscience qui sont en jeu.

1/ Une question disputée : Quelles sont les « minorités reconnues » par le traité de Lausanne de 1923 ? 

Consécutifs à la défaite grecque, et au renoncement des vainqueurs de 1918 au partage de la partie turque de l’Empire ottoman prévu par le traité de Sèvres de 1920, les textes issus de la conférence de la paix à Lausanne (1922-1923) sont fondateurs du statut juridique des minorités en Turquie, et des pratiques étatiques les concernant. Deux textes différents sont concernés, bien que souvent confondus sous l’appellation de « traité de Lausanne » : d’une part, la Convention d’échange de populations signée entre la Grèce et la Turquie le 3 janvier 1923 ; d’autre part le Traité de Lausanne proprement dit, signé entre sept Etats et la Turquie le 23 juillet 1923.

La Convention du 3 janvier 1923 organise un échange obligatoire de populations, définies par leur appartenance religieuse respective à l’islam et au christianisme: près de 500000 Turcs et musulmans fuient ou sont expulsés de Grèce; environ 1,5M Grecs et chrétiens quittent précipitamment l’Asie Mineure et la région du Pont-Euxin. Des dizaines de milliers de Grecs de religion musulmane expulsés de Grèce, croisent des milliers de Turcs chrétiens, expulsés d’Asie Mineure. Sont exemptés de l’échange obligatoire les musulmans citoyens grecs vivant en Thrace occidentale et, pour ceux qui vivent à Istanbul et sont citoyens ottomans, les Grecs orthodoxes, ainsi que les Arméniens et les Juifs 21. Un minimum de cosmopolitisme est préservé dans la seule capitale déchue.  

Le Traité du 23 juillet 1923 comporte, dans la Section III, concernant la «Protection des Minorités », aux articles 37 à 45, des règlements sur la «protection des minorités non musulmanes » en Turquie, les mêmes droits étant accordés à sa minorité musulmane par la Grèce.

« Article 38 : Tous les habitants de la Turquie auront droit au libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion ou croyance dont la pratique ne sera pas incompatible avec l’ordre public et les bonnes moeurs.

Article 39 : Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans. Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi. La différence de religion, de croyance ou de confession ne devra nuire à aucun ressortissant turc en ce qui concerne la jouissance des droits civils et politiques, notamment pour l’admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ou l’exercice des différentes professions et industries. (…)

Article 40 : Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non musulmanes jouiront du même traitement et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants turcs. Ils auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d’enseignement et d’éducation, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion. »

On attribue souvent au Traité la reconnaissance de trois minorités déterminées (Grecs, Arméniens, et Juifs) : en réalité, seuls les non musulmans sont mentionnés dans ce texte 22. Mais l’Etat turc a une interprétation officielle restrictive du traité, considérant que les droits spécifiés ne s’appliquent qu’aux seuls Grecs, Arméniens et Juifs d’Istanbul, et aux Bulgares orthodoxes 23. Dès lors, les autres minorités non musulmanes qui étaient de fait présentes en Turquie au moment de la signature du Traité ne bénéficient pas de ses dispositions protectrices des droits. Or, leur liste est fort longue, même s’ils sont numériquement relativement peu nombreux à l’époque, et encore moins aujourd’hui : chrétiens anglicans, arabes orthodoxes, arméniens protestants, arméniens catholiques, arméniens orthodoxes, bulgares catholiques, catholiques latins (romains), chaldéens (catholiques), évangéliques, géorgiens orthodoxes, grecs melkites orthodoxes, maronites, nestoriens, roumains orthodoxes, russes orthodoxes, serbes orthodoxes, syriaques catholiques, syriaques orthodoxes et syriaques protestants, juifs, yézidis, etc. 24

La situation est encore complexifiée, si besoin en était, par des dispositions dites du « principe de réciprocité » entre la Grèce et la Turquie, contenues dans le Traité. Ce principe concerne le traitement en Grèce de la minorité musulmane de Thrace orientale et, en Turquie, celui de la minorité grecque orthodoxe de Turquie. Le Conseil de l’Europe considère les dispositions qui en découlent comme anachroniques 75 ans après Lausanne. et appelle les deux pays-membres à « traiter tous leurs citoyens sans discrimination, sans prendre en compte la façon dont l’Etat voisin pourrait traiter ses propres citoyens », En janvier 2010, l’Assemblée du Conseil (présidée par un Turc, pour la première fois depuis 1949) ainsi estimé que la minorité musulmane grecque devrait pouvoir choisir librement ses muftis ; et que la Turquie devait favoriser concrètement l’accès des membres des minorités reconnues aux emplois et responsabilités dans l’administration, la magistrature, la police et l’armée.25

Pour s’en tenir à la seule Turquie, nombre d’analystes liés aux Eglises ou aux religions concernées, et certains Etats, au premier rang desquels le Vatican, considèrent donc que la définition restrictive des minorités religieuses non musulmanes constitue une violation manifeste du texte même du Traité. Et que, dès lors, les libertés religieuse et de conscience ne sont pas véritablement garanties en Turquie, en violation et des textes internationaux (dont Lausanne), et des exigences européennes.

                2/ Une longue série de problèmes juridiques                     pesant sur le libre exercice des cultes non musulmans

Des études juridiques de qualité, mais globalement rejetées par la Turquie, soulignent, par ailleurs, que non seulement les droits ont été limités de facto aux trois groupes précités, mais que, de surcroît, ils n’ont pas été et ne sont pas appliqués correctement, dressant ainsi de nombreux obstacles dans la vie des non musulmans, reconnus ou non 26. Les principales questions en jeu sont :

– l’absence de statut des chefs des communautés religieuses reconnues. Le patriarche arménien de Constantinople, le patriarche œcuménique grec-orthodoxe de Constantinople et le grand rabbin de Turquie sont, chacun, traités par les instances gouvernementales, comme chefs de leurs communautés religieuses respectives. Mais en droit, ni eux-mêmes, ni leurs fonctions, n’ont d’existence légale. Le Patriarche de Constantinople est œcuménique en ce qu’il est historiquement l’autorité spirituelle suprême unifiant les différentes branches de l’orthodoxie, tant à Moscou qu’à Athènes ou Alexandrie. Mais cette titulature lui est doublement refusée par l’Etat turc, qui ne reconnaît ni le caractère œcuménique (assimilé à une forme de supra-nationalité), ni le terme de Constantinople.

– l’absence de statut juridique des communautés religieuses. La loi ne reconnaît pas ces communautés, même comme associations, l’Etat semblant considérer leur existence même comme incompatible avec la laïcité de la République. L’Église catholique latine en Turquie n’a ainsi aucune personnalité juridique ; les évêques ne sont pas reconnus juridiquement par l’État. Cette inexistence génère d’innombrables problèmes financiers, mobiliers et immobiliers. Les cultes non musulmans ne peuvent officiellement percevoir ni revenus des fidèles, ni subventions de l’État. Les biens, gérés par la Direction générale des fondations depuis leur nationalisation dans l’entre-deux-guerres, et leur recensement en 1936, échappent aux communautés. La question des fondations est juridiquement et réglementairement inextricable. Elle permet surtout à l’Etat d’avoir la haute main sur les édifices religieux ou para-religieux non musulmans 27.

– la liberté de construction de lieux de culte par les minorités est totalement théorique, faute de pouvoir demander de permis de construire, puisqu’elles n’existent pas juridiquement. Ce qui pèse plus largement sur le droit de propriété des cultes non reconnus 28 , et même sur la possibilité d’entretenir un patrimoine immobilier hérité de l’histoire, et qui tombe parfois littéralement en ruines.

– l’impossibilité de formation des clergés : la formation secondaire et supérieure étant monopole d’Etat, aucun culte non musulman ne peut former son personnel à la théologie en Turquie. Le problème le plus connu est celui des séminaires orthodoxe et arménien fermés en 1971, lors de la nationalisation des établissements d’enseignement privé. L’Eglise grecque demande sans résultat depuis plus de trois décennies la restitution et la réouverture du grand séminaire de Halki dans l’île de Heybeli, près d’Istanbul. Or, excepté l’Église catholique romaine et les communautés liées à des représentations diplomatiques, les Églises de Turquie ne peuvent employer d’ecclésiastiques étrangers : dans le contexte du vieillissement et de la diminution permanente du clergé des communautés chrétiennes représentées en Turquie, il est facile d’imaginer que les plus petites communautés ne vont bientôt plus pouvoir disposer d’ecclésiastiques.

Au total, et malgré de nombreux textes de lois ou règlements en chantier parfois depuis des années, les conditions juridiques faites aux non musulmans, qu’ils appartiennent ou pas aux minorités reconnues par Lausanne selon l’interprétation turque, semblent parfois ressortir d’une logique d’attrition difficilement compatible avec les textes internationaux 29.

                    3/ Les conversions quasiment impossibles,                          et les convertis tenus en suspicion

L’une des manifestations de la liberté de conscience est la liberté, pour l’individu, de choisir librement sa croyance et sa communauté religieuse (ou de ne pas en avoir), et de pouvoir en changer. Cette possibilité existe dans toutes les démocraties, et dans les sociétés multiconfessionnelles. Qu’en est-il dans la Turquie laïque et musulmane ?

L’islam classique punit la conversion à une autre religion de la peine de mort par lapidation. Encore qualifiée d’apostasie par l’islam, la conversion est donc rendue quasiment impossible. La République de Turquie, en abolissant en 1927 le paragraphe de la Constitution de 1924 faisant de l’islam la religion de l’Etat, a rendu théoriquement possible le libre choix de la religion par tout citoyen. Les observateurs étrangers de l’époque, souvent français et en général thuriféraires du régime kémaliste, s’en sont réjouis. Néanmoins, les conversions n’ont jamais été que très marginales, résultant soit de situations personnelles spécifiques, soit, depuis quelques décennies, de l’action prosélyte d’Eglises évangéliques.

Les musulmans convertis au christianisme sont, en Turquie, un groupe numériquement marginal, dans lequel se côtoient quêtes singulières et parfois démarches intéressées (espoir d’un soutien financier, de l’obtention plus facile d’un visa). Impossibles à recenser, les « nouveaux chrétiens » ne seraient en tout guère plus d’un millier, membres de l’une des quelques 20 paroisses évangéliques implantées, sans statut juridique, dans le pays. Les conversions au catholicisme, ou aux Eglises arménienne et grecque, ne concerneraient que quelques personnes par an. Elles renverraient parfois à des redécouvertes d’identités religieuses familiales enfouies dans les tourmentes successives des années 1914-1923.

Les rapports des organisations de défense des droits de l’homme constatent que les conversions et l’activité prosélyte sont tenues en grande suspicion en Turquie, et par le corps social en général, et par les institutions policières (qui exercent sur eux une surveillance permanente) et judiciaires d’autre part. Les missionnaires évangéliques (qu’ils soient Turcs ou étrangers) sont parfois l’objet de manifestations publiques de dénonciation, accompagnées de dépôts de plainte reçus par la justice, sur la base du délit de blasphème, toujours présent dans le code pénal turc. L’analyse des cas de l’année 2006 montre que les accusations sont presque toujours « le dénigrement de l’islam », lequel sape « l’identité musulmane et l’identité turque » 30. Les milieux nationalistes, de droite (ceux qui organisent des manifestations publiques d’hostilité, et portent plainte) ou « de gauche » (les magistrats qui reçoivent les plaintes et inculpent, en général kémalistes affirmés), manifestent bien là la confusion problématique de l’appartenance à l’islam et de l’appartenance à la communauté nationale.

L’assassinat à Malatya (sud-est de la Turquie), en avril 2007, de trois évangélistes -deux Turcs convertis et un missionnaire allemand- par de jeunes ultra-nationalistes, a été l’occasion d’une analyse de l’intolérance en Turquie par un observateur reconnu : « En quoi quelques missionnaires chrétiens et quelques milliers de fidèles peuvent-ils constituer une menace chez nous ? » s’interrogent la plupart des éditorialistes non sans faire remarquer que l’islam turc, pour sa part, envoie beaucoup plus de missionnaires en Europe, chaque année, sans que cela pose le moindre problème. Mais il est probable aussi que [le] malaise a des racines plus profondes. En effet, la présence de missionnaires chrétiens ne pose pas seulement le problème de la liberté de conscience, de la laïcité et de la tolérance, qui sont reconnues et garanties par l’Etat en Turquie, elle soulève en fait la question du droit de changer de religion que l’islam n’a jamais vraiment admis… Sur ce terrain-là, malheureusement, il y a peu de chances que les chrétiens turcs obtiennent le soutien des adversaires laïcistes de l’AKP, inquiets de la prise en compte jugée excessive du droit des minorités par l’Union Européenne. Pour eux, l’action de l’Europe en faveur des minorités chrétiennes notamment favorise une fragmentation de l’Etat laïque et permet parallèlement aux institutions islamisantes et à l’AKP, au nom de la liberté de conscience, de gagner des positions et de faire avancer l’esprit de religion dans toute la société. » 31 On notera cependant que les problèmes concernent des citoyens turcs abandonnant l’islam. En revanche, l’ouverture de lieux de culte chrétiens à destination des touristes étrangers dans les zones touristiques fait l’objet d’une politique pragmatique depuis quelques années.

4/ Les non musulmans, citoyens restreints

Les analystes du statut des non musulmans confirment ainsi que l’identité nationale (la turcité) est confondue, à l’extrême-droite, mais aussi chez les héritiers du kémalisme laïciste (que l’on classe en général à gauche), avec l’appartenance à l’islam, et face à « l’Europe chrétienne ». Dès lors, les non musulmans (turcs) sont, depuis les débuts de la République, suspectés au minimum de tiédeur nationale, au pire d’être des agents des puissances étrangères, complotant peu ou prou contre l’intégrité de la République. Il y a une forme de suspicion que les non musulmans ne sont pas totalement loyaux à la République, parce que non musulmans. Les exigences de l’Union européenne en matière de droits des minorités (ethniques, culturelles et religieuses), et de libertés religieuse et de conscience (pour les musulmans non sunnites, et surtout pour les non musulmans) sont perçues comme confirmant cette analyse quelque peu obsidionale du « complot occidental », chère aux ultra-nationalistes et aux islamistes radicaux.

A chaque incident grave ou criminel, les autorités dénoncent et condamnent certes des «actes isolés». Mais elles n’hésitent pas non plus à évoquer, comme souvent les imams salariés de l’Etat dans leurs prêches du vendredi, «le péril (ou le danger) missionnaire» pour flatter le nationalisme structurel de l’opinion publique, aux accents parfois xénophobes et christianophobes, opinion lassée qui plus est des rebuffades européennes. Auteur en 2003, avec son collègue juriste Ibrahim Kaboğlu, d’un rapport retentissant sur les minorités en Turquie, le politologue Baskin Oran a pointé le problème d’une forme de discrimination des non musulmans en matière de citoyenneté  : « le terme « Turc » couvre en même temps un groupe ethnique et un groupe religieux (…). Par exemple l’expression « nos congénères à l’étranger » couvre les personnes issues de la race ethnique turque. D’un autre côté, en appelant « citoyens » et non pas « Turcs » nos compatriotes non musulmans nous démontrons que pour être « Turc » il faut également être « musulman ». En Turquie, personne n’utilise le terme « Turc » en parlant d’un citoyen grec ou juif, car [un Turc est] un citoyen musulman (…) ». 32Le fait que les non musulmans soient, de facto et non de jure, interdits d’accès à la haute fonction publique, ou aux postes hiérarchiques dans l’armée, confirme cette forme de discrimination non dite.

L’approche de la question de la liberté de conscience confirme donc largement les analyses récentes sur les relations de l’islam à la nation : « Dans nombre de pays musulmans contemporains, les rapports entre sécularisation et religion ne peuvent être compris en dehors de leur lien avec un troisième terme, qui est la nation […] la religion se confond avec la nation pour la doter d’une historicité et d’un sens qui la précèdent et la transcendent. » Or, l’équation séculariste est ambiguë et problématique, voire conflictuelle, car la religion est à la fois identité collective nationale, et système de croyance. Dès lors, elle est « simultanément un élément de cohésion pour la nation, dont elle maintient l’unité par ses prémisses d’obéissance au pouvoir, et un horizon d’attente potentiellement eschatologique, menaçant l’ordre social et politique que cette même nation vise à instaurer. » 33

L’affirmation de la liberté de conscience en Turquie passera-t-elle par le parti post-islamiste AKP ?

En 1993, lors du Conseil européen de Copenhague, l’Union européenne a conditionné l’adhésion des pays candidats au respect de trois groupes de critères, dont le «critère politique», relatif à la stabilité institutionnelle, à l’ordre démocratique et au principe de l’Etat de droit, la défense des droits humains, ainsi que le respect et la protection des minorités. En 2001, le «Partenariat pour l’adhésion de la Turquie » posait comme condition au candidat « une garantie totale de tous les droits humains et des libertés fondamentales pour tous sans discrimination ni distinction de langue, de race, couleur de la peau, sexe, opinion politique, conception ou religion ; et le développement des conditions de défense du droit à la liberté d’opinion, de conscience et de religion ».

Dans l’Arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme du 29 juin 2004, Leyla Şahin c. Turquie (requête no 44774/98), la Cour constate que : « Selon la jurisprudence constitutionnelle, la laïcité en Turquie est entre autres, le garant des valeurs démocratiques et des principes d’inviolabilité de la liberté de religion – pour autant qu’elle relève du for intérieur – et de l’égalité des citoyens devant la loi. Elle protège aussi les individus des pressions extérieures. Selon les juges constitutionnels, la liberté de manifester sa religion peut être restreinte afin de préserver ces valeurs et principes. Une telle conception de la laïcité paraît à la Cour être respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention, et elle constate que la sauvegarde de ce principe peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie. » 34

Un groupe d’experts européens analysant le même arrêt a souligné en 2005 le rôle d’arbitre impartial de l’Etat turc : « Dans l’affaire Leyla Şahin contre la Turquie, la Cour européenne des droits de l’Homme s’est déclarée en accord avec l’arrêt de la Cour constitutionnelle turque stipulant que le principe de laïcité, interdit à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance précise, guidant ainsi l’Etat dans son rôle d’arbitre impartial, et implique nécessairement la liberté de religion et de conscience. Il vise également à prémunir l’individu non seulement contre des ingérences arbitraires de l’Etat mais aussi contre des pressions extérieures émanant des mouvements extrémistes, et que le maintien de ce principe doit en outre être considéré comme étant nécessaire pour protéger le système démocratique en Turquie. » 35

Au regard des difficultés à régler les nombreux problèmes juridiques et sociétaux liés à l’appartenance religieuse des minorités musulmanes d’une part, des minorités non musulmanes d’autre part, on ne peut qu’être plus prudent que ces juristes.

La laïcité est-elle synonyme de liberté religieuse et de conscience en Turquie ? La situation initiale est claire : la laïcité a sans doute été comprise par les fondateurs de la République, – en tout premier lieu Mustafa Kemal Atatürk – dans le sens d’une stricte séparation des affaires religieuses d’avec les affaires de l’État, l’islam restant un des piliers nécessaire de la nouvelle identité nationale républicaine. Mais l’État turc contemporain ne contrôle plus l’islam au sens où Atatürk l’entendait : la Turquie contemporaine dirige et protège l’islam sunnite, fondement de facto de l’identité nationale, et tient en relative suspicion les autres communautés, musulmanes ou assimilées (les alévis), et surtout non musulmanes, qu’elles soient reconnues (au sens de l’interprétation turque de Lausanne), ou non reconnues. La loi est question de conviction certes, mais suppose aussi le consensus politique et social : or, celui-ci n’existe pas en Turquie actuellement.

La liberté religieuse suppose la liberté de croyance, la liberté de confession et de culte, dans le sens d’un droit de pouvoir pratiquer sa religion en paix. La contrepartie constitutionnelle de la liberté religieuse est le devoir de neutralité de l’État dans le domaine de la religion. A l’évidence, cette neutralité n’existe pas en Turquie. La liberté de conscience est donc à tout le moins malmenée en Turquie par les conditions d’exercice parfois difficile de la liberté religieuse. Mais la confirmation du parti post-islamiste AKP aux législatives de juillet 2007 d’une part, à la présidentielle d’août 2007 d’autre part (avec l’élection de M.Abdullah Gül), a pu permettre d’espérer des évolutions positives. Ce parti a, en effet, mené depuis 2002 une politique volontariste de démocratisation des institutions et du droit turcs, et de mise aux normes européennes de la Turquie, avec comme finalité l’entrée dans l’UE. Les laïcistes souverainistes, nationalistes de gauche, qui ont toujours insisté sur les critères idéologiques de l’identité nationale, ont été politiquement clairement battus par les post-islamistes, qui ont promis de mettre l’accent sur les libertés religieuses et de conscience dans la nouvelle Constitution civile discutée depuis 2006. Toutefois, la prudence s’impose: la crise politique du printemps 2007 (où l’establishment militaro-bureaucratique a essayé de bloquer l’élection de M.Gül à la présidence de la République), puis la crise juridique du printemps 2008 (où la Cour constitutionnelle, largement laïciste, a failli dissoudre le parti AKP au pouvoir), ont ralenti, sinon paralysé, le processus d’élargissement des libertés, dont la liberté de conscience. La « Constitution civile » est une forme de serpent de mer de la vie politique turque . L’effectivité de la liberté de conscience sera donc le terme d’ un processus de longue haleine. 36

JP.BURDY

5/4/2010

Résumé: En Turquie, république constitutionnellement laïque depuis 1937, sociologiquement musulmane à 99,8%, mais largement sécularisée, la question de la liberté de conscience est étroitement corrélée à celle des libertés religieuses.

Par ses textes constitutionnels et juridiques, la Turquie est, de jure, aux normes européennes et internationales. Mais une approche historique critique de la laïcité turque permet de montrer que celle-ci s’inscrit plus dans une logique de contrôle semi concordataire des religions, que dans la logique française de séparation. Et qu’elle renvoie à une définition de l’identité turcique et de l’appartenance nationale comme fondamentalement musulmanes sunnites. Par ailleurs, la Turquie est partie à l’Organisation de la conférence islamique, dont la Déclaration des droits de l’homme en islam de 1990 contredit la Déclaration universelle de 1948 (I)

Dès lors, le statut de certains musulmans non sunnites (les alévis), et surtout des non musulmans, pose problème. Une relecture du traité de Lausanne de 1923, qui reconnaît certaines « minorités religieuses monothéistes non musulmanes », illustre le propos. Dans le contexte de la candidature turque à l’UE, de nombreux rapports d’instances européennes, étatiques, et d’ONG, soulignent donc les limites juridiques et pratiques aux libertés religieuses et à la liberté de conscience (II).

On conclura que la Turquie n’est pas encore totalement aux normes européennes et universelles en la matière. Mais aussi que, paradoxalement, la reconduction au pouvoir du parti post-islamiste AKP en 2007, et sa volonté réaffirmée d’entrer dans l’UE, pourraient faire bouger les lignes positivement. Pour autant, on attend toujours la nouvelle Constitution civile annoncée depuis 2006.

Mots-clés:

* Turquie-Liberté de conscience * Turquie-Libertés religieuses

* Turquie-Laïcité-Islam * Turquie-Islam-Identité nation

* Traité de Lausanne- Minorités religieuses
Notes:

1 / L’ONG norvégienne www.forum18.org assure un suivi international des violations de l’article 18 de la DUDH sur les libertés religieuses et de conscience.

2 / Non recensées officiellement, les minorités religieuses non musulmanes pèsent très peu parmi les plus de 70 millions de Turcs : environ 100 à 150 000 chrétiens [environ 45000 Arméniens (Eglise apostolique); 25000 protestants (diverses obédiences) ; 15 à 20000 syriaques (ou assyro-chaldéens) ; 15000 catholiques (5000 latins, 4500 chaldéens, 4000 arméniens ; 2000 syriens) ; 4000 à 5000 Grecs orthodoxes] ; et environ 30 à 35000 juifs.

3/ Pour tous les extraits cités de la Constitution turque de 1982 en français :

http://www.byegm.gov.tr/mevzuat/anayasa/anayasa-fr.htm

4 / Le terme turc « lâïklik » est créé dans la langue turque moderne à partir du vocable français. Pour une approche comparative globale de la laïcité : JP.BURDY et Jean MARCOU (dir.), Laïcité(s). Actualité et problèmes de la laïcité en France et en Turquie, CEMOTI-Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-iranien, no 19, janv.-juin 1995. http://www.ceri-sciences-po.org/publica/cemoti/textes19/intro19.pdf. Et Nilüfer GÖLE, La laïcité républicaine et l’islam public, in La Turquie, Seuil, Pouvoirs no 115, 2005, 224p., p.73-86

5 / Au-delà du génocide des Arméniens par le gouvernement jeune-turc en 1915-1916, l’un des résultats les plus spectaculaires des conflits de la période 1912-1922 est l’islamisation quasi-totale de l’Anatolie, la part des minorités chrétiennes passant ainsi de 20% à moins de 2% de la population du pays. Cette islamisation apparaît comme l’une des conditions premières de la laïcisation.

6/ Loi française de 1905 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.». Le terme de laïcité n’apparaît dans la constitution française que dans le préambule de 1946. Le régime turc ne peut, bien évidemment, être considéré comme réellement concordataire, en l’absence d’autorité religieuse unique dans l’islam, et de « clergé musulman » constitué, avec lesquels l’Etat pourrait contracter.

7 / L’appellation turque du Diyanet est parfois traduite par « Présidence des affaires religieuses ». Le fonctionnement actuel du Diyanet repose sur l’article 136 de la Constitution de 1982.

8 / Le visa des prêches est exercé par le Diyanet jusqu’en juillet 2006. Les imams sont, depuis, libres de leur parole. On manque de recul et d’études permettant d’apprécier un éventuel changement significatif du contenu des prêches et sermons.

9 / Du fait de la disparition pendant la guerre, ou du départ après le conflit, et en application du traité de Lausanne de 1923, de la plupart des populations non musulmanes : Arméniens, Juifs, Grecs, Levantins, etc. Les non musulmans ne demeurent en nombre significatif qu’à Istanbul.

10/ Constitution de 1982, article 24,paragraphe 3 

11 / Le rite hanéfite est une des quatre grandes écoles juridiques interprétatives de l’islam, considérée comme la plus « libérale » et modérée.

12 / Cf. Thierry ZARCONE, La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, 2004, 362p.

13 / Elise MASSICARD, L’autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF, 2005, 361p.

14 / http://www.institutkurde.org/publications/bulletins/259.html

15/ Organisation intergouvernementale, l’OCI siège à Djeddah (Arabie Saoudite), comprend 57 Etats membres en 2010 (dont l’Albanie), et plusieurs Etats observateurs (dont la Bosnie-Herzégovine et la Fédération de Russie). Outre des clauses de solidarité, d’entraide et de coopération entre les États membres, l’OCI entend soutenir la cause palestinienne, et veiller en particulier au statut des lieux saints de l’islam à Jérusalem. Depuis 2004, le 9e secrétaire général de l’OCI est turc : Ekmelleddin Ihsanoğlu (né en 1943), spécialiste d’histoire des sciences islamiques, ancien professeur à l’Université d’Istanbul.

16 / RUMPF Christian, Das türkische Verfassungssystem. Einführung mit vollständigem Verfassungstext [Le système constitutionnel turc. Introduction et texte complet de la Constitution], Wiesbaden 1996, p.106; et: Laizismus, Fundamentalismus und Religionsfreiheit in der Türkei in Verfassung, Recht und Praxis. [Laïcisme, fondamentalisme et liberté religieuse en Turquie], Verfassung und Recht in Übersee (VRÜ) no 32, 1999, p.166.

17/ Le voyage du pape Benoît XVI en Turquie, à l’automne 2006, a été un moment fort de cette clarification de la question des minorités non musulmanes dans le contexte de la candidature à l’UE. Cf. Sarah LAMORT-BOUCHE, La mosaïque du Bosphore. Les minorités en Turquie à l’heure européenne, Mémoire de 3e année de l’IEP de Grenoble, s.d. JP.Burdy et N.Monceau, Saint-Martin-d’Hères, sept.2006, 100p. ; et Léa GAUTHIER, L’Europe chrétienne : une quête d’identité en terre d’islam. L’Eglise catholique face au défi de la candidature turque à l’Union européenne, id. et ibid., juin 2007, 241p.

18 / Traité de Lausanne. Actes signés à Lausanne le 3 janvier et le 24 juillet 1923, Paris, Imprimerie Nationale, 1923.

www.tlfq.ulaval.ca/axl/asie/turtxlaus.htm . Trad.turque : Seha L. MERAY (trad.), Lozan Barış Konferansı. Tutanaklar Belgeler [La Conférence de Paix de Lausanne. Procès-verbaux, Documents], Ankara Üniversitesi Siyasal Bilgiler Fakültesi Yayınları, 1969, XVIII+393p. (nombreuses éditions postérieures, dont Istanbul, Yapı Kredi Yayınları,, 1998). Par l’article 37 qui introduit les engagements concernant les minorités, « la Turquie s’engage à ce que les stipulations contenues dans les articles 38 à 44 soient reconnues comme lois fondamentales, à ce qu’aucune loi, aucun règlement, ni aucune action officielle ne soient en contradiction ou en opposition avec ces stipulations et à ce qu’aucune loi, aucun règlement, ni aucune action officielle ne prévalent contre elles ». Dans l’article 44, §1, la Turquie reconnaît les stipulations de la section III comme « des obligations d’intérêt international … placées sous la garantie de la Société des Nations » et donc de son successeur d’aujourd’hui, les Nations Unies.

19 / La Turquie n’échappe pas ainsi à une évolution lourde dans l’ensemble du monde musulman du Proche et du Moyen-Orient : l’extinction des chrétiens d’Orient. En témoigne l’hémorragie rapide des communautés assyro-chaldéennes (dites aussi syriaques) du sud-est du pays, dont l’exode vers l’Europe (en particulier la France) et l’Amérique du Nord (Canada, Etats-Unis) n’est pas seulement motivé par le sous-développement économique des régions d’origine.

20/ Collationnés en général seulement par des agences de presse chrétiennes, les incidents graves sont une dizaine par an. Ils ont fait six morts depuis 2006 : dont le prêtre italien Andrea Santoro, poignardé en février 2006 dans son église par un jeune fanatique à Trébizonde (Trabzon), grand port de la mer Noire et bastion du nationalisme turcique ; et trois évangélistes -deux Turcs convertis et un missionnaire, ressortissant allemand- , égorgés à Malatya (Sud-est ) en avril 2007 dans une maison d’édition chrétienne distribuant des Bibles Les agresseurs sont de jeunes islamo-nationalistes qui affirment avoir agi pour « pour la défense de la religion et de la patrie ».

21 / Au terme d’un Protocole additionnel au Pacte d’amitié bulgaro-turc du 18 octobre 1925, les Bulgares bénéficient également d’une protection juridique spécifique en Turquie, de même nature que celle dont bénéficient les Turcs de Bulgarie.

22 / Dans les trois versions en français, en anglais et en turc du texte : « minorités non musulmanes » ; « non-moslem minorities » ; « Müslüman olmiyan azınlıklar ».

23/ Toutes les affaires concernant les minorités de Lausanne sont réglées par les bureaux de la sous-commission des minorités (Azınlıklar Tali Komisyonu) du ministère de l’Intérieur.

24/ A ces groupes présents en 1923 se sont ajoutées les communautés religieuses (églises, sectes, groupements) qui ont commencé leurs activités en Turquie postérieurement au traité : par exemple les Églises protestantes indépendantes, ou les Témoins de Jéhovah.

25 / Brève AFP, in La Croix, 27/1/2010

26/ Nous nous appuyons ici sur deux rapports de l’ONG catholique allemande Missio, qui font autorité : Otmar OEHRING, La situation des droits de l’homme en Turquie. Laïcisme signifie-t-il liberté religieuse? (en turc : Türkiye’de insan haklarinin durumu – laiklik = din özgürlügü mü?), Aix-la-Chapelle, Oeuvre Pontificale Missionnaire, coll. Menschenrechte, Missio no 5, 2e éd. remaniée, 2002, 48p. Texte en pdf :

http://www.missio-aachen.de/Images/MR%20T%C3%BCrkei%20franz%C3%B6sisch_tcm14-11237.pdf; et O.OEHRING, La situation des droits de l’homme. La Turquie sur la voie de l’Europe. Où en est la liberté religieuse? Aix-la-Chapelle, Oeuvre Pontificale Missionnaire, coll. Menschenrechte, Missio no 20, 2004, 95p.

Cliquer pour accéder à MR%20T%C3%BCrkei%20franz%C3%B6sisch_tcm14-22933.pdf

27/ En 1974, la cour de cassation turque a rendu un arrêt proprement kafkaïen : les biens acquis par les fondations minoritaires après 1936 doivent être confisqués, car ils n’ont pas été déclarés dans l’inventaire officiel établi…en 1936. Une partie de l’argumentation repose sur l’affirmation que les minorités non musulmanes seraient constituées d’étrangers, et n’auraient donc pas le droit d’acquérir des terrains en Turquie. Les contentieux sur des spoliations de terrains et d’immeubles se sont multipliés ces dernières décennies, compte tenu de la valeur acquise par ceux-ci au centre d’Istanbul.

28/ Nombre de confiscations ou spoliations reposent sur le flou qui entoure les titres de propriété datant de l’époque ottomane : en l’absence de personnalité juridique propre des Eglises, les terrains étaient souvent achetés sous un prête-nom ou mis au nom d’un saint, ou de la Vierge. Dans certains contentieux, le juge constate ainsi la mort du saint ou de Marie, l’absence de tout héritier direct connu, et entérine donc les droits du Trésor public sur le bien… Au moins 4 000 propriétés appartenant à des Grecs, des Juifs et des Arméniens de Turquie, mais aussi aux catholiques et autres minorités non reconnues ont été confisquées depuis 1974. Après des années de fortes pressions de Bruxelles, le Parlement turc a voté en novembre 2006 une loi garantissant les propriétés des fondations religieuses, ­ y compris étrangères, ­ et la restitution de certains biens mis sous tutelle publique. La nouvelle loi donne 18 mois aux fondations pour déposer une demande de restitution de leurs propriétés confisquées par l’Etat. Elle prévoit aussi la nomination d’un membre non musulman au département qui supervise les fondations.

29 / Le rapport Missio no 20, 2004, op.cit., présente une analyse juridique extrêmement poussée de ces textes votés ou en projet.

30/ Parmi les cas rapportés en 2006 par les agences de presse : une campagne menée par des nationalistes du port de Samsun, sur la mer Noire, contre une église protestante locale, dénonçant « ses activités secrètes [qui] constituent un danger pour la ville et pour l’islam, une trahison envers l’identité musulmane et l’identité turque » ; et l’inculpation à Istanbul de deux missionnaires protestants turcs pour « dénigrement de l’islam ». Les poursuites visent également les collectes de dons, et les quêtes, toujours déclarées illégales. Les poursuites sont généralement engagées au titre de l’article 163 du code pénal turc .

31 / Jean Marcou,  « On est fait pour vivre ensemble ! », sur le blog de l’Observatoire de la vie politique turque, Institut français d’études anatoliennes, Istanbul, 23 avril 2007 : http://ovipot.blogspot.com/2007/04/birarada-yasami-savunalim-on-est-fait.html . Situé au centre-droit, l’AKP du premier ministre Erdoğan est issu de la mouvance islamiste, mais mène depuis novembre 2002, fort d’une majorité parlementaire clairement renforcée lors des législatives de juillet 2007, et de l’élection de M.A .Gül à la présidence de la République en août 2007, une politique pro-européenne et de démocratisation des institutions.

32/ Başkin ORAN, Rapport sur les minorités du Sous-comité sur les droits des minorités du Comité consultatif des droits de l’Homme près le Premier ministre, Ankara, octobre 2003, sur le site de l’Institut kurde de Paris : http://www.institutkurde.org/cildekt/point.287.html . Les Turcs grecs sont ainsi toujours qualifiés de « Roums ».

33 / Hamit BOZARSLAN, Sécularisme, religion et nation: les cas turc, pakistanais et israélien, in Effervescences religieuses dans le monde, Esprit no 3-4, mars-avril 2007, 384p., p.235 et 236 pour les deux citations.

34 / La requérante porte plainte contre la Turquie, arguant qu’elle ne peut poursuivre ses études de médecine à l’Université d’Istanbul, la loi et les règlements interdisant l’accès à l’université des étudiantes portant un foulard islamique. Elle est déboutée le 29 juin 2004, à la grande satisfaction des laïques, et au grand dépit des islamistes. Texte intégral de l’arrêt :

35 / « Article 10 : Liberté de pensée, de conscience et de religion », in Réseau Union européenne d’experts indépendants en matière de droits fondamentaux, Rapport relatif à la situation des droits fondamentaux dans l’Union européenne et ses Etats membres en 2005. Conclusions et recommandations, Bruxelles, Commission européenne, 2005, 313p., p.107-112.

Cliquer pour accéder à report_eu_2005_fr.pdf

36/ Sur les crises de 2007 et 2008, cf. BURDY Jean-Paul, MARCOU Jean, La Turquie à l’heure de l’Europe, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble,2008, 192p. Et surtout le blog de l’Observatoire de la vie politique turque, OVIPOT.com, dirigé par Jean MARCOU, professeur de droit public, pensionnaire scientifique à l’Institut français d’études anatoliennes, Istanbul.