Jeudi 29 septembre 2022, 25 Afghanes manifestent aux cris de «Femme, vie, Liberté» devant l’ambassade d’Iran à Kaboul, en soutien aux Iraniennes : «L’Iran se soulève, maintenant c’est à notre tour !», «De Kaboul à l’Iran, dites non à la dictature !» (cliché © AFP, Wakil KOHSAR)
NB: Version initiale de ce post le 5/10/2022, révisée le 12/3/2023
La « Police de répression du vice et de promotion de la vertu.»

La « police des mœurs » (گشت ارشاد , Gasht-e ershad – littéralement « Patrouille d’orientation »), a été organisée en 2005 pour poursuivre les femmes mal voilées (« bad hijabi » selon une formule anglo-persane populaire en Iran) ou « aux tenues indécentes ». Son intitulé complet est « Police de répression du vice et de promotion de la vertu. » Elle existe sous des appellations équivalentes dans d’autres pays islamistes de la région, en particulier dans l’Emirat islamique d’Afghanistan (le régime des talibans associe fondamentalisme chariatique et patriarcat pachtoune radical (1) ; ou dans le Royaume d’Arabie saoudite. En Iran comme en Arabie saoudite, les modalités d’oppression des femmes (beaucoup plus que des hommes – c’est évidemment le corps des femmes qui est symboliquement et physiquement visé à travers le hijab, la burqa, l’abaya…) par la police des mœurs fluctuent à la marge selon les hommes au pouvoir (2).

photographe Hengameh Golestan
On rappellera que le port du voile/hijab avait été un choix volontaire d’une partie des manifestantes (y compris pour des femmes n’ayant aucune habitude d’être voilées) contre le régime du shah Mohamed Reza en 1978-1979 – ce dernier, à la suite de son père dans les années 1930, ayant encouragé l’abandon du port du hijab au nom de la modernité. Mais, à peine la République islamique proclamée, le hijab a immédiatement été imposé par un premier décret du Guide suprême Khomeyni à toutes les Iraniennes le 7 mars 1979 (d’autres textes ultérieurs renforceront l’obligation). Une date évidemment choisie parce qu’à la veille de la Journée internationale des femmes le 8 mars : celle-ci a été marquée par d’importantes manifestations féminines contre le port obligatoire du hijab décrété la veille, réunissant des dizaines de milliers de femmes sans foulards (3).
La charia (dans ses versions chiites) régit l’essentiel des normes comportementales en Iran, et constitue le fondement principal (mais non unique) de l’ordre juridique contemporain. Justifiée au nom de la charia, l’obligation du voile renvoie à une obsession patriarcale, misogyne et puritaine, et à la volonté d’affirmer, dans tous les domaines, l’infériorité ontologique des femmes. Ceci, faute d’acceptation d’une grande partie de la société, sous la menace de peines d’emprisonnement, de coups de fouet et de maltraitances systématiques dans les prisons. « L’Etat théocratique islamiste dès son émergence en 1979 a considéré que le voile imposé aux femmes était un élément central de son autorité et un moyen de contrôle social. (4)». Le Guide suprême Ali Khamenei, dans son discours du 3 octobre 2022 sur « le complot international » et de « l’ennemi intérieur » à l’origine du mouvement de contestation des femmes, a ainsi rappelé que le hijab est « un pilier intangible de la République islamique ».
Quatre décennies contre le « Bad hijabi » / « Mal voilée »
Depuis plus de quatre décennies, l’omniprésence des slogans (« Le voile est l ‘écrin dont tu es la perle !») , des pancartes de rappel partout à l’entrée des bâtiments publics, dont les universités, (« Soeur, n’oublie pas de te voiler correctement !») , et des femmes-cerbères (surnommées « les corbeaux« ) chargées à ces mêmes entrées de contrôler le respect du voilement (mais aussi du non-maquillage, du non-port de vêtements haram), traduisent la difficulté du système iranien à faire respecter ce qui est un des piliers des régimes islamistes (Iran, Arabie saoudite, etc.)– comme d’ailleurs des mouvements islamistes dans le monde musulman comme en Europe occidentale (wahhabites, salafistes, frères-musulmans, etc. ). Préfiguration du mouvement actuel, on avait vu le 27 décembre 2017 (donc sous le président « modéré » Hassan Rohani, dans une énième période de tensions sociales et de manifestations contre la corruption), une jeune femme, Vida Movahed, se percher sur un transformateur électrique dans une des rues principales de Téhéran, se défaire de son voile et l’agiter au-dessus d’elle au bout d’un bâton. Dans les semaines qui avaient suivi, des dizaines d’autres femmes avaient imitée « la fille de l’avenue Enqhelab », avant d’être arrêtées et souvent emprisonnées, tout comme leurs avocates d’ailleurs.

La monopolisation de tous les pouvoirs par les ultra-conservateurs depuis 2021 a entraîné une accentuation de la répression. Le 5 juillet 2022, le président ultra-conservateur Ebrahim Raïssi a promulgué une directive réclamant une application plus stricte de la « Loi sur le hijab et la chasteté», précisant que le foulard doit désormais « couvrir le cou et les épaules. » A charge pour la police des mœurs d’en surveiller l’application, ce qui n’a pas tardé. Quelques jours plus tard, l’actrice et militante Sepideh Rashnoo a été interpellée par une policière des mœurs « en civil » dans un bus, pour hijab enlevé. Arrêtée, emprisonnée, maltraitée, la jeune femme a été contrainte de passer aux aveux forcés et d’exprimer sa contrition à la télévision, avec le visage tuméfié des coups reçus pendant son arrestation. Son cas préfigurait ce qui est arrivé à Mahsa Amini en septembre, la mort en moins évidemment.
« Non au foulard, non au turban, oui à la liberté et à l’égalité ! » «!نه به روسری، نه به عمامه، آری به آزادی و برابری »

Les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini ont vu se multiplier les scènes de rue de rejet individuel et collectif du hijab, souvent brûlé devant les caméras des smartphones qui permettent ensuite de les faire circuler sur les réseaux sociaux protégés par des vpn. On a également vu des femmes se coupant publiquement les cheveux – ceux-ci étant supposés être une source de concupiscence pour les hommes, et à ce titre strictement dissimulé à leurs regards. Le geste a été imité lors de plusieurs manifestations en Europe occidentale et en Amérique du nord. « Peut-être pour la première fois depuis 1979, une jeune génération d’Iraniens, et singulièrement les femmes, parvient à rallier une opposition conséquente pour défier non seulement la législation sur le port du voile, mais tout le dogme social et religieux imposé par la République islamique à la société iranienne. »(5) Le régime s’acharne cependant sur l’application de la loi sur la voile qui, cependant, divise non seulement la société, mais y compris, semble-t-il, une partie du clergé chiite depuis 1979, qui considère que le hijab est plus une tradition qu’une stricte injonction du Coran. Mais le voile est bel et bien un marqueur politique du régime. Ce qu’a rappelé le Guide Khamenei dans son discours du 3 octobre 2022 (6).
Juste après le retour des talibans à Kaboul, la crise iranienne actuelle confirme, si besoin en était dans ce pays depuis les 7 et 8 mars 1979 (voir plus haut) qu’imposé, le foulard islamique est fondamentalement, sous le couvert de la religion, un vecteur politique de domination des femmes et du corps des femmes. N’en déplaise à celles et ceux qui, naïveté ou, plus vraisemblablement, connivence idéologique et opportunisme électoral bien compris, y voient en Occident « un simple accessoire vestimentaire » dont la signification relève strictement de « la libre interprétation individuelle ». Y compris, cerise sur le gâteau, à des fins « d’embellissement » – sic. Ou, tant qu’à faire, « un instrument d’émancipation, de résistance à une société postcoloniale, voire d’expression d’un féminisme islamique. » (7) . Un argumentaire dont les islamistes de tout poil font évidemment leur miel qui, profitant des libertés publiques et de l’éthique de tolérance des sociétés occidentales, font du voilement la lutte fondatrice, réclamant des hijabs pour jouer au foot, et des burkinis pour accéder aux piscines publiques. Les Iraniennes, les Afghanes ou les Saoudiennes emprisonnées et fouettées par leurs régimes respectifs apprécieront cette rhétorique d’émancipation.

NOTES
1 Quelques images de la manifestation de soutien aux Iraniennes en lutte par 25 Afghanes à Kaboul le 26 septembre: https://actu.orange.fr/monde/afghanistan-des-talibans-dispersent-en-tirant-en-l-air-une-manifestation-de-soutien-aux-femmes-iraniennes
2 Tout en maintenant en prison des militantes féministes condamnées à des peines extravagantes pour activisme, voire pour de simples tweets, le prince héritier Mohammed ben Salman (MBS) aurait (le conditionnel reste de mise) enjoint la police des mœurs à plus de discrétion dans l’espace public pour afficher sa « modernité réformatrice »… A l’inverse le président Raïssi a renforcé en juillet 2022 les prescriptions contraignantes sur le port du hijab.
3 Cf. quelques images de cette manifestation, en particulier les clichés de la photographe Hengameh Golestan (née en 1952), qui a «couvert » la révolution sous l’angle des femmes: https://rarehistoricalphotos.com/women-protesting-hijab-1979/. & : https://www.google.com/search?q=Hengameh+Golestan&source
4 THERME Clément, « Mort de Mahsa Amini en Iran : Les autorités iraniennes sont dans une impasse », tribune,Le Monde22/9/2022. En ligne :https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/09/22/mort-de-mahsa-amini-en-iran-les-autorites-iraniennes-sont-dans-une-impasse_6142654_3232.html; FRACHON Alain, « Dans l’Iran de 2022, l’obligation du port du voile est une violence absurde et humiliante », Le Monde, 5/10/2022. En ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/06/dans-l-iran-de-2022-l-obligation-du-port-du-voile-est-une-violence-absurde-et-humiliante_6144672_3232.html
5 AMIR-ASLANI Ardavan, « Iran, la cécité d’un régime vacillant », sur son blog, 28/9/2022. En ligne :http://www.amir-aslani.com/iran-la-cecite-dun-regime-vacillant/
6 GOLSHIRI Ghazal, «En Iran, le Guide suprême Ali Khamenei sort de son silence pour soutenir la répression », Le Monde,4/10/2022. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/10/04/en-iran-le-guide-ali-khamenei-sort-de-son-silence-pour-soutenir-la-repression_6144289_3210.html
7 BERNARD Philippe, « La révolte antitchador des Iraniennes renvoie la gauche à une question qui ne cesse de la fracturer », Le Monde,2/10/2022. En ligne :https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/02/la-revolte-antitchador-des-iraniennes-renvoie-la-gauche-a-une-question-qui-ne-cesse-de-la-fracturer_6144032_3232.html
8 Cf. par ex: https://www.20minutes.fr/insolite/4002376-20220926-iranienne-reprend-bella-ciao-persan-video-devient-virale
