L’Araxe et les multiples frontières qu’elle limite

La rivière Araxe court sur un peu plus de 1000km de la Turquie à l’Azerbaïdjan, où elle se jette dans la Koura, dont le bassin draîne les trois Etats de la Transcaucasie, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan. Elle a longtemps marqué la frontière entre l’Empire ottoman et l’Empire de Perse, puis entre l’Empire ottoman et l’Empire russe, quand celui-ci s’empare de la Transcaucasie perse entre 1813 (par le traité de Golestan), et 1828 (par le traité de Turkmantchaï). Entre 1921 (par le traité de Moscou et le traité de Kars, signés entre le gouvernement d’Ankara de Mustafa Kemal – qui n’est pas encore Atatürk et le pouvoir bolchévique de Pétrograd) et 1991, elle est la ligne frontière entre la République de Turquie et l’URSS, et l’URSS et l’Iran – donc un des fronts méridionaux de la Guerre froide.

Après la dissolution de l’URSS en 1991, elle devient, d’ouest en est, une succession de dyades frontalières parfois très courtes; la moitié environ des 320km de frontière entre la Turquie et l’Arménie (frontière fermée depuis 1993 par solidarité de la Turquie avec l’Azerbaïdjan); les 8 km entre la Turquie et l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan (dont la Turquie est « le garant » depuis 1921) ; les 179 km entre cette République autonome du Nakhitchevan et l’Iran (avec un seul passage frontalier à Djolfa); les 35 km entre l’Arménie et l’Iran (un seul poste-frontière); environ 180 des 432 km entre l’Azerbaïdjan et l’Iran (sans passage frontalier sur cette portion vidée de sa population après 1994, et où les villages azéris ont été détruits ).

Les dyades frontalières de l’Araxe (Turquie-Arménie : vert) (Turquie-Nakhitchevan : rouge) (Nakhitchevan-Iran : bleu) (Arménie-Iran : jaune) (Azerbaïdjan-Iran depuis le 18/10/2020 : orange) (carte JP.Burdy)

Cette dernière portion, qui correspondait à la partie méridionale du territoire azerbaïdjanais occupée par l’Arménie autour du Haut-Karabagh, a été figée entre 1993-94 et octobre 2020, quand l’Azerbaïdjan a mené une violente offensive au sud du Karabagh. Au 18 octobre, l’armée azerbaïdjanaise, appuyée par les Turcs, a entièrement repris le contrôle de la rive nord de l’Araxe azerbaïdjanaise. Pour marquer cette reconquête des districts de Fizouli, Jebrayil et Zangilan, le président Ilham Aliev et la vice-présidente, son épouse Mehriban Alieva, s’y sont rendus le 17 novembre: ils ont posé, en tenue camouflée, devant les ponts de Khoda Afarin, momuments vestiges des XIe-XIIIe siècles. Derrière eux, sur l’autre rive, l’Iran.

L’accord tripartite signé le 10 novembre 2020 à Moscou entre la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, acte la cruelle défaite militaire de Erevan et, a contrario, la victoire de Bakou – et d’Ankara. Par ce texte, l’Arménie autorise la Russie à installer la force russe d’interposition sur les 35km de route séparant l’Azerbaïdjan du Nakhitchevan 1. Ce qui garantit donc la réouverture, pour la première fois depuis 1990, d’une route directe entre Bakou et Nakhitchevan (la voie ferrée qui doublait cette route a disparu depuis la fin de l’URSS).

Côté turc, dans une presse triomphaliste confortée par le discours de victoire du président Recep Tayyip Erdoğan à Bakou le 10 décembre (voir notre post du 12/12/2020), on n’hésite pas à évoquer l’ouverture prochaine d’un corridor de circulation terrestre directe entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, sans devoir transiter par l’Iran ou par la Géorgie. Un corridor qui aurait vocation à devenir un barreau de la Nouvelle Route de la soie chinoise, en associant une route, une voie ferrée et des tubes (oléoduc et gazoduc), ouvrant à Ankara un nouvel accès aux vastes horizons de l’Asie centrale et de la Chine 2.

Mais ces déclarations enflammées ne doivent pas occulter les réalités géopolitiques et juridiques. Tout d’abord l’Arménie a toujours, sur l’Araxe une frontière internationale de 35 km avec l’Iran, avec le poste-frontière d’Agarak (Arménie) -Nurduz (Iran). Le développement d’un corridor routier et ferroviaire direct entre la Turquie et l’Azerbaïdjan se heurte et se heurterait de jure à la souveraineté maintenue de l’Arménie, toute affaiblie qu’elle soit depuis sa défaite, sur cette frontière internationale avec l’Iran. Un nouveau corridor supposerait évidemment un accord tripartite général Ankara-Erevan-Bakou qui n’est visiblement pas à l’ordre du jour, alors que le blocus turc de la frontière arménienne est étanche depuis 1993, et que l’Arménie se retrouve plus enclavée et épuisée que jamais. D’autre part, au plan économique, un tel corridor serait, sur son volet ferroviaire, directement concurrent de la nouvelle ligne BTK (Bakou-Tbilissi-Kars), prévue par le programme international TRACECA (1993), inaugurée à l’automne 2017 et qui peine quelque peu à monter en puissance3

Tracé schématique de la ligne BTK sur un timbre géorgien (2012)

La République islamique d’Iran pourrait avoir son mot à dire, pénalisée potentiellement qu’elle serait par un corridor terrestre sur la rive nord de l’Araxe alors que des dizaines de milliers de camions turcs transitent annuellement par son territoire pour accéder à l’Azerbaïdjan via le poste-frontière d’Astara, sur la mer Caspienne, ou vers le Turmenistan, à l’est. Les droits de douane et les péage payés par ces camions sont une source de devises non négligeable pour un pays qui en manque cruellement ces dernières années du fait de l’accumulation des sanctions. Téhéran, dont la Turquie est à ce jour le seul client étranger important du gaz iranien, ne pourrait que s’inquiéter également d’un axe gazier Ankara-Bakou-Turkmenistan renforcé – le contrat gazier bilatéral Iran-Turquie arrive à échéance en 2026. Plus globalement, Téhéran voit d’un très mauvais oeil le renforcement de la présence turque en Azerbaïdjan à l’occasion de la guerre du Karabakh – les déclarations du président turc à Bakou le 10 décembre 2020 ont exaspéré en Iran, bien au-delà du seul gouvernement 4.

On n’oubliera pas la Russie, avec des analyses assez comparables à celles de Téhéran : Moscou, dont les relations avec Ankara sont pour le moins ambigües, n’a aucun intérêt à un renforcement supplémentaire de la Turquie sur zone et par exemple, à ce qu’apparaisse une liaison directe par oléoduc et/ou gazoduc entre l’Asie centrale, le bassin de la Caspienne et la Turquie, qui ferait concurrence à ses propres tubes russo-turcs.

Le quotidien turc Sabah du 2 décembre 2020 ose la formule suivante en Une: «[le corridor Nakhitchevan-Azerbaïdjan] ouvre une route commerciale et énergétique stratégique qui mènera la Turquie jusqu’aux rivages du Pacifique. 5/» Visiblement, l’hubris du président turc déborde sur la presse pro-gouvernementale . On restera plus prudent : le « nouveau corridor » n’est sans doute pas près de voir le jour…

Titre de Sabah (Ankara), 2/12/2020 : « Les équilibres qui vont changer avec le corridor du Nakhitchevan »

Carte du cessez-le-feu conclu à Moscou le 10 novembre 2020© Le Monde Infographie, 12/11/2020

NOTES

1 L’accord de Moscou du 10 novembre 2020 dispose que : «La République d’Arménie garantit la sécurité des liaisons de transport entre les régions occidentales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome de Nakhitchevan afin d’organiser le libre mouvement des personnes, des véhicules et des marchandises dans les deux sens. Le service des gardes-frontières du service fédéral de sécurité russe est chargé de superviser les liaisons de transport. »

2 Fehim TASTEKIN, « How realistic are Turkey’s ambitions over strategic corridor with Azerbaijan », Al Monitor, 4/12/2020URL: https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/12/turkey-russia-iran-conflicting-interests-nagorno-karabakh.html.

3 Les opérations sont ralenties, entre autres facteurs, par l’écartement différent des voies entre l’Azerbaïdjan et la Géorgie d’un côté (à la jauge russo-soviétique large de 1520mm ) et la Turquie de l’autre (à la norme européenne de 1435mm), ce qui implique à mi-parcours soit un transbordement du fret, soit un changement de bogies.

4 Les prises de position iranienne ont évolué pendant le conflit récent: prudence initiale, Téhéran tenant à maintenir de bonnes relations avec son petit voisin arménien (et chrétien) qui lui achète un peu de gaz et lui offre une sortie routière en direction de la mer Noire; protestations pendant les combats, alors que plusieurs villages iraniens frontaliers ont reçu des projectiles divers traversant l’Araxe, sans pouvoir préciser qui les envoyait de l’Arménie ou de l’Azerbaïdjan; satisfaction après un cessez-le feu actant « la restitution [à l’Azerbaïdjan] de territoires occupés« ; promesses ensuite d’une « nouvelle coopération transfrontalière bilatérale fructueuse » avec Bakou. Mais méfiance certaine in petto à propos de la présence israélienne et américaine en Azerbaïdjan, et fureur contre les déclarations du président turc…

5 « Nahçıvan koridoru, enerji ve ticarette denge değiştirecek. Nahçıvan’ı Azerbaycan’a bağlayan koridorun kurtarılmasıyla Türkiye’yi Pasifik kıyılarına ulaştıracak stratejik ticaret ve enerji yolu açıldı. » Sabah, 2/12/2020 . URL : https://www.sabah.com.tr/gundem/2020/12/02/nahcivan-koridoru-enerji-ve-ticarette-denge-degistirecek &: https://www.sabah.com.tr/gundem/2020/12/02/son-dakika-turkiye-pasifik-kiyilarina-ulasiyor-nahcivan-koridoru-denge-degistirecek

La frontière nord de l’Iran le long de l’Araxe, sur une carte routière iranienne (vers 1990). Le chemin de fer de la période soviétique indiqué sur la carte sur la rive nord n’est, en réalité plus en service depuis des décennies, et a été déferré depuis longtemps.


ADDENDUM, 27 novembre 2021

Dossier « Caucase : un an après » , Diplomatie, no 112, novembre-décembre 2021.

Le dossier Turquie des Grands dossiers de Diplomatie no 64, août-septembre 2021, sera utilement complété par le dossier «Caucase : un an après » du numéro 112 de Diplomatie, novembre-décembre 2021. Sommaire:

Géopolitique du Caucase du Sud : un espace en redéfinitionPar Pierre Jolicoeur, professeur de science politique, Collège militaire royal du Canada.

La reconquête du Haut-Karabagh : une victoire pour la Russie ?Par Yann Breault, professeur au Collège militaire royal de Saint-Jean (Canada).

Le front caucasien de la TurquiePar Lucie France Dagenais, chercheuse associée à l’Observatoire de l’Eurasie de l’université du Québec à Montréal, ex-co-directrice de l’Observatoire de l’Eurasie et autrice de Eurasie et puissance de la Chine : remodelage d’un continent dans la mondialisation (Publibook, 2020).

L’Iran au cœur du jeu caucasienPar Pierre Pahlavi, directeur adjoint du département des études de la Défense et professeur titulaire au Collège d’état-major des Forces canadiennes (CFC) de Toronto.

Regards sur la GéorgiePar Frédéric Labarre, doctorant au Collège militaire royal du Canada à Kingston et coprésident du groupe d’étude Regional Stability in the South Caucasus du PfP Consortium.

Quels défis géopolitiques pour la Géorgie ?Avec S.E. Mme Téa Katukia, ambassadeur de Géorgie en France et en principauté de Monaco, représentante permanente de la Géorgie à l’UNESCO.

Le Groupe de Minsk n’a plus de sensPar Robert M. Cutler, diplômé du Massachusetts Institute of Technology et détenteur d’un doctorat en science politique de l’Université du Michigan, fellow de l’Institut canadien des affaires mondiales.

Le conflit au Nagorny-Karabagh, nouveau révélateur des défis politiques au sein de l’OTANPar Julien Tourreille, chercheur en résidence à l’Observatoire des États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand (UQAM).

Le « Grand Jeu » de la Chine dans le Caucase du SudPar Olga V. Alexeeva, sinologue et professeure d’histoire de la Chine, UQAM.

Le Caucase du Sud dans la profondeur stratégique israéliennePar Igor Delanoë, docteur en histoire et directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe (Moscou).

Turkish Airlines ou le reflet des mutations de la Turquie contemporainePar Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’IFEA (Institut français d’études anatoliennes) d’Istanbul.

L’Asie centrale (1991-2021) : de l’indépendance aux incertitudesPar Michaël Levystone, chercheur au centre Russie/NEI (nouveaux États indépendants) de l’IFRI (Institut français des relations internationales) et auteur de Russie et Asie centrale à la croisée des chemins : des survivances soviétiques à l’épreuve de la mondialisation (L’Harmattan, Paris, 2021).

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