L’assassinat de Soleimani à Bagdad, frappé par un drone américain, est un coup sévère, mais très provisoire, porté à l’appareil dirigeant de la République islamique. Sévère à cause de l’efficacité reconnue (et exaltée par la propagande) de l’activisme de Soleimani sur tous les fronts régionaux. Et à cause de sa popularité réelle: auprès des combattants pro-iraniens et de leurs dirigeants au Liban, en Syrie et en Irak ; mais aussi en Iran, où elle dépasse largement la base militante du régime. Un coup provisoire, parce que le commandant depuis 1999 (?) de la Force Al-Qods des Gardiens dela ré volution a été immédiatement remplacé, et qu’une institution comme les Gardiens de la révolution et un régime comme la République islamique digèrent très vite la disparition d’un de leurs dirigeants. Quelques heures après la mort de Soleimani, le Guide a nommé l’adjoint de Soleimani, le général Esmaël Ghaani, à la tête d’Al-Qods. Ghaani est originaire du Khorassan (est de l’Iran), spécialiste de l’Afghanistan et du Pakistan, deux voisins particulièrement sensibles pour la République islamique, pour laquelle l’Afghanistan fait historiquement partie de sa sphère naturelle d’influence. A ces titres, Esmaël Ghaani est intervenu en Syrie pour y structurer la brigade des Fatimides (Fatemiyyoun) des volontaires chiites afghans (composée de hazaras afghans et d’Afghans installés en Iran), et la brigade de Zeinab (Zeinabiyyoun) des volontaires chiites pakistanais. La continuité de l’action de la Force Al-Qods est donc assurée.

En Irak, puis en Iran, le cortège funéraire de Soleimani, d’Al-Mohandis et des autres victimes de la frappe américaine a mobilisé des foules immenses – les plus importantes peut-être depuis la mort de Khomeyni en 1989. Rassemblant donc bien au-delà des seuls partisans du régime de Téhéran, ou des participants contraints. Soleimani avait acquis une réelle popularité en Iran, sur une base patriotique et nationaliste -la lutte contre Daech en 2014-2015, également partagée par une partie des Irakiens. Les circonstances de la disparition de Ghassem Soleimani permettent de transcender provisoirement les clivages politiques, et de resserrer des rangs déchirés depuis la mi-novembre par la répression de la « crise de l’essence ». Et d’occulter les faces sombres du personnage : sa volonté répressive des mouvements de contestation (attestée dès 1999, par un appel des pasdaran à une répression immédiate du mouvement étudiant par le président Khatami); les ingérences permanentes dans les affaires des Etats voisins ; les exactions des milices pro-iraniennes en Irak et en Syrie ; son aventurisme anti-israélien en Syrie et au Liban.

Critiques de la première heure de l’accord de Vienne et du rapprochement avec l’Occident, les ultra- conservateurs et les Gardiens de la révolution verront dans la mort de leur plus éminent représentant la confirmation de leur ligne politique, et y seront conforté dans leur offensive contre Hassan Rohani et le camp des modérés, très affaiblis par les effets économiques de la politique trumpienne. On rappellera que certains promettaient à Soleimani un destin politique national en 2021, année d’élections présidentielles : Napoléon perçant sous Bonaparte ? – il avait décliné l’offre en 2017. Le régime a su valoriser la mort de Soleimani en jouant sur trois tableaux : l’exaltation de la mort en martyr de Soleimani, un thème évidemment sensible dans le contexte doloriste prégnant de la martyrologie chiite duodécimaine ; le patriotisme et le nationalisme, Soleimani étant considéré par beaucoup comme celui qui a protégé l’Iran de Daech; et l’anti-américanisme, pilier idéologique de toujours du régime , et qui est ré-alimenté au quotidien depuis 2017 par les décisions de Donald Trump. On peut donc estimer que celui-ci a provisoirement renforcé un régime qu’il cherche à abattre. « L’affaire du Boeing ukrainien », qui a provoqué une intense émotion en Iran, a vite été occultée visuellement dans l’espace public: celui-ci est envahi par des fresques géantes, des banderoles, des affiches, à la gloire du martyr Soleimani. Les victimes du Boeing ne méritent visiblement pas, quant à elles, le prestige moral du martyre.

Source des illustrations: site officiel du Guide, khamenei.ir