Le temps est peut-être venu d’un changement de paradigme de sécurité dans le golfe Persique. Le projet iranien HOPE ( Hormuz Peace Endeavor / Initiative de paix d’Ormuz) pourrait être une hypothèse de travail, alors que le Conseil de coopération du Golfe est en faillite, et qu’un retrait américain est désormais possible.
1) Donald Trump : « Les Etats-Unis n’ont plus besoin d’être présents dans le golfe Persique. »

Quand les Britanniques se retirent de « l’est d’Aden » entre 1961 et 1971, le relais sécuritaire est déjà pris par les Américains – qui ont dès 1945 conclu avec l’Arabie saoudite un accord de protection. Pour sécuriser les approvisionnements pétroliers de l’Occident, et en particulier des Etats-Unis, Washington définit le golfe Persique comme « région vitale pour les intérêts américains », et y déploie la « politique des deux piliers » – l’Arabie saoudite et l’Iran. Et confie au shah d’Iran le rôle de « gendarme du Golfe », chargé de garantir et la libre circulation à Ormuz et la protection des monarchies du Golfe. La révolution iranienne de 1979, suivie de la guerre Irak-Iran, change la donne : les Américains prennent directement en charge la sécurisation du Golfe et la libre circulation dans le détroit d’Ormuz (garantie par le droit maritime coutumier.
La présence militaire américaine n ‘a cessé de monter en puissance au fil des crises successives (révolution iranienne, 1979 ; guerre Irak-Iran, 1980-1988 ; invasion du Koweït, 1990-1991 ; al-Qaeda puis invasion de l’Irak, 2001-2011 ; Etat islamique, 2014-2018), jusqu’à devenir la plus importante concentration de bases militaires au monde1, bases aériennes et inter-armes (Irak, Koweït, Qatar, Emirats, Oman) et bases navales (Bahreïn, Abou Dhabi, Fujeirah, Oman). La Ve Flotte américaine a été recréée en 1995, et son commandement est établi à Juffair, à Bahreïn. Elle se déploie dans le Golfe, en mer Rouge et dans l’océan Indien. La Royal Navy britannique est étroitement intégrée au dispositif américain. Presque un demi-siècle après son départ, Londres a réinstallé une base navale à Bahreïn en 2018, qui s’ajoute aux facilités dont elle dispose à Oman. Pour augmenter en 2019 la pression des sanctions contre Téhéran, Washington a empilé, en strates successives, des moyens aériens, navals et terrestres supplémentaires. Pour la première fois depuis le départ des troupes américaines en 2003, des soldats américains vont revenir sur le sol saoudien.
Ces gesticulations ont pour objectif de doper plus encore un rapport de puissance militaire conventionnel écrasant face à l’Iran, et de (ré-)assurer la sécurité des clients régionaux du complexe militaro-industriel américain. Mais la décision du président Trump de quitter du jour au lendemain la Syrie, et d’abandonner ainsi les Kurdes du Rojava soit à l’autorité de Bachar al-Assad, soit à l’armée du président Erdoğan, ne peut qu’entretenir une vieille inquiétude dans la Golfe : être abandonné par Washington. Ce qui ne manque pas de nourrir un anti-américanisme latent qui s’était déployé à partir de 2011, quand le président Obama avait soutenu certains contestataires lors des printemps arabes, puis ouvert des négociations avec l’Iran dans le dossier du nucléaire.
Avec le président Trump, un désengagement du Golfe n’est pas inenvisageable. Dans une série de tweets le 24 juin 2019, le président américain a souligné que si la Chine et le Japon dépendent du transit dans le détroit d’Ormuz, en revanche, les Etats-Unis n’auraient « même pas besoin [d’y] être présents », du fait de leur puissante autonomie pétrolière 2. Et de sommer les intéressés, et plus tard les Européens (sont cités : Royaume-Uni, France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique) d’apporter des contributions significatives à une coalition maritime internationale pour assurer la sécurité de la navigation à Ormuz. Le président Trump proclame a toute puissance américaine, mais ne riposte pas à la frappe iranienne contre son drone Global Hawk le 20 juin. Et quelques semaines plus tard, dit explicitement que tant que les amis des Etats-Unis dans le Golfe paieront pour que Washington assurent leur sécurité, et resteront de gros acheteurs d’armes américaines, les soldats américains resteront sur place… On ne saurait être moins rassurant pour les capitales concernées, en particulier Riyad… Un retrait unilatéral américain est donc possible. Or, il n’y a guère d’alternative côté arabe.
2) Le Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe, ou la chronique d’une faillite annoncée

La révolution iranienne de 1979, presque immédiatement suivie de la guerre Irak-Iran (1980-1988), a tétanisé les pétromonarchies du Golfe. Organisé en 1981, le Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe (CCG ou GCC, Gulf Cooperation Council: Arabie saoudite, Oman, Koweït, Bahreïn, EAU, Qatar) entendait répondre aux nouveaux enjeux sécuritaires du Golfe. Mais les budgets colossaux consacrés aux achats d’armements n’ont jamais pu dissimuler la dépendance des Etats du CCG au parapluie américain 3. Car le CCG a été miné dès l’origine par la méfiance latente de plusieurs de ses membres (Oman, Koweït, Qatar) face à l’hégémonisme de Riyad , ce qui a toujours limité l’approfondissement de la coopération (union monétaire, chemin de fer Koweït-Mascate, etc.) -sinon pour réprimer les contestations au printemps 2011 à Bahreïn (avec envoi à Manama de la Garde nationale saoudienne et de forces de police émiraties) et à Oman. Et le CCG est entré dans une spirale de crise depuis la mise au ban du Qatar en 2014, et plus encore depuis l’été 2017 4.
Parmi les contradictions qui divisent le CCG, la question des relations avec l’Iran est centrale. Car les six Etats membres sont loin d’avoir une position unanime d’hostilité à la République islamique. L’Arabie saoudite est en rivalité de puissance binaire avec l’Iran depuis la disparition de la puissance irakienne en 2003. Protectorat saoudien, Bahreïn, confronté à une contestation politique et sociale chiite persistante, que le régime sunnite de Manama attribue rituellement à « un complot iranien », entretient des relations détestables avec l’Iran. Au sein des EAU, Abou Dhabi a des relations difficiles avec l’Iran (aggravées depuis 2015 par la participation émiratie à la guerre au Yémen voulue par Riyad), mais Dubaï doit une partie de sa prospérité économique à des relations intenses avec l’Iran, officielles ou non. Réalisme et pragmatisme obligent, le sultan Qabous d’Oman entretient avec Téhéran des relations bilatérales que l’on peut qualifier de cordiales. Le Koweït se tient à l’écart, et évite de soulever la question de la délimitation des eaux territoriales au nord du Golfe. Quand au Qatar, il mène à l’égard de l’Iran une politique dictée là encore par le réalisme, les deux pays se partageant l’exploitation de l’énorme dôme de gaz (« North Dome » pour Doha ; « South Pars » pour Téhéran) qui fait la fortune de l’émirat.

3) Avec le projet HOPE, Téhéran propose une autre architecture de sécurité pour le Golfe
Tout en créant un rapport de force sur le terrain par des éléments de conflit asymétrique (incidents navals dans le détroit d’Ormuz) et la menace martelée d’utilisation de son arsenal de missiles en réponse à toute agression contre le territoire iranien, Téhéran a développé une double riposte diplomatique aux décisions (et indécisions) américaines. D’une part en direction des autres signataires du JCPoA, en relançant tous les 60 jours un peu plus son programme d’enrichissement d’uranium. D’autre part, en proposant à ses voisins une autre architecture de sécurité pour le Golfe.
Téhéran dénonce tout d’abord la présence américaine dans la région comme illégitime et déstabilisatrice. Le 22 septembre, après l’annonce par Washington de l’envoi de renforts américains en Arabie saoudite (quittée en 2003), le président Hassan Rohani répète à « ceux qui veulent tenir l’Iran pour responsable » des maux de la région, que la présence de forces étrangères dans le Golfe y accroît «l’insécurité.» : « Votre présence a toujours apporté douleur et malheur dans la région. Plus vous vous tiendrez éloignés de notre région, plus celle-ci connaîtra la sécurité De notre point de vue, la sécurité du golfe Persique vient de l’intérieur. La sécurité du golfe Persique est endogène, la sécurité du détroit d’Ormuz est endogène. Les forces étrangères sont source de problème et d’insécurité pour notre peuple et pour la région.»
Et le 25 septembre, le président Rohani annonce à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU à New York, « un plan de coopération [entre les Etats riverains] destiné à assurer la sécurité du golfe Persique, du détroit d’Ormuz et de la mer d’Oman. ». Il indique que son pays tend ainsi « la main de l’amitié et de la fraternité » aux Etats du Golfe, et a envoyé des courriers aux souverains saoudien et bahreini. Ce plan est dénommé HOPE (Espoir ou : Hormuz Peace Endeavor / Initiative de paix d’Ormuz).

Le détail des propositions iraniennes n’est pas connu, au-delà de quelques objectifs très généraux, selon une formule qui pourrait être comparable à celle de l’OSCE en Europe : sécurité dans le golfe Persique, le détroit d’Ormuz et le golfe d’Oman ; dialogue régional pour une paix régionale. Deux conditions : « le départ des forces étrangères présentes dans le Golfe », et « la participation de tous les Etats riverains », donc Iran et Irak inclus. Il n’y a là rien de nouveau, Téhéran avançant ce schéma depuis des années. Le seul écho côté arabe étant le sultan Qabous d’Oman, qui a, à plusieurs reprises dans les dernières décennies, proposé une telle configuration incluant l’Iran – au mécontentement notoire de Riyad et d’Abou Dhabi.
Reste à voir si ce projet HOPE va être examiné par toutes les parties aux tensions dans la région, alors que le multilatéralisme n’a guère le vent en poupe depuis l’élection du président Trump. Mais, de toutes manières, une redéfinition de l’architecture de sécurité régionale s’imposera tôt ou tard, qu’elle soit précédée ou suivie un retrait américain partiel ou total -une hypothèse désormais à prendre en compte. Sous l’égide de l’ONU (proposée par Téhéran) les propositions iraniennes pourraient alors être une base de discussion, et un moindre mal pour tous les Etats riverains.
NOTES
1 La base française d’Abou Dhabi peut fournir des moyens inter-armes à des coalitions occidentales. Le parapluie américain ardemment recherché se couple à un anti-américanisme latent ou ouvert. Cf. JP.BURDY, « L’alliance avec les Etats-Unis, entre antiaméricanisme et sécurité régionale », Moyen-Orient no 22, avril-juin 2014, p.61-65 ; et « La politique américaine et l’antiaméricanisme dans le Golfe depuis 2003 et 2011 », in Emma SOUBRIER (coord.) Les pays du Conseil de coopération du Golfe. Nouvelles puissances du monde arabe ? Institut MEDEA (Bruxelles), Paris, Ed. Du Cygne, 2014, 144p.
2 « La Chine tire 91 % de son Pétrole du Détroit, le Japon 62 %, et beaucoup d’autres pays du même ordre. Alors, pourquoi protégeons-nous les voies de navigation pour les autres pays (depuis de nombreuses années) pour zéro compensation ? Tous ces pays devraient protéger leurs propres navires sur ce qui a toujours été un itinéraire difficile. Nous n’avons même pas besoin d’être là parce que les Etats-Unis sont juste devenus (de loin) le plus grand producteur d’énergie du monde entier ! » Tweet du président Trump, 24 juin 2019. [forme et orthographe respectées]
3 Les déboires rencontrés par Riyad dans la guerre au Yémen confirment la faible capacité d’utilisation des armements sophistiqués acquis par le royaume, ainsi que la faible compétence à la manœuvre. En 2018-2019, les houthis (encouragés par les Iraniens) ont multiplié les opérations contre le territoire saoudien. Les Saoudiens et leurs supplétifs ont perdu hommes et matériels dans l’offensive de Najran fin août 2019. Les attaques d’installations pétrolières en profondeur sur le territoire saoudien (le 14 mai 2019, et plus encore le 14 septembre) ont démontré que Riyad était dans l’incapacité de protéger ses installations stratégiques au coeur du royaume.
4 Cf. https://questionsorientoccident.blog/2017/06/12/le-qatar-au-ban-du-ccg-rivalites-de-puissances-autour-de-lemirat/