“Her şey çok güzel olacak!” “Tout ira très bien !“.
La victoire amplifiée d’Ekrem Imamoğlu aux municipales métropolitaines d’Istanbul le 23 juin 2019
Le 31 mars 2019, le président Recep Tayyip Erdoğan n’avait pas supporté que la mairie métropolitaine d’Istanbul échappe au candidat de l’AKP (Parti Justice et développement) et ancien premier ministre Binali Yildirim, au profit du candidat du parti post-kémaliste CHP (Parti républicain du peuple) Ekrem Imamoğlu. Il a d’abord fallu attendre plus de deux semaines pour que les résultats soient officiellement proclamés (le 17 avril). R.T.Erdoğan, qui avait commencé son ascension politique à Istanbul, où il a été maire métropolitain de 1994 à 1998, a donc prétexté que l’écart des suffrages n’était que de 13729 voix (sur plus de 10 millions d’électeurs inscrits, et un taux de participation de 84,67 %) pour obtenir (exiger !) de la Haute commission électorale (YSK), à sa botte comme désormais toutes les institutions et tous les médias turcs, l’annulation du résultat. Ce qui est acquis le 6 mai. Au motif vertueux de manipulations par les bureaux de vote dans le décomptage des bulletins à l’ouverture des urnes. Mais on aura relevé que l’annulation n’a concerné que les résultats de l’élection métropolitaine, mais non les résultats pour les mairies d’arrondissement, alors que ce sont les mêmes commissions qui ont dépouillé les différents bulletins. Il est vrai que les bulletins d’arrondissement donnaient la majorité à l’AKP, et qu’il n’y avait donc effectivement pas motif à annulation…. Comme dans de nombreuses mairies des régions kurdes du pays, où les résultats pro-HDP n’ont pas plu au despote d’Ankara, le maire métropolitain élu a été immédiatement remplacé par un préfet. Erdoğan est coutumier du fait:. Le résultat des élections législatives de juin 2015 ne lui avait pas plu: il avait dissous l’Assemblée, et organisé un nouveau scrutin en novembre 2015, non sans avoir entre temps relancé le conflit kurde pour remobiliser l’électorat (ultra-) nationaliste.
Une nouvelle campagne électorale a donc été ouverte à Istanbul, pour un nouveau vote le 23 juin. Et l’artillerie médiatique (monopolistique) et discursive du pouvoir AKP, à commencer par celle du président lui-même dans ses multiples interventions, s’est déchaînée contre Ekrem Imamoğlu, avec des arguments politiques de haute tenue: “c’est un Grec!” (donc un « traître à la Nation« ); “c’est un agent du prédicateur Fethullah Gülen!” (donc un “terroriste FETÖ”); “il a maltraité un gouverneur dans un aéroport!” (donc c’est un homme violent et dangereux), etc. S’il fallait résumer, on réutiliserait l’argument obsessionnel en Turquie: “C’est un complot ! ” -évidemment “ourdi de l’étranger”… Une antienne qui n’a pas court qu’en Anatolie, puisque c’est un argument constant dans tout le Moyen-Orient.
Pour l’emporter, le candidat CHP devait rallier la majorité du vote kurde, nombreux à Istanbul. On a donc assisté à de fines manoeuvres pour peser sur l’électorat kurde. Le président turc a reçu avec moultes protestations d’amitié éternelle son “frère”, le tout fraîchement élu président du Kurdistan autonome d’Irak, Nechirvan Barzani (du clan Barzani, et donc du parti PDK, qui monopolise pouvoirs et prébendes au nord du Kurdistan: 68 députés seulement sur 111 étaient présents au parlement d’Erbil pour son élection le 23 mai). Lequel Barzani n’a pas manqué de chanter les louanges de son hôte (AKP). Le président turc a également fait valoir – Dieu sait en échange de quelles concessions !, une missive du président à vie du PKK, Abdullah Öcalan, alias Apo, emprisonné à vie depuis 1999 dans l’île d’Imralï, appelant les électeurs kurdes (et donc tout particulièrement ceux du parti pro-kurde HDP, Parti démocratique des peuples, dont le charismatique co-président Selahattin Demirtaş est embastillé depuis novembre 2016, et menacé de 142 ans de prison), qui représente environ 10% de l’électorat turc dans les dernières élections générales, à s’abstenir de voter dans cette élection d’Istanbul. Et donc “objectivement” de favoriser le candidat de l’AKP.
Nous ne traiterons pas ici de la deuxième campagne électorale, non plus que de la personnalité d’Ekrem Imamoğlu, ou de son slogan de campagne pacificateur (“Her şey çok güzel olacak!” “, soit “Tout ira très bien !“). Relevons juste quelques chiffres et pourcentages, à partir des comptages globaux et par quartiers au lendemain de la consultation (disponibles sur le site HDN: http://www.hurriyetdailynews.com/secim/23-haziran-2019-yerel-secimleri/istanbul-secim-sonuclari )
– 10,570 millions d’électeurs inscrits; 8,925 millions de suffrages exprimés; un taux de participation de 84,44% (84,67% le 31 mars); 31186 urnes dépouillées.
– 54,21% des suffrages pour Ekrem Imamoğlu; 44,99% pour Yildirim (en mars: 48,77% contre 48,61%);
– 806000 voix d’écart entre les deux candidats (contre 13000 en mars);
– une perte de voix en valeur absolue et en pourcentage pour l’AKP Yildirim dans tous les quartiers d’Istanbul, y compris dans tous ceux qui sont considérés depuis 2002 comme les “bastions historiques” de l’AKP.
Les spécialistes ont déjà décrypté, et vont continuer à le faire, les modalités et le sens de cette évaporation de suffrages AKP qui se sont reportés vers le candidat CHP (un glissement des électeurs AKP évalué à ce jour à au moins 4%). La liste est longue, et la hiérarchisation des arguments difficile: le mécontentement contre le “coup d’Etat électoral” de l’annulation des résultats le 6 mai; le mécontentement contre une situation économique dégradée et l’effondrement de la livre, alors que l’AKP a fait de la croissance économique et de l’élévation du niveau de vie (réelles toutes deux pendant des années) son fond de commerce électoral; le ras-le-bol de la monopolisation des ressources de la plus grande et plus riche métropole du pays par une oligarchie de politiciens et d’entrepreneurs-affairistes (en particulier des promoteurs immobiliers) étroitement liés au clan Erdoğan, etc. La cartographie binaire en rend compte: au soir du 23 juin, Ekrem Imamoğlu est largement majoritaire dans les différents quartiers (28 arrondissements sur 39), au contraire du 31 mars, où il était minoritaire (15 sur 39).


Les résultats du 31 mars avaient été un échec personnel autant que politique pour le reis d’Ankara, ancien maire du Grand Istanbul; ceux du 23 juin sont une nouvelle gifle qui, pour une fois, a laissé le président muet pendant une soirée électorale. A court et moyen terme (et sans doute jusqu’au prochaines élections présidentielles, en 2023, par ailleurs année du centenaire de la République de Turquie), ils ne changent cependant rien à l’état calamiteux des droits et libertés dans le pays. A peine les urnes remisées s’est ouvert un nouveau procès collectif au tribunal de la prison de Silivri : celui des événements du parc Gezi à Istanbul en 2013 (9 morts, des centaines de blessés), un épisode qui a été un tournant dans l’histoire de la Turquie sous gouvernement AKP. Outre les seize accusés principaux, aux dossiers d’accusation fabriqués de toutes pièces, on peut prévoir que quelques centaines de personnes de plus de la société civile (étudiants, écologistes, féministes, citoyens de base, journalistes, artistes, etc.) iront rejoindre dans quelques semaines les prisons surpeuplées du régime….
En attendant, avec une pensée pour nos collègues et ami.e.s emprisonné.e.s, on ne boudera pas son plaisir à la lecture de ces résultats d’Istanbul !