Deux recensions concomitantes de l’ouvrage de L.Bonnefoy…

LE YÉMEN, DE L’ARABIE HEUREUSE À LA GUERRE

Laurent Bonnefoy,   LE YÉMEN, DE L’ARABIE HEUREUSE À LA GUERRE Fayard/CERI, Collection Les grandes études internationales,  2017, 348 p.

Entre architectures spectaculaires et rituel du qât, le Yémen fascine depuis longtemps voyageurs et orientalistes. Quand bien même Arthur Rimbaud gardait un souvenir mitigé de la fournaise d’Aden, le Yémen paraissait offrir une forme d’authenticité  rêvée, hors du temps et des soubresauts de l’histoire mondiale. L’actualité nous rappelle tragiquement qu’il n’en est rien. Comment une telle contrée, surnommée dans l’Antiquité « l’Arabie heureuse », a-t-elle sombré dans la désolation ? Laurent Bonnefoy, chercheur CNRS au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po-Paris, répond à cette interrogation dans une synthèse documentée qui balaie nombre d’idées reçues.

La toile de fond est sombre : entre conservatismes patriarcaux et religieux, la condition des femmes au Yémen est l’une des pires au monde ; le pays se situe depuis bien avant la récente guerre au plus bas des classements du mal-développement ; et la pauvreté endémique, liée à la croissance démographique et au stress hydrique, est devenue, depuis l’intervention militaire saoudienne et émiratie contre la rébellion houthie en mars 2015, une véritable détresse humanitaire : des millions de Yéménites dépendent de l’aide alimentaire et sanitaire de l’ONU et des ONG internationales.  Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le Yémen est perçu en Occident avant tout comme une menace sécuritaire. Pays d’origine de la famille Ben Laden, même si Oussama n’y a jamais séjourné, l’attentat contre Charlie Hebdo y a été commandité. Visée par les drones américains depuis 2012, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) y est solidement implantée, de même que l’État islamique (Daech) avec lequel elle se trouve en concurrence.

 Laurent Bonnefoy replace le Yémen dans une histoire longue intégrée aux circulations et aux échanges, aux mécanismes de domination et aux  relations internationales. Les riches marchands de l’Hadramaout, lointains héritiers des caravanes d’encens et de myrrhe, n’ont cessé de sillonner la péninsule Arabique et l’océan Indien. L’unité du pays, longtemps divisé entre un royaume zaïdite (chiite) au nord et le gouvernorat d’Aden, sous contrôle britannique, au sud, n’a été — difficilement — réalisée qu’en 1990. La République arabe de Sanaa (Yémen du Nord), fortement conservatrice, a alors absorbé la République d’Aden (Yémen du Sud), plus progressiste et très marquée par le marxisme tiers-mondiste. Les tensions entre les deux parties n’ont jamais vraiment été surmontées pendant la longue présidence du nordiste Ali Abdallah Saleh (président du Yémen du Nord de 1978 à 1990, puis du Yémen unifié jusqu’en 2012).

Pacifique, le long « printemps yéménite » de 2011 a été une « parenthèse enchantée », explique l’auteur. Un mouvement populaire contraint le président Saleh au départ en février 2012, après trente-trois ans d’une gouvernance conflictuelle et corrompue. Le pays sombre dans la guerre civile. Les rebelles houthis — des zaïdites qui ont très peu en commun avec les chiites duodécimains iraniens — s’emparent de Sanaa en 2014. Mais les enjeux locaux initiaux sont instrumentalisés par des acteurs régionaux. Prétextant d’une ingérence iranienne en réalité restée largement de l’ordre du discours, l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe, désireux d’écraser les houthis et d’asseoir le pouvoir sur le Yémen de leur protégé Abdrabbo Mansour Hadi (le successeur officiel de Saleh), lancent leur opération militaire le 25 mars 2015. Écartelé et bombardé, le Yémen devient alors, comme la Syrie, le champ clos de la guerre froide entre Riyad et Téhéran. La guerre favorise les djihadistes d’AQPA et de Daech, qui multiplient les attentats, et accroît les forces centrifuges. La fracture ancienne entre le nord et le sud du pays réapparaît, et pourrait remettre en cause l’unification de 1990. Laurent Bonnefoy s’appuie sur les dynamiques culturelles et littéraires des dernières décennies pour envisager, à terme, un rebond de la société yéménite. On peut ne pas partager son optimisme relatif, au regard des considérations géopolitiques qui précèdent… Il n’empêche : cet ouvrage est à recommander chaudement à tous ceux qui souhaitent mieux comprendre ce pays fascinant et la tragédie qui s’y joue actuellement.

Jean-Paul Burdy, recension parue dans: Politique Internationale 6/1/2018


Le Yémen, paradigme du monde

Laurent Bonnefoy  LE YÉMEN, DE L’ARABIE HEUREUSE À LA GUERRE,  Fayard/CERI, Collection Les grandes études internationales,  2017, 348 p.



Enfin un bon livre sur le Yémen ! Un livre de chercheur, certes destiné au grand public, mais complexe, documenté, sans oublier une dimension théorique, qui est le propre de la recherche. Le Yémen – De l’Arabie Heureuse à la guerre, de Laurent Bonnefoy, n’est pas une histoire de ce pays de la reine de Saba à nos jours, contrairement à ce que son titre peut laisser croire. Les repères temporels sont présents et les grandes périodes dessinées à grands traits, mais c’est surtout la période récente qui est analysée. Autre originalité du projet : le -Yémen, pays aussi mythique que méconnu, n’est pas traité ici en soi mais plutôt dans son rapport au monde. C’est un prisme difficile et original, parfois aride, voire touffu, quand il s’agit d’éclairer les innombrables contradictions de la diplomatie yéménite sous Ali Abdallah Saleh, l’autocrate qui dirigea le pays de 1978 à 2012, présidant à la réunification des deux Yémens, chassé par la révolution de 2011 avant de revenir en  2014 par la force des armes et allié à ses ennemis jurés, les houthistes, qu’il avait combattus sans merci – ils finirent par l’assassiner en décembre  2017, au lendemain d’une ultime volte-face. Mais la complexité n’est pas un défaut dans la recherche, au contraire. La thèse de Laurent Bonnefoy est que, malgré son isolement apparent, malgré la négligence et la légèreté des puissances qui se sont penchées sur ce pays, la trajectoire du Yémen a joué – et joue encore – un rôle de paradigme dans les relations internationales. Le Yémen est un spécimen quasi parfait des ratés de la guerre contre le terrorisme : comment le pouvoir a eu intérêt à agiter cette menace pour obtenir des subsides ; comment les Etats-Unis ont baissé la garde, croyant avoir gagné au moment où leur relais local, le président Saleh, ruinait tous ces gains en lançant sa guerre contre les houthistes ; comment l’aide au développement n’a jamais été à la hauteur de l’aide militaire ; comment la restructuration des forces de sécurité a lancé une lutte de tous contre tous ; comment le refus américain d’endosser les victimes civiles des frappes de drones a sapé la légitimité de leur propre allié… La liste est interminable, mais le résultat imparable : -Al-Qaida est plus puissant qu’il y a quinze ans. Cette histoire, qui court de 2001 à 2015, a été peu couverte, à l’exception de rares journalistes comme François-Xavier Trégan, qui a longtemps écrit dans ces colonnes. Pour tous ces observateurs attentifs, l’échec de la révolution de 2011 et la guerre de 2015 n’ont pas été une surprise. Il faut donc lire Le Yémen – De l’Arabie Heureuse à la guerre pour comprendre que, si la violence du monde a fini par frapper de plein fouet le Yémen avec la guerre de 2015, celui-ci ne saurait oublier le monde et se rappellera un jour à son bon souvenir, que ce soit par le terrorisme ou un afflux de réfugiés. A commencer par l’Arabie saoudite, dont le Yémen risque de devenir le pire cauchemar.

Christophe Ayad , recension parue dans Le Monde 7/1/2018