
« Gulf Royal Tour » : le prince Charles à Manama, novembre 2016
Le Royaume-Uni rouvre une base navale à Bahreïn
« A Oman, le sultan Qabous Al Said, qui règne depuis 1970 sans partage et sans successeur désigné, maintient un équilibre prudent entre l’Arabie saoudite et l’Iran, se garde d’intervenir dans la guerre qui ravage le Yémen voisin, mais prend de fait partie pour Doha dans la crise qui oppose l’Arabie et ses féaux à l’émirat du Qatar. La faiblesse du baril de pétrole continue à peser sur une économie omanaise dépendante de la rente, au risque de nouvelles tensions sociales. A Bahreïn, royaume qui est une forme de protectorat saoudien, six ans après le Printemps de la place de la Perle, la répression continue. Condamnant sans trêve à la prison ou à l’exil ses opposants intérieurs, interdisant les groupes politiques anciens ou récents, le régime s’est désormais attaqué à la principale autorité chiite, l’ayatollah Issa Qassem, provoquant un concert de protestation dans le monde chiite. Mais le nouveau président américain, désormais soutien inconditionnel de Riyad, est mieux disposé que son prédécesseur à l’égard de Manama, qui bénéficie surtout du soutien aussi ancien que multiforme du Royaume-Uni.
> « Bilan géostratégique 2017 » , Moyen-Orient no 35, juillet-septembre 2017 , avec des fiches-pays de Jean Marcou (Turquie) et de Jean-Paul Burdy (Bahreïn et Oman).
ANALYSE OMAN
Le sultan Qabous Al Said, qui règne sans partage et sans successeur désigné, maintient un équilibre prudent entre l’Arabie saoudite et l’Iran, et se garde d’intervenir dans la guerre qui ravage le Yémen voisin. La faiblesse du baril de pétrole continue à peser sur une économie dépendante de la rente, au risque de nouvelles tensions sociales.
Le prince Charles a commencé à Mascate, le 5 novembre 2016, une tournée de promotion des partenariats entre le Royaume-Uni et les Etats du Golfe. Accompagné de Camilla, il a été reçu par le sultan Qabous: c’est une des très rares apparitions publiques du sultan depuis son retour de longs séjours médicaux en Allemagne entre 2014 et 2016. Chef de l’Etat et premier ministre, âgé de 76 ans, sans héritier direct ni successeur désigné, le sultan exerce un pouvoir absolu depuis 47 ans : Oman est le plus autocratique des régimes du Golfe. Dans ce système très personnalisé, la question de la succession est un motif d’inquiétude, mais qui ne peut s’exprimer publiquement. Dans le cadre d’une législation anti-terroriste renforcée depuis 2011, la censure des médias et des réseaux sociaux est rigoureuse, et les menaces d’arrestation et de déchéance de nationalité pèsent sur toute voix qui critiquerait le régime, en particulier pour une corruption endémique qui alimente les clientélismes tribaux et régionaux.
Diversification économique et tensions sociales
La faiblesse persistante du prix du baril de pétrole impacte les pétromonarchies, contraintes de revoir leur modèle économique: réduction des dépenses publiques, réformes structurelles, développement de nouvelles recettes. Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) a acté, fin 2016, l’introduction en 2018 d’une taxe à la valeur ajoutée chez ses six membres. Petit producteur de pétrole, Oman a introduit un impôt de 15% sur les sociétés. La générosité de l’Etat providence se tarit progressivement. Si les salaires des fonctionnaires ont été maintenus, l’attribution d’un terrain, d’un logement, ou d’un véhicule, à l’occasion d’un mariage par exemple, est moins systématique. Le subventionnement del’essence, de l’électricité, de l’eau et de nombreux produits de base est remis en cause. Le sultanat mise sur la diversification économique. Il entend développer un tourisme international haut de gamme, en améliorant infrastructures de transport et d’hébergement. Il espère aussi bénéficier de l’accord conclu avec l’Iran en 2014: fourniture de gaz iranien, et plates-formes pétrochimiques partagées avec l’Iran dans le sultanat. Mais ces projets prennent du retard, la difficile levée des sanctions après l’accord sur le nucléaire pesant sur la capacité de Téhéran à honorer des engagements restés imprécis en termes de calendrier. Le marché du travail n’évolue donc guère: or le chômage, celui des jeunes en particulier, a été au centre des troubles du “printemps omanais” en 2011. En dehors d’une fonction publique qui absorbe 70% des emplois de nationaux, “l’omanisation du travail” n’attire guère de postulants pour remplacer travailleurs immigrés (aux emplois difficiles et sous-payés) ou expatriés occidentaux (aux emplois trop qualifiés). De nombreux jeunes Omanais partent chercher des opportunités d’embauche dans les Emirats arabes voisins.
Une diplomatie régionale d’équilibre
Le sultan maintient sa prudente diplomatie d’équilibre. Il entretient des relations de bon voisinage avec ses partenaires du CCG, tout en évitant de s’impliquer dans des décisions géopolitiques qui pourraient fâcher son partenaire iranien, avec lequel il partage une co-souveraineté stratégique sur le détroit d’Ormuz. Le sultan Qabous n’assiste d’ailleurs plus aux sommets du CCG depuis 2011, où il se fait représenter par un vice-premier ministre. Oman ne participe pas aux opérations militaires en Irak ou en Syrie. Et surtout, le sultan veille à ne pas s’engager dans le conflit yéménite, qui ravage son voisin occidental. Alors que l’Arabie saoudite pilote depuis 2015 la coalition anti-houtie avec le soutien du Koweit, de Bahreïn et du Qatar, et que les Emirats arabes sont très engagés dans des opérations terrestres au sud du Yémen, Mascate tient à sa neutralité. Sa frontière occidentale est étroitement surveillée, mais peut s’entrouvrir pour des réfugiés fuyant la guerre, ou des délégations de parties au conflit – même si, en réalité, Oman n’a pas de latitude d’action diplomatique dans ce dossier.Les relations bilatérales avec Téhéran sont au beau fixe. Le président Rohani est revenu en visite officielle en février 2017. Les points à l’ordre du jour -la Syrie, le Yémen, la lutte anti-terroriste- ont été autant de sujets sur lesquels Mascate est en décalage avec ses partenaires du CCG. Ces bonnes relations avec Téhéranirritent les tenants régionaux du refus de toute concession à la République islamique. D’autant qu’elles s’inscrivent dans la garantie d’une sécurité omanaise par un double “parapluie” d’accords bilatéraux. Celui des Etats-Unis, qui bénéficient de larges facilités aériennes dans le sultanat. Et celui, plus ancien et plus visible, du Royaume-Uni. Oman est, avec Bahreïn, l’Etat du Golfe le plus lié à Londres. Washington et Londres sont les deux pourvoyeurs d’armes à Mascate, qui consacre une part très importante de son PIB (prsè de 10%) à ses forces armées.
ANALYSE BAHREÏN
Six ans après le Printemps de la place de la Perle, la répression continue dans le royaume : la plupart des organisations politiques ont été dissoutes ; les figures de l’opposition sont emprisonnées ; le recours à la déchéance de nationalité s’accentue. Le régime s’est récemment attaqué à la principale autorité chiite, l’ayatollah Issa Al-Qassem, provoquant un concert de protestation dans la région. Si le royaume est épinglé par les organisations de défense des droits humains, le nouveau président américain semble mieux disposé que son prédécesseur à l’égard de Bahreïn. Et Manama bénéficie du soutien du Royaume-Uni, très présent dans l’archipel.
Blocage politique et répression
Alors que la situation politique est bloquée, les médias internationaux n’ont pas accès à Bahreïn, qui est en 164e position (sur 180) au classement mondial 2017 de la liberté de la presse établi par Reporters sans Frontières. Les informations sur les manifestations et la répression viennent donc des réseaux sociaux, répercutées par les agences iraniennes et chiites. L’étouffement des organisations politiques s’est confirmé en 2016-2017, avec de nouveaux moyens: le renvoi de civils devant des tribunaux militaires – une forme de retour à la loi martiale en vigueur jusqu’en 2002; et l’attribution de fait des pleins pouvoirs aux agences de sécurité nationale. Le ministère de l’Intérieur ou la Justice ont successivement dissous le grand parti d’opposition chiite al-Wefaq, la Fondation pour la culture islamique, l’Association islamique al-Risala; suspendu le parti nationaliste arabe non confessionnel Al-Waad, et harcelé les groupes de défense des droits de l’homme. Leurs dirigeants sont emprisonnés (1300 arrestations politiques en 2016 d’après Human Rights Watch), et lourdement condamnés. Certains sont interdits de sortie du territoire, d’autres expulsés du pays. Le recours à la déchéance de nationalité par décret va croissant: 133 déchéances en 2016 d’après HRW. Pour la première fois depuis sept ans, trois hommes ont été exécutés le 15 janvier 2017, accusés d’avoir tué 3 agents de police (dont un officier émirati) dans un attentat à la bombe en 2014.
Plusieurs personnalités sont en attente de nouvelles condamnations. Sheikh Ali Salmane, secrétaire général du parti Al-Wefaq, détenu depuis 2014, a été condamné en 2016 à 9 ans de prison (peine réduite à 5 ans en appel) pour “tentative de renversement du régime, collaboration avec des puissances étrangères, incitation à la désobéissance civile et à la haine confessionnelle”. Ibrahim Chérif, ancien secrétaire général du parti Al-Waad, figure de l’opposition libérale, est accusé « d’incitation à la haine contre le régime ». Le militant des droits de l’homme Nabeel Rajab, attend un énième procès pour avoir critiqué la participation du régime à la campagne militaire saoudienne au Yémen. La principale autorité chiite est également visée. L’ayatollah Issa Al-Qassem, 80 ans, a été déchu de sa nationalité le 20 juin 2016: depuis un an, un sit-in permanent de soutien entoure son domicile à Diraz, village encerclé par les forces de sécurité. Son procès pour “collectes de fonds illégales, blanchiment, et soutien au terrorisme” s’est ouvert le 7 mai 2017, provoquant des manifestations au Bahreïn, en Irak et en Iran. Avec cette procédure, le régime prend le risque de radicaliser plus encore une partie de l’opposition, alors que les manifestations populaires sont récurrentes, mais contenues dans les quartiers et villages chiites.
Tensions régionales, soutiens américain et britannique
Les tensions politiques de l’archipel se répercutent dans la région et au-delà. Le royaume est soutenu par les six Etats membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), et reste étroitement aligné sur la politique régionale saoudienne : relations diplomatiques avec Téhéran rompues depuis janvier 2016; participation à la coalition menée par l’Arabie au Yémen contre les rebelles houthis. De passage à Manama le 13 février 2017, le président Recep Tayyip Erdogan, qui se pose de plus en plus en défenseur des sunnites, a apporté le soutien de la Turquie au royaume, en dénonçant « le nationalisme persan et le sectarisme [chiite] » en Irak et à Bahreïn. Les relations avec l’Iran sont détestables. Manama attribue à Téhéran la pleine responsabilité des tensions et des violences dans l’archipel, et annonce régulièrement la découverte de complots « ourdis par l’Iran et le Hezbollah libanais. » Ainsi en mars 2017, lors du démantèlement d’une «cellule terroriste forte de 54 membres » , avec saisie d’armes et d’explosifs : elle est accusée d’avoir attaqué, le 1er janvier, la prison de Jaw, et libéré 10 détenus qui auraient ensuite tenté de fuir vers l’Iran avant d’être abattus par les garde-côtes. Les arrestations et condamnations d’opposants chiites exacerbent les tensions avec l’Iran, l’Irak, et les réseaux chiites transnationaux.
Au printemps 2017, le royaume a été fortement critiqué lors de la 24e session de la commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève. Soutenue par la France, mais pas par le Royaume-Uni, Federica Mogherini, cheffe de la diplomatie européenne, y a affirmé que la situation dans le royaume contribuait à l’aggravation des tensions régionales, et appelé à « un dialogue inclusif. » Le nouveau président américain semble beaucoup moins critique que son prédécesseur : le rapprochement de Washington et de Riyad pour « contrer les efforts de déstabilisation de l’Iran » conforte Manama. Le royaume, qui abrite la Ve Flotte américaine, peut donc espérer voir se débloquer ses commandes d’armes américaines (chasseurs F16 et missiles).
Le plus ferme soutien diplomatique, militaire et sécuritaire du régime reste le Royaume-Uni. Alors que le roi Hamad se rend en visite officielle à Londres en octobre, les officiels britanniques se succèdent à Manama. En novembre, le prince Charles inaugure la première tranche de la nouvelle base navale britannique (Royal Navy Support Facility), financée pour l’essentiel par le royaume. En décembre, la première ministre Theresa May participe au 37e sommet annuel du Conseil de coopération du Golfe (CCG), et y annonce un « partenariat stratégique« , notamment contre les « actions agressives et déstabilisatrices » de l’Iran. En janvier, le ministre des Affaires étrangères Boris Johnson ouvre le forum géopolitique annuel « Manama Dialogue » organisé par l’International Institute for Strategic Studies (IISS, un think tank largement financé par la famille royale bahreïnie) : il se réjouit que Londres soit « de retour à l’est de Suez [pour] renforcer de vieilles amitiés » dans le Golfe.
Une diversification économique difficile
Avec une extinction de la production prévue à l’échéance d’une quinzaine d’années, Bahreïn est le premier émirat post-pétrolier du Golfe. Mais les hydrocarbures continuent à peser lourd dans son économie et son budget, qui pâtissent de la faiblesse persistante du prix du baril entre 45 et 50 dollars. Le royaume est très endetté, et ses réserves de devises ont fondu depuis 2011, la crise politique ayant rendu les investisseurs locaux et internationaux réticents à se fixer sur la place de Manama. Il doit mettre en oeuvre des réformes structurelles (le sommet du CCG en décembre a décidé d’introduire en 2018 une taxe à la valeur ajoutée), et dégager de nouvelles sources de recettes. Le gouvernement a ainsi décidé de conforter son positionnement sur le tourisme et le sport.
Au printemps 2017, l’Office du tourisme bahreïni a ouvert sept bureau (à Paris, Londres, Berlin, Moscou, Pékin, Delhi, Riyad) pour promouvoir le tourisme d’affaires et le tourisme familial. Il s’agit de remplir les 20000 chambres des nombreux hôtels récents, mais vides, et de diversifier la clientèle (actuellement à 75 % saoudienne). En annonçant un investissement par un fonds souverain de 880 millions d’euros, en particulier pour ouvrir en 2019 un nouvel aéroport, l’objectif est que le tourisme passe de 6 à 7 % du PIB dès 2018. Le royaume joue également la carte sportive. Il s’appuie sur des événements déjà réguliers (Grand prix de Formule 1, tournoi international de tennis); en crée de nouveaux (création d’une équipe cycliste internationale, la formation Bahrein-Merida avec l’Italien Vincenzo Nibali comme leader); et cherche à accueillir des congrès sportifs (à l’instar du 67e congrès de la FIFA début mai 2017). Mais la conjoncture politique continuera à peser sur une croissance très atone.