
Il y a cinquante ans disparaissait une éminente personnalité politique du XXe siècle iranien, le premier ministre Mohammad Mossadegh (محمد مصدق , 1882-1967), l’artisan de la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company en 1951. La crise intérieure et internationale ouverte par ce geste spectaculaire entraîne l’exil provisoire du shah Mohammed-Reza, et un coup d’Etat organisé par la CIA américaine visant à renverser Mossadegh et à réinstaller le shah sur son trône (août 1953).
Né en 1882 dans une famille de grands propriétaires fonciers, fils d’un ministre des finances du shah et d’une princesse qadjare, Mohammad Mossadegh est donc apparenté à la famille des shah qadjar. Il fait, au début du siècle, des études de droit à Paris (à la Sorbonne, et à l’Ecole Libre des Sciences politiques), puis un doctorat en Suisse (à Neuchâtel). Il est député d’Ispahan au premier Majlis issu de la révolution de 1906. Sous le dernier shah qadjar, au début des années 1920, il est député au Majlis, gouverneur de la province d’Azerbaïdjan, ministre de la Justice, puis des Finances. Refusant de collaborer avec Reza Khan quand celui-ci s’empare du pouvoir, en 1925, il se retire de la vie politique pour ne réapparaître qu’en 1943 comme député non inscrit. Il fonde alors, avec un petit groupe de députés nationalistes, le Front national. Quant, en 1946-1947, Staline essaie de mettre la main sur une partie des pétroles iraniens, M.Mossadegh devient le champion de l’indépendance pétrolière.
Seule ressource financière importante du pays, le pétrole est, depuis sa découverte en 1908, un monopole britannique: l’Anglo-Persian Oil Co. (devenue Anglo-Iranian en 1935) contrôle l’ensemble du cycle pétrolier, et le montant des royalties versées à Téhéran est fixé à Londres. Dans l’entre-deux-guerres, Reza Shah avait essayé, en vain, d’obtenir une hausse significative des redevances annuelles. En 1947, en même temps qu’il a rejeté un accord pétrolier avec l’URSS, le Majlis vote le principe d’une renégociation à la hausse du dernier accord de concession, en 1933. Les propositions britanniques tardent, et apparaissent d’autant plus faibles qu’au même moment l’Arabie Saoudite et le Venezuela négocient, et obtiennent des sociétés américaines, les premiers accords de partage à égalité des bénéfices, dits « accords fifty-fifty ». Le Majlis rejette donc la proposition britannique, et une commission de l’Assemblée, présidée par M.Mossadegh, propose la nationalisation des pétroles iraniens. Mossadegh est alors soutenu par les nationalistes et par les communistes, mais aussi par les religieux chiites, historiquement hostiles aux Britanniques. Au contraire, le Shah est opposé à la nationalisation, et se contenterait d’une augmentation des redevances. Mais, le 28 avril 1951, sous la pression du Majlis, des manifestations de rue, et des grèves dans l’industrie pétrolière, Mohammed-Reza Shah doit nommer Mossadegh premier ministre. Le 1er mai, l’Anglo-Iranian est nationalisée, avec un vote unanime du Majlis en ce sens, et devient la National Iranian Oil Company (NIOC). La décision est historique: elle ouvre une crise politique et internationale de deux ans.
L’industrie pétrolière iranienne est rapidement paralysée par le départ des personnels d’encadrement britanniques, et par l’embargo sur les exportations organisé par Londres: l’Iran est vite asphyxié financièrement. Les Britanniques saisissent -en vain- le conseil de sécurité de l’ONU, et la Cour de Justice de La Haye, et préparent en même temps une opération militaire à partir de Chypre et du Golfe. Les Américains, obsédés par l’idée d’une avancée soviétique en pleine guerre de Corée, essaient de s’entremettre: le président Truman bloque le projet militaire anglais, accorde un prêt à Mossadegh, et lui suggère d’indemniser l’Anglo-Iranian. Comme plus tard, en 1956, dans l’affaire de Suez, Grande-Bretagen et Etats-Unis n’ont pas les mêmes objectifs. Alors que les Britanniques mettent en avant leurs intérêts économiques et stratégiques nationaux (l’Anglo-Iranian était la plus grosse capitalisation boursière anglaise), les Américains, anti-colonialistes wilsoniens et réalistes, voient dans les nationalismes du tiers-monde émergeant un bon rempart contre le communisme. Pour Time Magazine Mossadegh est «l’homme de l’année 1951 ».
En 1952, M.Mossadegh refuse les perches qui lui sont tendues: il refuse toute négociation sur l’indemnisation, rompt les relations diplomatiques avec Londres, vitupère les Etats-Unis, et est désormais soutenu par l’URSS. Il exige du shah le ministère de la Défense, et les pleins pouvoirs pour lutter contre la crise économique et politique: dès lors, il commence à inquiéter, y compris ses alliés. Le Shah y voit une tentative de limiter ses pouvoirs: Mossadegh est démis, puis rétabli quelques jours après, sous la pression des manifestations de rue. Les religieux chiites craignent désormais une remise en cause du principe de la monarchie chiite, d’autant que le parti communiste iranien (le Toudeh), étroitement inféodé à Moscou, soutient désormais ouvertement Mossadegh. Le vent tourne également aux Etats-Unis: le nouveau président républicain Eisenhower considère que Mossadegh est devenu incontrôlable, et pourrait devenir le cheval de Troie de l’URSS au Moyen-Orient.
La crise politique éclate en août 1953. M.Mossadegh impose la dissolution du Majlis, et entend modifier la loi électorale par référendum. Le Shah, conseillé par la CIA, tente alors un coup d’Etat militaire qui échoue: il doit quitter l’Iran pour un bref exil. Les manifestations pro-monarchistes (menées par des religieux chiites et les commerçants du Bazar) et anti-monarchistes (surtout par le Toudeh) se multiplient. Un deuxième coup militaire a lieu le 19 août 1953: c’est l’opération Ajax, actionnée par Kermit Roosevelt (petit-fils de Théodore), et menée sur le terrain par le colonel Norman Schwarzkopf (ancien chef de la mission militaire américaine à Téhéran pendant la guerre). La CIA, dont c’est le premier « coup tordu » (dirty trick) à l’étranger, organise une fausse manifestation du Toudeh à Téhéran, à laquelle se rallient des militants non prévenus; ses agents renversent les statues et symboles de la monarchie, pour provoquer une riposte des monarchistes, en particulier de l’armée; des mosquées sont également attaquées. Un opérateur de la CIA racontera: « la scène ressemblait à un film de Cecil B.de Mille »… Le scénario fonctionne. M.Mossadegh est arrêté, le Shah rentre en Iran, et retrouve les pouvoirs dont son père avait été privé en 1941. Mais, pour la deuxième fois, il est mis sur le trône par la volonté de l’étranger. Le général Zahedi est nommé premier ministre. M.Mossadegh est jugé, emprisonné dans une forteresse pendant trois ans, puis assigné à résidence jusqu’à sa mort le 5 mars 1967. Le Front national est interdit.
En octobre 1954 est conclu un accord pétrolier Iran-Grande-Bretagne. La NIOC reste propriétaire des installations, et de la distribution en Iran: la nationalisation n’a donc pas été remise en cause par le Shah. La commercialisation extérieure est assurée par un consortium international anglo-américain. Les revenus pétroliers sont partagés « fifty/fifty ». L’affaire Mossadegh est donc une fausse défaite iranienne, car l’objectif initial de M.Mossadegh est acquis: l’écrasant symbole de l’Anglo-Iranian a bel et bien vécu (elle devient en 1955 la British Petroleum, BP), et avec lui l’impérialisme britannique en Iran. Les Etats-Unis sont désormais la nouvelle puissance impériale au Moyen-Orient, et la CIA est apparue comme l’un des bras armés de l’impérialisme américain. La crise iranienne coïncide, chronologiquement, avec l’arrivée au pouvoir en Egypte du colonel Nasser: la crise du pétrole iranien en 1951 préfigure la crise du canal de Suez en 1956…
Au moins autant que de l’environnement international, le Dr.Mossadegh a été la victime, en 1953, de sa propre radicalité politique. Il reste une grande figure du tiers-monde militant de l’époque de la décolonisation. Dans l’Iran contemporain, il est l’une des personnalités les plus populaires du pays. Les monarchistes continuent à le stigmatiser parce qu’apparenté à la dynastie honnie des Qadjar, parce que responsable du départ précipité du shah Mohammed-Reza en 1953, et parce qu’antiaméricain. La République islamique, quant à elle, oscille entre deux attitudes. D’un côté, elle ne tient pas à trop rappeler la mémoire d’une personnalité laïque, que les clercs chiites ont contribué à déstabiliser en 1953, faisant alors… le jeu des Américains. Mais Mossadegh est aussi une grande figure du nationalisme iranien et d’une certaine forme d’anti-impérialisme. Il fait donc l’objet d’évocations épisodiques, par exemple à travers l’émission d’un timbre commémoratif en 1980.
