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Sur le mur d’enceinte de l’ex-ambassade américaine à Téhéran, 1998

La « crise des otages américains » (1979-1981), au fondement des relations américano-iraniennes


1983: Commémoration philatélique de « la prise du nid d’espions »


Les 444 jours d’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran et de détention d’une cinquantaine d’otages américains, sont l’un des temps forts de la révolution iranienne, fondateur de trois décennies de rupture des relations diplomatiques et de tensions entre Téhéran et Washington.

 Le 4 novembre 1979, quelques centaines « d’étudiants révolutionnaires de la ligne de l’Imam [Khomeyni] »-islamistes radicaux de gauche- envahissent l’ambassade américaine pour obtenir l’extradition du Shah, soigné pour un cancer aux Etats-Unis. Ils libèrent les femmes et les noirs, gardent 52 « blancs », et distillent pendant des mois les documents saisis dans le bâtiment (en particulier ceux de l’antenne de la CIA). Dans une atmosphère de kermesse permanente devant l’ambassade  rebaptisée « le nid d’espions », le slogan « Mort à l’Amérique! » fait florès. Cette occupation a une triple dimension.

 Au plan intérieur iranien : ce coup de force projette au premier plan les partisans khomeynistes d’une radicalisation du mouvement révolutionnaire et anti-impérialiste, et met un terme à l’évolution libérale à laquelle travaillait le premier ministre Mehdi Bazargan, contraint de démissionner : le Conseil de la Révolution s’empare du pouvoir à Téhéran.

 Au plan intérieur américain : les Etats-Unis sont alors présidés par le démocrate et défenseur des droits de l’homme Jimmy Carter. Celui-ci essaie de sortir de la crise par la négociation (via une médiation algérienne), par les pressions économiques (gel des avoirs iraniens, embargo pétrolier), mais aussi par une opération aéroportée des services spéciaux américains (Opération Eagle Claw-Serres de l’aigle) qui accumule les ratés, et échoue dans le désert iranien en avril 1980. Exploitée par les Républicains et leur candidat Ronald Reagan, l’affaire de l’ambassade empoisonne l’année électorale 1980, et explique largement la non-réélection de J.Carter. Les otages sont libérés le 20 janvier 1981, le jour même de l’investiture de R.Reagan, que l’on soupçonne d’avoir mené des négociations parallèles avec Téhéran, dont les ventes d’armes de l’Irangate auraient été la contrepartie ultérieure. 

 Au plan international : cette prise d’otages très médiatisée –et unique dans les annales diplomatiques-, inaugure l’affrontement direct avec les Etats-Unis, devenu « le Grand Satan ». L’écho s’en retrouve à Islamabad, au Pakistan, et à Tripoli, en Libye: dans les deux cas, l’ambassade américaine est prise d’assaut et incendiée, mais sans prise d’otages.

 Les Etats-Unis en garderont un profond sentiment d’humiliation, dont on mesure encore  la force trois décennies plus tard. Alors que le vaste quadrilatère urbain occupé par les bâtiments diplomatiques américains devient une caserne des Gardiens de la Révolution au cœur de Téhéran (incluant un petit « musée de l’espionnage américain »), les relations diplomatiques sont officiellement rompues en avril 1980. L’ambassade de la Confédération helvétique à Téhéran ouvre une « section des intérêts américains » ; l’ambassade de la République islamique du Pakistan à Washington ouvre une « section des intérêts iraniens ». Des rumeurs sur une réouverture de l’ambassade américaine circulent à partir de l’automne 2008, donc dès avant l’élection de Barack Obama. Mais la situation diplomatique est restée bloquée, le régime d’Ahmadinejad refusant systématiquement « la main tendue » du président Obama. L’élection du président Hassan Rohani en 2013, et la signature de l’accord sur le nucléaire à Vienne le 14 juillet 2015 ont laissé espérer une avancée du dossier du rétablissement des relations diplomatiques, mais celui-ci a été bloqué et par le Congrès américain, et par les conservateurs principalistes autour du Guide Ali Khameneï. L’élection de Donald Trump et ses diatribes anti-iraniennes ont repoussé à un horizon lointain une amélioration des relations bilatérales.


1988: Commémoration philatélique de « la prise du nid d’espions »

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Le président Obama et l’Iran, et réciproquement – 2009

 Le 20 mars 2009, le président Obama présente ses vœux pour la nouvelle année iranienne à l’occasion de la fête de Nowrouz : dans son message télévisé, traduit en persan et mis immédiatement en ligne sur l’internet, il « tend la main aux Iraniens » et au régime de Téhéran, « dans le respect mutuel ». Cette politique est confirmée après la calamiteuse réélection d’Ahmadinedjad lors des présidentielles truquées de juin 2009. De fait, la reprise des relations avec l’Iran, rompues depuis 1979, est l’un des dossiers initiaux majeurs de politique étrangère de la nouvelle administration américaine. Sortir donc du cercle infernal reliant « le Grand Satan » (les Etats-Unis, rituellement vitupérés depuis trois décennies) et le pivot de « l’Axe du Mal » (l’Iran, selon la classification de George W.Bush en janvier  2002)…  La liste est longue des contentieux et des reproches réciproques qui opposent les deux pays, dont le nucléaire n’est que le plus récent.

Des griefs multiples

La rupture des relations diplomatiques entre les deux Etats n’intervient pas immédiatement lors du départ du Shah, en février 1979 : il faut attendre avril 1980, cinq mois après l’invasion de l’ambassade américaine à Téhéran le 4 novembre 1979. Une cinquantaine de diplomates américains sont retenus en otages pendant 444 jours, jusqu’en janvier 1981. Dans le contexte de l’anti-impérialisme virulent de l’époque, les révolutionnaires, qui veulent obtenir l’extradition du shah, reprochent alors aux Etats-Unis l’omniprésence des conseillers politiques et militaires américains auprès du shah et de son régime dictatorial et policier depuis les années 1960 (à quoi on peut opposer les pressions de certains présidents américains pour qu’il démocratise son régime : Kennedy, Carter). Mais aussi le renversement du premier ministre Mossadegh en 1953 par un coup de force de la CIA, qui avait réinstallé le shah Mohammed-Reza sur son trône ; la satellisation de l’Iran dans l’orbite américaine et pro-israélienne pendant la Guerre froide. Après l’installation de la République islamique, les griefs se multiplient : le gel des avoirs iraniens dans les banques américaines (plus de 10 milliards de dollars); le soutien américain à des organisations d’opposition armée au régime de Téhéran (en particulier les Moudjahidines du Peuple) ; le soutien massif à l’Irak dans sa guerre d’agression contre l’Iran à partir de 1983 (y compris par la fourniture d’éléments précurseurs d’armes de destruction massive) ; l’affaire de l’Airbus d’Iran Air abattu au dessus du Golfe par un missile tiré d’une frégate américaine en juillet 1988 (290 morts).

 Alors que certains « réalistes » iraniens espéraient une reprise de contact entre les deux Etats après le cessez-le-feu avec l’Irak en 1988 et la disparition de Khomeyni, le Congrès américain renforce les sanctions économiques en limitant les investissements étrangers en Iran (loi d’Amato-Kennedy, 1996). A partir de la révélation de leur programme nucléaire secret en 2002, les Iraniens dénoncent le régime des sanctions développées par les Américains contre leur pays ; les violations de l’espace aérien iranien par des avions espions ou des drônes américains au-dessus des sites nucléaires ; les menaces de frappes aériennes et de sabotages terrestres  contre ces installations. Dans le contexte post-Guerre froide, la crise du nucléaire se déploie parallèlement à l’intervention américaine en Afghanistan (fin 2001), et surtout à l’invasion de l’Irak en 2003. Les Iraniens, classés dans « l’Axe du Mal » par George W.Bush début 2002, se perçoivent désormais comme encerclés sur toutes leurs frontières par de nouvelles bases ou facilités militaires américaines : dans le Caucase, en Asie centrale, en Afghanistan, dans le Golfe, en Irak.

 De leur côté, les Etats-Unis n’ont pas dépassé pendant trois décennies l’humiliation qu’a représentée une révolution qu’aucun analyste n’avait vu arriver, suivie de la prise d’otages de l’ambassade, –unique dans les annales diplomatiques par son ampleur, par sa durée et par son retentissement international. Episode aggravé par l’échec de la tentative de libération par les services spéciaux américains en 1980, dépéchés par le président J.Carter. La chute du Shah, allié fidèle et sous contrôle des Etats-Unis est une perte stratégique objective –même si certains monarchistes iraniens accusent encore les démocrates américains d’avoir contribué à la chute du shah en jouant la carte de la défense des droits de l’homme. Le caractère islamiste et répressif du nouveau régime est mis en avant pour dénoncer sa nature réactionnaire. Alors que se développent les thèses post-Guerre froide sur « le choc des civilisations » (dont Samuel Huntington n’est que l’un des protagonistes), la République islamique est perçue comme une menace révolutionnaire susceptible de cristalliser l’agressivité anti-américaine du monde musulman et, selon la théorie des dominos, d’entraîner la chute successive des régimes pétroliers pro-américains dans la région, en particulier les émirats et l’Arabie Saoudite. Cette crainte de la contagion révolutionnaire islamiste, et donc la volonté d’un nouvel « endiguement » (« containment ») expliquent le soutien massif des Américains (et des Français) à Saddam Hussein dans la deuxième phase de sa guerre d’agression lancée contre l’Iran en 1980. Comme les Français, les Américains en paieront le prix au Liban dans les années 1980, lors d’une série d’attentats terroristes inspirés par l’Iran contre leur ambassade, et contre le casernement des Marines à Beyrouth (241 morts en 1983) ; et d’attentats et d’enlèvements de diplomates, agents de renseignements, journalistes et civils américains.

 Le soutien iranien ostensible aux radicaux palestiniens, et plus largement aux courants anti-israéliens au Proche-Orient, est une attaque frontale contre la politique américaine de soutien inconditionnel à Israël, et aux efforts épisodiques des Américains en faveur d’un processus de paix rejeté par Téhéran. L’Iran est donc accusée de verser de l’huile sur le feu et, en s’appuyant sur son allié syrien, de financer, d’armer et d’entraîner des mouvements qualifiés de « terroristes « : en particulier le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. Les attentats du 11 septembre 2001 (pourtant immédiatement condamnés avec force par l’Iran) radicalise les néo-conservateurs et autres faucons américains : la République islamique, désormais partie à « l’Axe du Mal », est accusée d’héberger des terroristes d’al-Qaeda fuyant l’Afghanistan.  Après l’invasion de l’Irak (et alors que la politique iranienne est en réalité assez prudente), Téhéran est accusée de tirer les ficelles et du terrorisme djihadiste d’al-Qaeda, et de la résistance nationaliste anti-américaine; et de  chercher à se doter d’armes de destruction massive après la révélation du programme nucléaire secret à des fins militaires. Celle-ci conforte les tenants d’une frappe militaire préventive des installations iraniennes, avec ou sans participation des Israéliens.  Les Etats-Unis sous-traitent les négociations avec l’Iran à une troïka européenne et à l’AIEA, mais organisent au Conseil de sécurité de l’ONU le vote d’une série de sanctions renforçant l’embargo contre Téhéran.

 Obama, ou le courage politique

On voit donc que se mêlent des contentieux de différents niveaux dans les relations irano-américaines : un affrontement idéologique entre révolutionnaires anti-impérialistes et islamistes, et la seule hyper-puissance de l’après-Guerre froide ; des enjeux stratégiques pour le contrôle des richesses pétrolières du Golfe, et l’utilisation de l’arme du pétrole dans les relations internationales ; un bras de fer régional avec les régimes arabes pour le leadership révolutionnaire du mouvement pro-palestinien, anti-américain et anti-israélien, passant par la construction d’un « croissant chiite » ; une remise en cause des rapports de force nucléaires au Moyen-Orient avec le programme nucléaire à visées militaires potentielles, etc. Si certains analystes tenant de la realpolitik essaient de souligner que l’Iran reste une puissance régionale incontournable, dont les Américains ont nécessairement besoin en Afghanistan plus encore qu’en Irak, l’accumulation est telle de griefs réciproques, vérifiés ou fantasmés, qu’elle conforte pendant trois décennies les tenants de la ligne dure dans chaque camp. Seuls des gestes politiques forts de part et d’autre sont donc susceptibles d’inverser le cours d’une tension permanente. Le président Obama a indubitablement fait les premiers pas dès le début de son mandat, sans réponse du régime de M.Ahmadinejad, qui analyse ces ouvertures américaines comme les indices de la faiblesse et du désarroi de Washington.

 Mais on se gardera d’oublier que les relations entre l’Iran et les Etats-Unis ne passent pas seulement par la diplomatie ou les gesticulations politico-militaires. On ne confondra l’antiaméricanisme idéologique du régime, et son incantatoire « Marg bar Amrika Mort à l’Amérique ! », et une certaine fascination sociétale pour « le Grand Satan ». L’importante diaspora iranienne aux Etats-Unis, les télévisions reçues par satellite, internet, sont autant de canaux de la « tentation américaine » d’une partie de la société iranienne, en particulier du côté de la jeunesse. Laquelle, lors des manifestations d’opposition du début 2011, interpelle parfois directement le président Obama: « Obama ! Obama ! Ya-ba-ounha, ya-ba-ma ! Obama ! Obama ! Soit vous êtes avec eux, soit vous êtes avec nous  ! »