Manifestation nocturne de soutien à l’ayatollah Ali Qassem, Bahreïn, 15 septembre 2016

Extrait de l’éditorial de Guillaume Fourmont:

  « Alep meurt dans l’indifférence. Les bombardements du régime visant les hôpitaux civils de cette ville syrienne en avril et en juin 2016 n’ont guère ému l’opinion publique internationale ; quelques condamnations de l’ONU contre une attaque « inexcusable », mais en aucun cas un « crime de guerre ». Il ne faudrait pas fâcher la Russie qui, malgré ses promesses de retirer ses forces, arme et appuie dans les airs son allié Bachar al-Assad. (…) Face à ce chaos, l’Occident, principalement l’Europe, préfère ne voir du conflit que ses conséquences migratoires, sacrifiant son devoir d’accueil et de protection sur l’autel du populisme et de la démagogie. »

> « Bilan géostratégique 2016 » , Moyen-Orient no 31, juillet-septembre 2016 , avec des fiches-pays de Jean Marcou (Turquie) et de Jean-Paul Burdy (Bahreïn et Oman).

Sur Bahreïn, nous soulignons la persistance d’une répression policière et judiciaire contre l’opposition chiite, interdite d’existence juridique, et désormais décapitée par l’arrestation et la condamnation de tous ses dirigeants. L’ayatollah Ali Qassem, principale figure confessionnelle de l’archipel, a été privé de sa nationalité, et assigné à résidence, ce qui a provoqué des manifestations nocturnes de ses partisans dans les « villages chiites », les faubourgs populaires de Manama.

Sur Oman, nous confirmons la diplomatie d’équilibre menée par le sultan Qabous entre l’Iran (avec qui il partage la co-souveraineté sur le détroit d’Ormuz) et l’Arabie saoudite (à qui Mascate refuse tout « approfondissement » du Conseil de coopération du Golfe, craignant l’hégémonisme de Riyad. )

ANALYSE BAHREÏN

Cinq ans après les rassemblements de la place de la Perle à Manama, la situation politique du royaume reste bloquée, et les mesures sécuritaires brident une agitation chiite résiliente. La chute du prix du baril de pétrole pèse sur les finances, et de nouvelles taxes mécontentent les consommateurs. Très hostile à l’Iran, la diplomatie régionale de Bahreïn reste étroitement alignée sur celle de l’Arabie saoudite.

Le blocage politique

En février 2016, l’expulsion de Bahreïn de journalistes américains arrivés pour le 5e anniversaire du Printemps de la place de la Perle , confirme le verrouillage de l’information sur une répression persistante et la résilience de la contestation chiite. Les groupes de défense des droits de l’homme et les partis d’opposition, menacés de dissolution, ont largement été réduits au silence : leurs principaux dirigeants purgent de longues peines de prison, d’autres se sont exilés. Le contexte régional a multiplié les motifs d’arrestation pour des tweets ou le contenu de blogs : le gouvernement a prévenu que toute critique de l’intervention anti-houthie au Yémen, et de la rupture diplomatique avec l’Iran, serait sévèrement punie. Mais aussi toute interrogation sur la présence de Bahreïnis dans l’organigramme de l’État islamique. L’opposition politique est donc contenue dans les « villages chiites », lointaines banlieues populaires de Manama. Les accrochages entre jeunes et forces de police y sont violents, les funérailles des victimes de la répression se transformant en manifestations contre le régime, qui les attribue à des « terroristes sectaires  [chiites] soutenus par l’Iran. » Faute des réformes promises en 2012, la situation est bloquée. Les législatives de novembre 2014 ont écarté les partis politiques de la chambre basse du parlement : les partis chiites avaient appelé au boycott, et les partis sunnites ont été évincés par un redécoupage des circonscriptions. Le pouvoir décisionnel reste verrouillé par les tenants de la ligne dure au sein de la famille régnante, incarnée par le premier ministre Khalifa ben Salman  Al-Khalifa, oncle du roi et homme fort du pays depuis 1971.

Prix du baril et tensions sociales

Ses réserves d’hydrocarbures sont pratiquement épuisées : « premier émirat post-pétrolier du Golfe », Bahreïn importe donc du pétrole saoudien à un tarif préférentiel. Indispensables à un État-providence dont la population bénéficie très inégalement, les hydrocarbures continuent à peser lourd dans l’économie (20 % du PIB) et le budget. Or, le baril de pétrole a perdu 60 % de sa valeur depuis l’été 2014.  Le manque à gagner en 2015 a représenté 13 milliards de dollars, et le déficit budgétaire a dépassé 4 milliards de dollars, soit 13 % du PIB. Le ralentissement de la croissance économique s’est confirmé : +3,4 % en 2015, contre +4,5 % en 2014 et +5,3 % en 2013. Le gouvernement a du réduire ses investissements, ses dépenses de fonctionnement, et les subventions aux produits de consommation courante. Il a instauré fin 2015 différentes taxes, dont une TVA. L’annonce, le 11 janvier 2016, d’une augmentation de 40 à 60 % des prix de l’essence à la pompe, à effet immédiat, a provoqué une levée de boucliers, et la rébellion d’une majorité des 40 députés à la chambre basse. Elus en 2014, presque tous sunnites, et habituellement inaudibles, ils se sont regroupés le 12 janvier à l’extérieur du parlement pour protester contre le fait accompli, exigeant que les ministres de l’énergie et des finances se présentent devant la chambre. Cet épisode inédit atteste des mauvaises relations entre l’exécutif et un législatif sans pouvoir, mais souligne aussi que l’affaiblissement de l’État-providence induit des évolutions qui transcendent les clivages confessionnels. La crise de la rente aggrave une situation de pauvreté, de chômage et de crise du logement, qui touche essentiellement la majorité chiite. L’échec du sommet de l’OPEP réuni à Doha en avril 2016, marqué par l’intransigeance saoudienne et le boycott iranien, ne permet pas d’envisager un rétablissement à court terme du prix du baril. Manama continue donc à miser sur le secteur tertiaire, en particulier les services bancaires et financiers, mais la concurrence régionale est forte. Les programmes immobiliers et le tourisme stagnent. En avril 2016, au plus fort des révélations des « Panama Papers », le royaume n’a pas réagi à son inscription possible par l’OCDE, le G20 et l’Union européenne sur la « liste grise  des paradis fiscaux non coopératifs » : Manama préfère alors mettre en avant le succès de son grand prix de Formule 1, couru en nocturne sur le luxueux circuit de Shakir.

L’alignement sur Riyad

La politique extérieure reste étroitement alignée sur celle de l’Arabie saoudite . Bahreïn participe depuis 2014 à la coalition américaine contre l’Etat islamique ; depuis 2015 à la coalition menée par Riyad contre les houthis au Yémen; et depuis décembre 2015 à la coalition anti-terroriste saoudienne contre « l’extrémisme » sunnite et chiite. L’exécution en Arabie, le 2 janvier 2016, de sheikh Nimr Baqer al-Nimr, figure charismatique de la communauté chiite mondiale, entraîne la mise à sac de l’ambassade d’Arabie à Téhéran, et la rupture des relations diplomatiques par Riyad. Les réactions à Bahreïn étaient prévisibles : manifestations de colère des chiites, et rupture des relations diplomatiques de Manama avec Téhéran. En mars 2016, Bahreïn s’associe à la condamnation du Hezbollah libanais comme mouvement terroriste, ce qui sème l’inquiétude dans l’importante diaspora libanaise dans le Golfe, où les expatriés craignent le non-renouvellement de leurs permis de séjour.

Niant toute discrimination confessionnelle à l’encontre des chiites (les discriminations sont sociales et politiques), le régime développe une diplomatie de « soft power » en promouvant le dialogue interreligieux international. En 2014, le roi Hamad a offert au Vatican un terrain pour la construction d’une cathédrale Notre-Dame d’Arabie. Le 11 mars 2016, il a reçu une délégation française représentant les cultes catholique, juif et musulman, ainsi que l’écrivain Marek Halter et l’Américain Ronald Lauder, président du Congrès Juif Mondial. Des gestes qui permettent aux alliés occidentaux de Manama de rester discrets sur la répression politique. Parmi ceux-ci, les Britanniques tiennent le haut du pavé : l’inauguration de la nouvelle base navale britannique, mitoyenne de celle de la Ve Flotte américaine, aura lieu courant 2016, à l’occasion du bicentenaire des relations diplomatiques entre le Royaume-Uni et Bahreïn.

ANALYSE OMAN

Les absences répétées pour traitement médical à l’étranger du sultan Qabous bin Said Al Said, 75 ans, laissent ouverte la question de sa succession. La croissance économique et le budget du pays pâtissent de la faiblesse persistante du cours du baril de pétrole. Dans un contexte régional tendu, avec la proximité immédiate du conflit au Yémen, le sultanat maintient une prudente diplomatie d’équilibre entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

Début 2016, le sultan a suivi deux mois de traitement médical en Allemagne, après un premier séjour de huit mois en 2014-2015. Âgé de 75 ans, sans héritier direct, ni successeur désigné, il exerce un pouvoir absolu depuis 45 ans : chef de l’Etat et premier ministre, il contrôle aussi étroitement tous les ministères régaliens. Dans un système politique paternaliste extrêmement personnalisé, qui offre l’image du consensus et de la stabilité, la question de la succession est un motif d’inquiétude patent, sans cependant pouvoir faire l’objet d’un quelconque débat public.

Prix du baril de pétrole et tensions sociales

Le baril de pétrole a perdu 60 % de sa valeur depuis l’été 2014, ce qui pèse lourdement sur la rente pétrolière des monarchies du Golfe, et leur impose des choix budgétaires inédits. Petit producteur aux réserves en déclin, Oman dépend toujours du pétrole. En 2015, alors que le pétrole abondait 84 % des revenus de l’État, le déficit budgétaire a atteint 6,5 milliards de dollars, soit 11 % du PIB. Bien que non-membre du cartel, Oman a participé en avril 2016 au sommet de l’OPEP au Qatar, mais la réunion, marquée par l’intransigeance saoudienne et le boycott iranien, n’a pas permis d’envisager une revalorisation du baril. Contraintes de tailler dans leurs budgets d’investissement et de fonctionnement, et dans les généreuses subventions accordées à l’essence, à l’électricité, à l’eau et aux produits de consommation courante, les pétromonarchies prévoient d’instaurer des prélèvements fiscaux. Oman va ainsi introduire un impôt de 15 % sur les sociétés. Certains investissements ont été ralentis, notamment à Duqm, futur et ambitieux hub portuaire et énergétique sur la côte sud. Les chantiers du gazoduc Iran-Oman ne semblent pas avoir débuté : les retards sont là imputables à la partie iranienne, à court de moyens financiers malgré la levée des sanctions internationales. Les dépenses sociales avaient été fortement augmentées en 2011 pour calmer les revendications du Printemps arabe. Cinq ans après, les projets de Mascate de réduire les subventions à la consommation ont suscité une sourde opposition de la population, même si rien n’en est apparu sur la place publique. La question du chômage des jeunes est centrale: la diversification économique (dans les secteurs des services, du tourisme, et de l’industrie gazière) et  l’omanisation  des emplois restent insuffisantes pour absorber les générations arrivant sur le marché du travail. L’émigration vers les Emirats arabes est une soupape de sécurité insuffisante, dans un pays où le secteur public représente encore 70 % des emplois.

Une diplomatie d’équilibre entre Riyad et Téhéran

Dans le contexte d’une rivalité de puissance exacerbée entre l’Arabie saoudite et l’Iran, Mascate maintient sa « diplomatie de petit Etat »: bon voisinage, intermédiation, non-engagement dans les conflits. Oman se singularise donc au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Mascate n’a pas envoyé en 2011 de contingent réprimer la contestation à Bahreïn ; a rejeté en 2013 un projet saoudien d’intégration régionale, et a maintenu ses relations diplomatiques avec Damas; a refusé en 2014 des sanctions contre le Qatar. En 2015, le CCG s’est officiellement réjoui de l’accord sur le nucléaire iranien, mais Mascate, qui a abrité des rencontres secrètes irano-américaines à partir de 2011 est sans doute la seule voix sincère dans cette satisfaction. Après l’exécution par Riyad, le 2 janvier 2016, du sheikh Nimr Baqer al-Nimr, figure charismatique de la communauté chiite mondiale, suivie de la mise à sac de l’ambassade d’Arabie saoudite en Iran, Riyad et Manama ont rompu leurs relations diplomatiques avec Téhéran : Mascate a fermement condamné l’attaque de locaux diplomatiques, mais a estimé contre-productive la rupture des relations diplomatiques décidée par Riyad.

Oman maintient un équilibre précautionneux entre les deux puissances régionales, en évitant de s’engager dans les conflits. Le sultanat n’est pas membre de la coalition américaine contre l’État islamique, ni de la coalition menée par Riyad contre les houthistes du Yémen – officiellement pour préserver et l’harmonie entre les communautés ibadite et sunnite, et sa capacité d’intermédiation. Au Dhofar, Oman a donc sécurisé sa frontière occidentale, accueilli des dizaines de milliers de réfugiés, Yéménites et sud-asiatiques, invité à Mascate les parties au conflit, et obtenu la libération d’otages détenus au Yémen. La non-intervention du sultanat mécontente peut-être Riyad, mais ménage ainsi ses partenariats avec Téhéran. Les dépenses importantes du sultanat pour ses forces armées (estimées à 8 à 9% du PIB) viennent en appui à des accords de sécurité et de défense régulièrement renouvelés : la stabilité de ce petit Etat, occupant une position stratégique -le tiers des hydrocarbures mondiaux continue à transiter par le détroit d’Ormuz- reste un impératif majeur pour Washington et Londres.