Chefs d’Etat, chefs de gouvernement, ministres et personnalités se sont pressés ces derniers jours à Riyad pour exprimer leurs condoléances officielles et/ou personnelles après la disparition du roi Abdallah, et assurer le nouveau monarque Salman de la continuité des relations de leur pays avec l’Arabie saoudite. Sans craindre la contradiction, le président Hollande est ainsi passé directement du Forum de Davos (où il venait d’appeler à renforcer la lutte contre le financement du terrorisme djihadiste) à Riyad, confirmant le tropisme saoudien qui caractérise la diplomatie française depuis 2012, effet-miroir de la priorité au Qatar de la décennie précédente -priorité qui commence d’ailleurs à faire l’objet de critiques croissantes, bien que tardives, au sein de la classe politique française, en particulier du côté de l’UMP. Le nouveau monarque saoudien, dont l’âge et la santé notoirement précaire laissent présager un énième « règne de transition », a d’emblée annoncé qu’il maintiendrait les caps politique et diplomatique de son défunt frère. Or la transmission adelphique du trône, qui fait l’originalité de la pléthorique dynastie saoudienne au sein des pétromonarchies du Golfe, se produit dans un environnement géopolitique régional difficile pour Riyad. En particulier sur deux de ses frontières : au nord avec l’Etat islamique, au sud avec la poussée houthiste au Yémen…


La Kaaba, la grande mosquée, et les gratte-ciel de La Mecque

L’Arabie saoudite & l’Etat islamique (& le Yémen)  Prosélytisme et retours de boomerang

Chefs d’Etat, chefs de gouvernement, ministres et personnalités se sont pressés ces derniers jours à Riyad pour exprimer leurs condoléances officielles et/ou personnelles après la disparition du roi Abdallah, et assurer le nouveau monarque Salman de la continuité des relations de leur pays avec l’Arabie saoudite. Le président Hollande est ainsi passé directement du Forum de Davos à Riyad, confirmant le tropisme saoudien qui caractérise la diplomatie française depuis 2012. Et ce, au détriment de la priorité au Qatar accordée par ses prédécesseurs dans la décennie précédente -priorité qui commence d’ailleurs à faire l’objet de critiques croissantes, bien que tardives, au sein de la classe politique française, en particulier du côté de l’UMP. Le nouveau monarque saoudien, dont l’âge et la santé notoirement précaire laissent présager un énième « règne de transition », a d’emblée annoncé qu’il maintiendrait les caps politique et diplomatique de son défunt frère. Or la transmission adelphique du trône, qui fait l’originalité de la pléthorique dynastie saoudienne au sein des pétromonarchies du Golfe, se produit dans un environnement géopolitique régional difficile pour Riyad. En particulier sur deux de ses frontières : au nord avec l’Etat islamique, au sud avec la poussée houthiste au Yémen…

Le néo-salafisme djihadiste radical, armé idéologiquement et financièrement

La disparition du roi Abdallah se produit dans le contexte des chaos syrien et irakien, et des exactions régionales et internationales des djihadistes radicaux, en particulier de l’Etat islamique. Les pétromonarchies du Golfe sont engagées militairement contre l’Etat islamique, au sein de la coalition internationale d’une soixantaine de pays menés par les Etats-Unis. Mais cette participation ne laisse pas d’être quelque peu paradoxale.

L’Etat islamique n’est que l’avatar le plus récent d’un salafisme sunnite radicalisé encouragé par une pluralité d’acteurs: certains Etats nationaux-arabes dictatoriaux et idéologiquement déliquescents; les Etats-Unis dont la désastreuse expédition irakienne de 2003 a dégagé un vaste espace politique pour les djihadistes, etc. (1). On insistera ici sur le rôle idéologique et financier central joué par les pétromonarchies wahhabites, et tout particulièrement l’Arabie saoudite. Le wahhabisme, doctrine officielle d’un Etat saoudien sans constitution autre que le Coran, est la version la plus sectaire de l’islam salafiste (ou néo-salafiste), avec une obsession anti-soufie, anti-libérale, anti-moderne et anti-chiite. L’EI, radicalement obsédé par une pureté violemment intolérante, iconoclaste et destructrice, contre les autres confessions musulmanes (soufisme, chiisme, alaouisme, voire sunnisme modéré “classique”) et les autres religions (christianismes d’Orient, yézidisme, yarsanisme), peut être lu comme une version exacerbée et sanglante du modèle chariatique saoudien. Depuis des décennies, le prosélytisme wahhabite est un facteur majeur de la montée en puissance du néo-salafisme dans l’ensemble du monde musulman sunnite, du Maroc à l’Indonésie, du Nigéria au Pakistan, et auprès des populations musulmanes en Occident. Il repose évidemment sur la manne de la rente pétrolière. Il est porté par des Etats, des organisations ou personnalités para-publiques (grandes fondations religieuses, télé-prédicateurs), des institutions internationales (la Ligue islamique mondiale, par exemple) et de toujours mystérieuses « grandes fortunes privées », en réalité étroitement liées aux dynasties régnantes du Golfe. Ces acteurs étatiques, para-étatiques, religieux ou privés ont ainsi largement contribué à la djihadisation des factions non démocratiques de l’opposition syrienne, en abondant financièrement et par des livraisons d’armes des groupes engagés dans des surenchères de radicalité, autant sur les réseaux médiatiques que sur le terrain dès 2012. Pour le Qatar qui, sous l’ancien émir Hamad, était engagé dans une rivalité géopolitique d’influence avec le royaume saoudien , il s’agissait de profiter des multiples absences pour maladie du roi Abdallah d’Arabie. Pour Riyad, l’objectif, en soutenant partout où cela était possible des djihadistes anti-alaouites et anti-chiites, était et reste de fragiliser la position de l’Iran chiite, soutien de Damas et de Bagdad (2).

L’Etat islamique, une créature menaçante

La promotion par les pétromonarchies d’un néo-salafisme sunnite et anti-chiite radical leur revient désormais en boomerang. Le phénomène n’est pas totalement nouveau. Personne n’a oublié, les Américains moins que quiconque, que 15 des 19 auteurs des attentats du 11 septembre 2001 étaient Saoudiens. La monarchie saoudienne a déjà eu à souffrir sur son sol au milieu des années 2000 d’une vague sanglante d’attentats djihadistes anti-régime et anti-américains : la répression impitoyable exercée par le ministre de l’Intérieur, le prince Nayef, avait permis de juguler la menace intérieure d’Al-Qaeda – qui s’était d’ailleurs repliée vers le Yémen voisin. Et peu à peu, les mouvements djihadistes ont été placés sur la liste saoudienne des mouvements terroristes – début 2014 pour l’Etat islamique. Mais la montée en puissance idéologique et territoriale de l’EI, dont on vient de rappeler qu’elle est pour partie le produit de la politique saoudienne, représente désormais une menace sécuritaire mitoyenne pour Riyad. Le « calife Ibahim » autoproclamé de l’Etat islamique, Abou Bakr Al-Baghadi, aurait annoncé, en direction de l’Arabie saoudite : « Nous arrivons !».. Menace directe du néo-califat au « Gardien des deux Lieux Saints » qu’est le roi d’Arabie, dont la légitimité repose sur la combinaison du pouvoir tribal bédouin des Saoud et de la sourcilleuse et répressive autorité cléricale wahhabite. Les Etats du Golfe sont tous confrontés à la participation d’un nombre non négligeable de leurs ressortissants aux groupes djihadistes en Irak et en Syrie : plusieurs milliers de Saoudiens, des centaines de Bahreïnis, dont quelques figures sunnites locales connues. L’accrochage armé sur la frontière saoudienne, près d’Arar, le 5 janvier , qui a coûté la vie à plusieurs soldats saoudiens dont le général Oudah al-Belawi, atteste de la pression physique de l’EI sur cette frontière (et sur celle de la Jordanie voisine). Or, nombre de commentateurs ont relevé récemment que le régime de Riyad semble prendre au sérieux l’hypothèse qu’une partie de ses forces de sécurité seraient loin d’être insensibles aux sirènes radicales de l’Etat islamique. Il n’est pas sûr que la construction d’une barrière de sécurité de près de 900 km, sur toute la longueur de la frontière Arabie-Irak, présentée comme déjà infranchissable alors même qu’elle est loin d’être achevée (Olivier da Lage la qualifie de « Ligne Maginot, et digue illusoire »(3), suffira à contenir la pression physique, mais surtout la contamination idéologique de l’Etat islamique.

Sur le flanc sud, la pression houthiste au Yémen

La transition dynastique à Riyad se produit dans un environnement régional dégradé. A la pression djihadiste de l’Etat islamique au nord s’ajoute la déliquescence accélérée de l’Etat yéménite à la frontière sud-ouest. Riyad, qui en 2009-2010 bombardait les rebelles chiites yéménites, ne peut que s’inquiéter de la prise de contrôle de Sanaa par ces mêmes milices zaïdistes houthistes il y a quelques mois. Ces milices chiites ont accru en ce début 2015 leur étau sur la capitale, contraignant le président et le gouvernement à démissionner à la mi-janvier. Que ces événements soient la suite du long « printemps yéménite » de 2011-2012 jusqu’à mener l’indéboulonnable président Ali Abdallah Saleh à la démission est une chose -et que celui-ci puisse revenir au pouvoir par une alliance conjoncturelle avec les houthis en est une autre. Mais pour Riyad, cela représente une double menace. L’anarchie dans laquelle s’enfonce le pays, selon d’ailleurs de vieux clivages régionaux et tribaux (‘ex-imamat du Nord, les tribus de Marib, Aden, l’Hadramaout, etc.) entraîne une montée en puissance concommittante d’Al-Qaeda dans la Péninsule arabique (AQPA), donc une menace djihadiste accrue au flanc sud du royaume wahhabite. Et la victoire (provisoire?) des houthis est considérée par Riyad comme résultant des liens croissants (mais sans doute largement et volontairement surestimés) entre les chiites yéménites (qui ne reconnaissent pourtant que cinq imams) et le régime iranien (duodécimain). « Objectivement » cependant, les «événements » de 2013-2014au Yémen font le jeu de Téhéran, quand bien même l’investissement de la République islamique semble fort limité dans ce pays -la Syrie et l’Irak suffisant à monopoliser les forces d’opération extérieure iraniennes, et des moyens financiers de plus en plus contraints sous le double effet des sanctions internationales et de la chute du prix du baril.

Riyad est toujours, et restera d’après les toutes premières déclarations du roi Salman, vent debout contre un éventuel accord diplomatique international sur le nucléaire iranien, qui traduirait pour les Saoudiens en réalité une trahison supplémentaire de Washington à l’égard de ses alliés historiques (le « Pacte du Quincy », 1945), au profit du chiisme -hantise de toujours, mais croissante, des wahhabites. Au-delà de ses arguments financiers, la diplomatie saoudienne est à la peine. Car combattre Daech, c’est se retrouver allié objectif de Téhéran, et donc faire le jeu des chiites. Chiites iraniens que l’on essaie d’affaiblir, parmi d’autres producteurs (les Etats-Unis, tout particulièrement) par le maintien de l’habituelle production saoudienne de pétrole, et donc par la chute continue du prix du baril. Laquelle est certes supportable par Riyad pour le moment. Mais elle aura ses limites financières et budgétaire pour un Etat rentier confronté à une demande sociale et politique croissante et frustrée (4)…

NOTES

1  JP.BURDY, « L’Etat islamique, ou les dynamiques multiples de la conflictualité au Moyen-Orient en 2014 « , Diplomatie no 72, janvier-février 2015, p.8-13

2  JP.BURDY, « La République islamique d’Iran au coeur de recompositions potentielles au Moyen-Orient, 2001-2014« , Diplomatie no 70, septembre-octobre 2014, p.40-46

3  O.da LAGE, Arabie : le legs d’Abdallah, 23/1/2015,, https://odalage.wordpress.com/2015/01/23/arabie-le-legs-dabdallah/

4  C’est le thème central de la livraison de Diplomatie no 72.