L’édition 2013 du Grand Prix de Formule 1 de Bahreïn s’est déroulée le 21 avril sur le circuit de Sakhir. Au-delà de la compétition sportive, cette course est devenue depuis 2011 le temps fort de l’année politique dans le petit royaume, nettement plus que le 14 février, anniversaire du début du mois d’occupation de la place de la Perle en 2011. Car, pour l’occasion, la monarchie sunnite des Al-Khalifa entend démontrer que la situation politique est « normalisée », alors que ses opposants veulent prouver par leurs manifestations que la contestation du régime reste vigoureuse. Le Grand Prix permet donc de dresser un état des lieux, deux ans après l’écrasement du « Printemps de Manama », et alors que les réunions du « Dialogue national » réouvert en février 2013 confirment qu’on est toujours bel et bien dans l’impasse politique ouverte par la répression de l’été 2011…

Le Grand Prix de F1 comme tribune pour l’opposition

En 2011, la saison de Formule 1 était partie dans le mur pour cause de répression du « Printemps de Manama ». En 2012, la possibilité de maintenir ou pas l’épreuve a mobilisé l’attention de la presse internationale pendant plusieurs mois : en effet, l’opposition, appuyée par une campagne internationale d’ONG de défense des droits de l’homme, entendait empêcher la tenue du Grand Prix. En 2013, prenant acte d’un large soutien de la population à la tenue de la course, l’opposition n’a pas cherché à l’empêcher, mais a saisi l’occasion d’une tribune internationale contre le régime. Car celui-ci, comme en 2012, en a fait un enjeu politique majeur, censé confirmer le retour à l’ordre dans le royaume. L’opposition a donc valorisé la venue au Bahreïn de centaines de journalistes de la presse internationale, contraints -y compris pour les médias sportifs- de s’intéresser à l’état sécuritaire et politique dans le royaume, alors même que les événements du Bahreïn restent habituellement un angle mort médiatique des « révolutions arabes ».

Une situation des droits de l’homme toujours fortement dégradée

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a consacré sa séance du 19 septembre 2012 au Bahreïn, dans le cadre de la procédure dite de l’Examen périodique universel. Le rapport onusien a été sévère, critiquant le peu d’amélioration de la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relevant la persistance d’arrestations préventives de militants politiques et associatifs, de détentions arbitraires, de la torture dans les commissariats, de la lourdeur des condamnations en justice pour des motifs politiques, etc. Le rapport rend compte d’une situation sécuritaire en permanence tendue. De fait, les manifestations d’opposition sont quasi quotidiennes, principalement dans les quartiers et villages chiites des périphéries de Manama. Les forces de sécurité contiennent les manifestants dans ces zones chiites, pour leur interdire l’accès aux centres urbains et aux voies rapides. Dénoncées en 2011 pour le nombre de blessés ou tués par balles ou chevrotines, elles ont opté depuis 2012 pour l’utilisation massive de gaz lacrymogènes en principe non létaux. Mais, outre des tirs tendus ravageurs, leur utilisation systématique dans des espaces clos a provoqué plusieurs dizaines de décès .

La résilience des deux courants de l’opposition

L’opposition politique, qui fait preuve d’une grande résilience, reste structurée en deux courants principaux. Le Mouvement du 14 février est un collectif anonyme et clandestin lançant des mots d’ordre sur l’internet et les réseaux sociaux, appelant au renversement du roi Hamad et de la monarchie, et au retour sur la place de la Perle. Il fédère des jeunes occupants de la place de la Perle au printemps 2011, et des groupes d’opposition radicale au régime. Ils organisent des attaques très mobiles et violentes aux cocktails molotov contre les véhicules et les postes de police, entraînant une répression brutale : on est entré depuis deux ans dans une guérilla urbaine de basse intensité, mais contenue hors des lieux du pouvoir. 

En partie privées de leurs dirigeants, condamnés à de lourdes peines de prison, les « sociétés politiques » enregistrées, au premier rang desquelles le grand parti chiite d’opposition al-Wefaq organisent des rassemblements et défilés hebdomadaires en général tolérés, à condition qu’ils n’approchent pas du centre ville, du quartier des affaires et des grands hôtels. Al-Wefaq, qui se revendique de la non-violence (ce qui empêche le gouvernement, qui en a plus d’une fois été tenté, de le dissoudre) confirme régulièrement sa grande capacité de mobilisation, autour de mots d’ordre de démocratisation et de réformes politiques. S’appuyant habilement sur les liens étroits ((personnels, politiques et économiques) entre Manama et Rabat, al-Wefaq évoque régulièrement le « modèle marocain »  de 2011 : une réforme de la constitution validée par référendum populaire, démocratisant le système politique, renforçant le poids de l’assemblée, établissant le principe du choix du premier ministre au sein du parti arrivé en tête aux élections législatives.

Le Dialogue national réouvert est dans une impasse

Le gouvernement du Bahreïn a installé début 2012 une commission de suivi des réformes demandées en novembre 2011 par le rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante (BICI), présidée par le juriste égypto-américain Cherif Bassiouni. C’est dans ce cadre que Manama a réouvert, en février 2013, le « Dialogue national » . Une première tentative avait échoué dans l’été 2011, juste après l’écrasement de la place de la Perle, et parce que le parti Wefaq avait décidé de le boycotter pour protester contre la sous-représentation manifeste de l’opposition dans le Dialogue. Une douzaine de séances se sont tenues depuis le 10 février, réunissant 27 personnalités, dont 19 représentant directement ou indirectement le pouvoir, et 8 l’opposition (dont 2 représentants du Wefaq qui avait obtenu 63 % des suffrages exprimés lors des législatives d’octobre 2010, mais seulement 18 sièges sur 40 à la chambre basse, du fait de découpages électoraux fort déséquilibrés). Mais le processus est dans l’impasse. D’abord parce que le régime parle de « dialogue entre composantes de la société » et refuse catégoriquement les « négociations politiques entre le gouvernement et l’opposition» que réclame cette dernière. Le pouvoir entend ensuite n’en faire qu’un complément au processus de 2011, qui avait débouché sur des aménagements mineurs des rapports entre législatif et exécutif, et non sur des réformes structurelles « à la marocaine ». Enfin, les organisateurs ont prévu que les conclusions du Dialogue soient « présentées au roi », alors que l’opposition exige un référendum populaire.

Le blocage tient aux rapports de force politiques au sein du régime, et dans sa base sociale très majoritairement sunnite. L’homme fort reste bel et bien l’oncle du roi, Khalifa ben Salman Al-Khalifa, inamovible premier ministre depuis 1971, très proche de Riyad, et très peu favorable au « dialogue politique ». Le premier ministre peut s’appuyer sur les tenants de la ligne dure, la faction dite Khawalid de la famille régnante, représentés entre autres par les ministres de la Cour royale et de la Défense. Une partie de la base sociale sunnite de la monarchie s’est radicalisée depuis l’automne 2011. Elle estime bruyamment que le palais est trop laxiste vis-à-vis de l’opposition chiite, et que le Wefaq n’est qu’un instrument de ses maîtres iraniens, et de leurs complices du Hezbollah libanais. Le Wefaq est accusé de tenir un double langage : modéré à destination de la presse internationale et de l’extérieur, beaucoup plus radical dans les mosquées et maisons de prières (matam). Alors que le roi Hamad semble balancer entre répression et ouverture épisodique, il ne reste donc pas beaucoup d’espace politique pour le prince-héritier Salman. Il était apparu en mars 2011 comme favorable aux réformes et au dialogue avec les opposants : mais, bien qu’encouragé par Washington et Londres, il avait alors été mis sur la touche par le premier ministre, et est depuis tenu en suspicion, y compris au sein de sa propre famille. On sait, par exemple, que certains « hardliners » du régime ont proposé de ne pas tenir le Grand Prix de 2013, à la fois pour éviter un afflux de journalistes internationaux, et parce que le principal soutien à la F1 dans le royaume depuis 2004 n’est autre que le prince-héritier, très proche du sulfureux Bernie Ecclestone… La récente promotion du prince Salman au poste de vice-premier ministre ne semble donc ouvrir sur aucune inflexion politique effective, puisque le premier ministre (que l’on dit cependant en mauvaise santé) ne lui laisse pas le moindre espace politique opérationnel. La situation politique au Bahreïn apparaît donc bloquée : aucune dynamique ne semble s’esquisser qui pourrait modifier significativement le rapport des forces à court ou moyen terme.

Les dimensions régionales et internationales des tensions au Bahreïn

La monarchie bahreïnie est adossée au Conseil de coopération du Golfe, et tout particulièrement à l’Arabie saoudite : le CCG a participé à l’écrasement de la contestation à Manama en mars 2011, et le contingent saoudien y est toujours présent. Les pétromonarchies ont également soutenu financièrement le Bahreïn depuis 2011, pour essayer d’y calmer des tensions sociales liées à une situation économique dégradée par les incertitudes politiques. Monarchie sunnite du Golfe, le Bahreïn est plus spectateur qu’acteur financier et politique du conflit en Syrie, au contraire de ses voisins qataris et saoudiens. On sait que ce conflit régionalisé est désormais devenu un bras de fer qui oppose indirectement les monarchies arabes sunnites et conservatrices (le « bloc sunnite », auquel une Egypte très dépendante financièrement est également partie) à l’Iran et à ses alliés (« l’arc chiite »). Le Bahreïn est directement concerné par le devenir de ce bras de fer, car derrière la crise politique ouverte en 2011, définie par les sunnites comme « sectaire » (c’est-à-dire chiite), se profile, du point de vue des régimes et des populations sunnites de la région, l’ombre menaçante de l’Iran en voie de nucléarisation.

On terminera en évoquant les relations avec deux « parrains » occidentaux : le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Au printemps 2013, plusieurs responsables politiques bahreïnis (y compris le prince-héritier) ont semblé opposer en substance le réalisme amical des Britanniques aux erreurs de jugement des Américains. La charge mérite explication. Manama a critiqué à l’automne 2012 les propos du représentant américain au Conseil des droits de l’homme de Genève ; puis dénoncé en avril 2013, en convoquant l’ambassadeur américain, « le contenu inamical, manquant d’objectivité et d’impartialité » du chapitre consacré au Bahreïn dans le rapport annuel du Département d’Etat sur les droits de l’homme. Ces épisodes ont conforté un antiaméricanisme croissant au Bahreïn, aussi surprenant que cela puisse paraître compte tenu de la discrétion dont Washington a fait preuve lors de la répression de 2011, et de la protection contre l’Iran qu’apporte la Ve flotte américaine basée dans l’archipel. Il est le fait des partis sunnites radicaux, désormais regroupés, qui jugent que Washington exerce des pressions inadmissibles en matière de droits de l’homme, qui violent la souveraineté du royaume. Accusé en outre de soutenir les opposants chiites (par les contacts entretenus avec al-Wefaq, par ses encouragements au dialogue avec l’opposition), Washington se retrouve parfois mis sur le même pied que…Téhéran ! L’ambassadeur américain est ainsi régulièrement vitupéré par la presse du régime. Officieusement, il semble que l’un des reproches adressé aux Américains soit qu’ils miseraient sur un changement politique mené par le prince-héritier, et n’espèrent pas grand chose des autres membres de la famille. Au contraire des Britanniques qui entretiennent de bonnes relations avec toutes les composantes de la famille régnante, et ont signé en octobre 2012 un nouvel accord de coopération de Défense avec Manama… Certains analystes , qui s’appuient d’ailleurs sur certaines déclarations à Londres, y voient une forme de retour de la puissance britannique dans l’archipel, et plus largement dans le Golfe, quitté -mais jamais complètement- lors du retrait « à l’est d’Aden » entre 1961 et 1971 …