«C’est le peuple syrien qui fixe la forme et l’avenir de son Etat» : banderole de l’opposition à Alep, 12/4/2013 (source CNS)

La Syrie est entrée dans la troisième année d’une guerre civile de longue durée, d’emblée imposée à sa population par le régime de Bachar al-Assad. Dans le paysage des « révolutions arabes » ouvert début 2011, le conflit syrien fait figure d’exception : moins par sa durée que par sa violence extrême, et par ses dimensions régionales et internationales. En ce printemps 2013, et sauf basculement imprévisible, ni le régime dans sa résilience, ni les oppositions dans leurs divisions, ne disposent des moyens politiques et militaires leur permettant de « faire la différence » à court terme sur le terrain. Le conflit déborde de plus en plus sur l’ensemble de la région : par le flot croissant des réfugiés (plus d’1,5 million) vers la Turquie, le Liban, la Jordanie et l’Irak ; par la circulation transfrontalière de combattants et d’armements. Mais aussi par l’implication directe d’acteurs régionaux, étatiques ou non: le Hezbollah libanais et la République islamique d’Iran; la Turquie, la Jordanie et Israël; le Qatar et l’Arabie saoudite ; et par celle de grandes puissances à la manœuvre pour maintenir (la Russie) ou recomposer (les Etats-Unis et leurs alliés) les équilibres stratégiques du Moyen-Orient. En réalité, le conflit syrien a désormais largement dépassé les enjeux internes et de sa périphérie immédiate. Car la Syrie est désormais le terrain d’un ample bras de fer entre un groupe d’Etats arabes sunnites menés par le Qatar et l’Arabie saoudite, et la République islamique d’Iran : conflit de puissances régionales, dont la qualification confessionnelle -« le bloc sunnite » contre « l’arc chiite »- est loin de suffire à rendre compte de tous les enjeux géopolitiques.

La revue EurOrient  no 41, mai 2013, publie une livraison entièrement consacrée à la Syrie, sous la direction de Jean-Paul Burdy et d’Emel Parlar Dal. Nous livrons ici un extrait de l’introduction générale.


Le point de départ: manifestation devant la mosquée al-Omari, à Deraa, 25 mars 2011   (photo Samer M.Ahmad, http://www.panoramio.com/user/1242414)

Extrait de l’introduction au numéro spécial d’EurOrient, no 41, mai 2013 (à paraître) sous la direction de Jean-Paul Burdy et Emel Parlar Dal

La Syrie est entrée dans la troisième année d’une guerre civile de longue durée, d’emblée imposée à sa population par le régime de Bachar al-Assad. Dans le paysage des « révolutions arabes » ouvert début 2011, le conflit syrien fait figure d’exception : moins par sa durée que par sa violence extrême, et par ses dimensions régionales et internationales. En ce printemps 2013, et sauf basculement imprévisible, ni le régime dans sa résilience, ni les oppositions dans leurs divisions, ne disposent des moyens politiques et militaires leur permettant de « faire la différence » à court terme sur le terrain. Le conflit déborde de plus en plus sur l’ensemble de la région : par le flot croissant des réfugiés (plus d’1,5 million) vers la Turquie, le Liban, la Jordanie et l’Irak ; par la circulation transfrontalière de combattants et d’armements. Mais aussi par l’implication directe d’acteurs régionaux, étatiques ou non: le Hezbollah libanais et la République islamique d’Iran, la Turquie et la Jordanie, le Qatar et l’Arabie saoudite ; et par celle de grandes puissances à la manœuvre pour maintenir (la Russie) ou recomposer (les Etats-Unis et leurs alliés) les équilibres stratégiques du Moyen-Orient. En réalité, le conflit syrien a désormais largement dépassé les enjeux internes et de sa périphérie immédiate. Car la Syrie est désormais le terrain d’un ample bras de fer entre un groupe d’Etats arabes menés par le Qatar et l’Arabie saoudite, et la République islamique d’Iran : conflit de puissances régionales, dont la qualification confessionnelle -« le bloc sunnite » contre « l’arc chiite »- est loin de suffire à rendre compte de tous les enjeux géopolitiques.

1/ L’invalidation de deux présupposés : la théorie des dominos, et la thèse de l’invulnérabilité

Dès avril 2011, l’évolution de la contestation politique et de sa répression a rapidement invalidé deux thèses antagonistes : la théorie des dominos, et la thèse de l’invulnérabilité du régime syrien. La théorie des dominos postulait qu’après la chute de Ben Ali en Tunisie, puis celle de Moubarak en Egypte, avec la contestation du roi Hamad au Bahreïn et du président Ali Abdallah Saleh au Yémen, et plus encore avec l’intervention internationale contre le colonel Kadhafi en Libye, le domino suivant était nécessairement le président syrien Bachar al-Assad. La thèse reposait sur la concomitance décalée des événements, et sur la propagation dans les différents pays des slogans tunisiens fondateurs : « Dégage ! » et « Le peuple veut la chute du régime ! ». Elle s’appuyait également sur les similitudes nombreuses que le régime syrien présentait avec les autres régimes arabes contestés. Le « lâchage »  de Moubarak par les Américains, et la coalition occidentale contre Kadhafi, appuyée sur des résolutions du Conseil de sécurité, ont aussi pu laisser penser que le président syrien pourrait se retrouver très vite sans soutien international.

La thèse de l’invulnérabilité postulait a contrario que le régime syrien ne pouvait pas, et ne devait pas, être touché par la contestation. Elle a été remarquablement illustrée par l’attitude de l’Iran et du Hezbollah libanais, proches alliés de Damas. Ils ont connu quelques jours de mutisme consterné en mars 2011, quand le mouvement de contestation arabe, jusque-là exalté à Téhéran et à Beyrouth-Sud, a atteint la Syrie. Avant de développer un discours calqué sur celui de Damas  : à la différence des révoltes arabes jusque-là encouragées, les événements en Syrie n’ont rien à voir avec des revendications populaires légitimes, mais sont l’expression d’un complot international (mené par les Etats-Unis, Israël, la France, al-Qaeda ; et, un peu plus tard, le Qatar et l’Arabie saoudite) visant, par le terrorisme, à renverser un régime nationaliste pro-palestinien et anti-impérialiste courageux, pour lui substituer une dictature confessionnelle des Frères musulmans. Du côté des soutiens occidentaux au régime de Bachar al-Assad, l’argumentaire reposait soit sur un antiaméricanisme systémique (les révolutions arabes en général, et en Syrie en particulier, sont « un complot américain », ou « américano-sioniste ») ; soit sur l’exaltation de la modernité, de la laïcité et de l’anti-islamisme du régime baasiste, au-delà d’un autoritarisme considéré comme problème secondaire. Par ailleurs, certains bons connaisseurs de la Syrie ont estimé que les tares du régime, incontestables, étaient largement compensées par ses éléments de force : la terreur exercée sans faillir depuis 1970 ; la capacité de répression illimitée, illustrée entre 1979 et 1982 ; mais aussi l’adhésion au système, volontaire ou contrainte, d’une large majorité de la population.

Des limites à « l’exception syrienne ».

Les tenants d’une « exception syrienne » ont cependant sous-estimé plusieurs éléments de faiblesse potentielle du régime de Damas. Tout d’abord, la circulation transfrontalière et interne de l’information sur les événements en cours, dans le monde arabe d’abord, puis en Syrie même. A la différence, par exemple, du black out absolu qui avait prévalu lors de l’insurrection des Frères musulmans contre le régime d’Hafez al-Assad entre 1979 et 1982. En 2011, la Syrie n’est plus coupée du monde : les flux d’images, de sons et de données internet y circulent. Deuxième élément : l’inquiétude du régime fin janvier-début février 2011, alors même que quelques centaines de manifestants seulement ont osé se réunir après des appels sur les réseaux sociaux. Or, le gouvernement annonce dès le 17 février, puis à nouveau le 24 mars, un important train de mesures sociales, fiscales, salariales et d’embauche de fonctionnaires. Ce réflexe d’achat de la paix sociale, commun alors à plusieurs autres régimes contestés, traduisait en creux les tensions économiques et sociales dans le pays, nettement en amont d’une contestation politique ouverte.

Troisième élément: l’autisme politique du régime. A plusieurs reprises en 2011, le président syrien, après quelques phrases critiques sur les faiblesses du gouvernement, a annoncé des « réformes répondant aux demandes du peuple ». Mais les mêmes discours ont d’emblée, et violemment, disqualifié toute contestation comme « complot terroriste inspiré de l’étranger ». Jamais l’ouverture d’un dialogue politique ne semble avoir été envisagée comme option possible. Ce qui rejoint le quatrième élément : la violence sans nom avec laquelle le régime a immédiatement répondu à une contestation politique initialement pacifique et pacifiste. Une semaine à peine après les premiers rassemblements à Damas, mi-mars 2011, les forces de sécurité tirent par balles sur les manifestants de Deraa ; et moins d’un mois plus tard, l’armée bombarde des villes et des villages avec des blindés et de l’artillerie, plus tard avec des avions et des missiles. La militarisation du conflit a été immédiatement mise en œuvre, remettant à vif la mémoire de la répression de 1982. Elle a contraint une partie de l’opposition à prendre les armes, et elle a plongé le pays dans une guerre civile imposée.

Malgré l’ampleur d’un appareil répressif quadrillant la société depuis quatre décennies, malgré une puissance de feu illimitée alimentée par la Russie et par l’Iran, le régime de Bachar al-Assad s’est donc révélé vulnérable. Le régime, s’il contrôle encore peu ou prou l’axe routier central (Damas-Homs-Alep) n’a plus, hors le littoral méditerranéen (le « pays alaouite »), la maîtrise effective que de 30 à 40 % du territoire. Alors que les zones rurales sunnites lui sont très largement hostiles, il n’a qu’un contrôle disputé en permanence des villes du centre (Homs, Hama). Et à l’été 2012, la contestation a fini par atteindre Alep et Damas, bastions supposés du régime. En 2013, la guerre est au cœur de Damas, métropole désormais en voie de fragmentation. Pour autant, ce régime n’est pas tombé, et la perspective de sa chute n’est qu’une hypothèse parmi d’autres.

2) Les fondements multiples de la résilience du régime

Poser la question de la résilience du régime amène à souligner la spécificité de chacun des épisodes nationaux des « Printemps arabes » en 2011. Les traits communs sont connus : l’arrière-plan des évolutions démographiques et sociétales ; le contexte de tensions sociales à la fois structurelles et aggravées par la crise économique ; l’épuisement des modes de légitimation de régimes autoritaires et cleptocratiques, les mobilisations populaires et une forte participation de la jeunesse ; les mots d’ordres politiques partagés, etc. Au-delà des traits communs, les différences d’évolution tiennent à l’histoire et aux caractéristiques institutionnelles de chaque Etat, aux bases sociales de chaque régime. Et au rôle fondamental de chaque armée: l’armée a poussé Ben Ali vers l’exil ; a lâché Moubarak ; s’est divisée au Yémen ; s’est rapidement évaporée en Libye. L’intervention d’acteurs extérieurs a été très variable : inexistante en Tunisie , réduite en Egypte, évidemment décisive en Libye. C’est à l’aune de ces épisodes du Maghreb et du Machrek qu’il convient d’évaluer le conflit syrien.

La persistance d’un Etat et les bases sociales d’un régime

Bien que les fondements idéologiques du baasisme soient depuis longtemps vidés de toute opérationnalité, des décennies de nationalisme arabe baasiste et socialiste ont consolidé les institutions et leur bureaucratie. Et en 2013, dans un Etat fortement centralisé et hiérarchisé, la bureaucratie étatique est toujours en place, reste contrôlée par le régime, et continue à verser les salaires des fonctionnaires dans tout le pays, y compris dans les zones occupées par les rebelles. Cette résilience institutionnelle conserve au régime une capacité de mobilisation sociétale -volontaire ou contrainte. Les services de sécurité, largement alaouites, véritable archipel de quadrillage politique et de répression, sont consubstantiels au régime : un demi-siècle de répression, et parfois de terreur, les ont rendu à la fois indispensables et dépendants à sa survie. Au sein de l’armée, équipée et formée par les Soviétiques puis les Russes, les divisions qui constituent la garde prétorienne du régime, directement commandées par des membres du clan au pouvoir, restent bien équipées et opérationnelles.

La Syrie est un pays pluricommunautaire et multiconfessionnel. Son régime repose sur des réseaux d’alliances multiples et imbriqués, au-delà de la domination du clan au pouvoir et des liens matrimoniaux et d’intérêts qu’il a construit pendant des décennies. Ce clan est minoritaire : il représente une partie des alaouites, communauté confessionnelle sécularisée qui, malgré sa volonté de double intégration récente à l’islam et au chiisme, est mal perçue par la majorité sunnite de la population. Mais le régime s’appuie aussi sur d’autres minorités : les chrétiens, très redevables au régime pour leur protection, les druzes, les chiites, certains Kurdes. Et il a toujours veillé à laisser une place aux sunnites, parfois mis en avant à des postes prestigieux, même s’ils n’y détenaient pas la réalité du pouvoir. Quand aux bourgeoisies sunnites de Damas et d’Alep, elles ont su nouer de fructueuses relations économiques avec le régime, en profitant tout particulièrement de l’ouverture économique de la dernière décennie. Tous ces groupes sociaux ou minoritaires ont sans doute aucun plus à perdre qu’à gagner à un renversement du régime actuel.

La violence extrême, la mobilisation et l’attentisme de la population

Le régime a été souvent contesté, y compris par un soulèvement armé entre 1979 et 1982. Mais du coup, ce régime est aguerri, et est prêt à utiliser tous les moyens de la violence pour rester en place. Disposant d’une armée nombreuse et lourdement équipée, il va ainsi en user largement dès le début de la contestation, en bombardant villes et villages, en massacrant sans état d’âme, en empêchant l’acheminement de l’aide humanitaire. L’exercice de la terreur a un sens politique : le choix des bombardements indifférenciés, comme la litanie des massacres, ne doivent rien au hasard : ces crimes de guerre et crimes contre l’humanité ont une fonction « exemplaire » et dissuasive : assommer les populations civiles, les détacher des oppositions pacifiques ou armées (certains groupes d’opposition étant responsables, eux aussi , de crimes caractérisés), et les amener, par misère, désespoir ou colère, à préférer, tous comptes faits, le régime dictatorial à ses contestataires.

En 2011, une partie des Syriens s’est progressivement engagée dans l’opposition, lors des mobilisations pacifiques du vendredi, avec une montée en puissance des rassemblements parfois impressionnante dans l’été. Une grande partie de la population est restée alors dans un attentisme prudent, qui ne signifiait pas qu’il n’y avait pas d’aspiration(s) au changement, mais reflétait la crainte permanente de la répression et d’une réponse violente du régime à la contestation. Lequel régime a, par ailleurs, toujours gardé la capacité de mobiliser une partie de la population dans de grandes manifestations de soutien au pouvoir. Avec la radicalisation de la violence armée de l’Etat, et la militarisation en retour d’une partie de l’opposition, les manifestations pacifiques de masse sont devenues de plus en plus difficiles et risquées : elles n’ont toutefois jamais cessé. L’exacerbation de la guerre civile, mais aussi les difficultés croissantes de la vie quotidienne, les exodes qui durent, la fatigue, l’épuisement, sont autant de raisons qui ont aussi convaincu nombre de Syriens, pris en otages, à se replier dans des positions de survie, avec l’espoir d’un retour à la normale. Un dernier facteur, plus récent, peut conforter cet attentisme : la radicalisation salafiste djihadiste, voire terroriste, d’une partie de l’opposition armée, se revendiquant d’al-Qaeda, à la grande satisfaction du pouvoir d’ailleurs, qui a beaucoup travaillé à confessionnaliser un conflit qui n’était pas initialement confessionnel. Des partisans du changement en 2011 ont ainsi pu en arriver en 2013 à préférer finalement le maintien d’un régime susceptible de rétablir un minimum d’ordre et de fonctionnement normal du pays, à un chaos croissant avec la perspective de destructions accrues et de règlements de comptes confessionnels par un djihadisme salafiste sunnite radicalisé.

Les divisions et les déchirements de l’opposition

L’une des raisons majeures de la résilience du régime tient à la faiblesse politique de l’opposition. L’opposition politique extérieure est structurellement morcelée. Ses avatars en témoignent, du Conseil national syrien constitué à Istanbul à la fin de l’été 2011 , à la Coalition nationale des forces de l’opposition mise sur pied à Doha en novembre 2012. Les contradictions y sont multiples dès le début. Elles tiennent à la surreprésentation des exilés absents du pays depuis des décennies et à la représentativité aléatoire, par rapport aux opposants de l’intérieur, eux-mêmes souvent sans troupes. La place des Frères musulmans y est une question centrale : ils sont hégémoniques au sein du Conseil national, et encore très majoritaires au sein de la Coalition nationale. Ils sont confortés et par les succès de l’islamisme frériste dans les pays du « Printemps arabe » ; et par le soutien sonnant et trébuchant de leurs mécènes du Golfe. Mais leur forte présence indispose les courants « laïques », nationalistes ou de gauche également présents dans l’exil politique syrien. Enfin, l’émergence de figures politiques charismatiques incarnant une alternative crédible à Bachar al-Assad est obérée par les querelles d’egos et de personnalités, et par le jeu des acteurs régionaux.

L’opposition armée intérieure est également problématique. L’Armée syrienne libre apparaît comme le rassemblement de milices d’autodéfense villageoises puis urbaines, de groupes associant soldats déserteurs, réfractaires à la conscription et volontaires de tous âges. Au-delà de la difficulté permanente à s’approvisionner en armes lourdes, les problèmes sont multiples : hétérogénéité du recrutement et des objectifs, difficulté de coordination des katibas ; absence d’autorité militaire unanimement reconnue ; diversité idéologique au sein d’une tendance générale à l’islamisation des références ; articulation très problématique avec les « politiques » à l’étranger, etc. L’ASL ne dispose pas donc pas de capacités opérationnelles lui permettant d’aller au-delà d’un grignotage très lent des zones rurales, le régime gardant les moyens d’un large contrôle des zones urbaines. La djihadisation croissante d’une partie de l’opposition armée devient un problème central. Elle est symbolisée par la visibilité du Jabhet Al-Nosra, qui revendique officiellement début 2013 son affiliation à al-Qaeda. Et si Al-Nosra comprend bien dans ses rangs des « djihadistes étrangers », la majorité de ses combattants sont Syriens. Al-Nosra a gagné sa réputation par l’efficacité de ses opérations militaires, et par sa discipline et sa probité. Mais il provoque aussi des réactions de rejet : au sein de la population ; au sein des opposants, à l’intérieur ou à l’étranger ; et auprès des Occidentaux, qui légitiment leur refus de livrer des armes aux opposants par crainte de les retrouver aux mains de ces djihadistes anti-occidentaux.

4) La Syrie comme champ clos d’un affrontement régional de puissances

Alors que, à l’exception relative de la Libye, les épisodes précédents des « printemps arabes » ont connu chacun un développement resté interne, le conflit en Syrie a rapidement pris une dimension régionale inscrite dans une contextualisation internationale. Car la Syrie est géopolitiquement à l’épicentre des relations inter-arabes, inter-régionales, et israélo-arabes.

L’implication contrainte des voisins et le bras de fer Iran-Pétromonarchies

Pays resté pendant des décennies sous la pesante tutelle de Damas, à la composition confessionnelle complexe et aux équilibres politiques fragiles, le Liban constitue le premier enjeu régional de la crise syrienne. Il est profondément divisé entre adversaires et partisans du régime de Damas, alors que le puissant parti chiite du Hezbollah est directement engagé dans des opérations militaires en Syrie. L’afflux de centaines de milliers de réfugiés syriens et le débordement des affrontements dans les régions frontalières fragilisent le pays, qui s’évertue à répéter sa neutralité officielle. La Turquie a été directement concernée, puis affectée, par le conflit syrien. L’impact est d’abord politique et diplomatique : abandon contraint par Ankara de la politique du “zéro problème avec les voisins” ; soutien à l’opposition politique syrienne et, plus discrètement, au volet militaire de la rébellion. Des centaines de milliers de réfugiés sont désormais en Turquie,  alors que la guerre en Syrie accélère la recomposition régionale de la question kurde. En Irak, le soutien du gouvernement à majorité chiite du premier ministre al-Maliki au régime de Bachar al-Assad est peut-être moins important qu’il est dit en général. Mais les affrontements syriens débordent désormais directement sur ce voisin lui-même déchiré par une quasi guerre intercommunautaire. Compte tenu de l’intensité des combats à Damas et dans le sud de la Syrie, la Jordanie doit gérer depuis 2012 une arrivée massive de réfugiés, qui fragilisent plus encore un pays qui connaît de fortes tensions depuis 2011. Le roi Abdallah, directement menacé par le président syrien, s’est donc adossé aux Etats-Unis, à Israël et aux pétromonarchies du Golfe. Enfin, les révolutions arabes n’ont pas été une bonne nouvelle pour l’Etat hébreu, qui a assisté avec inquiétude à la chute de régimes arabes connus depuis des décennies, et pour certains signataires de traités de paix. Israël s’inquiète donc de l’hypothèse de la chute d’un régime syrien qui était certes le fer de lance arabe du Front du refus, mais garantissait l’absence de toute menace sur le front du Golan. La menace djihadiste et du terrorisme de type al-Qaeda, le risque de dispersion d’armes de destruction massive jusque-là confinés dans les dépôts syriens, sont nettement plus inquiétants qu’une armée syrienne lourdement équipée, mais contrôlée et non offensive.

Dans sa lutte pour la survie, le pouvoir alaouite clanique de Damas bénéficie du soutien total de la République islamique d’Iran et de ses relais au Proche-Orient. Depuis plus de trois décennies, l’alliance irano-syrienne dépasse largement les affinités confessionnelles, pour reposer sur une stratégie réciproque de sortie de l’isolement régional et international. Pour l’Iran, la chute du régime de Damas marquerait la perte d’un allié arabe historique, permettant depuis plus de trois décennies à l’Iran d’être un acteur du conflit israélo-palestinien, via son soutien au Hamas et surtout au Hezbollah libanais. Et c’est bien autour du rôle actuel et futur de l’Iran que la crise en cours trouve une dimension qui dépasse très largement la Syrie et ses voisins immédiats. La Syrie est devenu le champ clos de l’affrontement indirect entre l’Iran d’une part, et certaines pétromonarchies du Golfe qui entendent travailler à la chute du régime de Damas comme occasion historique d’affaiblir la puissance iranienne. Le Qatar et l’Arabie Saoudite, par ailleurs puissances en concurrence, se sont engagés dans un combat politique, diplomatique et financier aux côté des rebelles et des opposants -Doha soutenant prioritairement les Frères musulmans et Riyad les salafistes. Ces pétromonarchies ne travaillent évidemment pas à l’établissement dans la Syrie post-Assad d’une République laïque et moderniste. Ce qui les intéressent principalement, au-delà de l’installation éventuelle à Damas d’un régime islamiste, c’est la possibilité d’affaiblir durablement l’Iran. Bras de fer souvent défini comme l’affrontement entre un « bloc sunnite » (qui reste cependant à définir), et un « arc chiite » (dont on surestime la composante confessionnelle).

Des acteurs internationaux à la recherche de rééquilibrages stratégiques divergents

Le Conseil de sécurité de l’ONU a été saisi du dossier syrien dès l’été 2011 ; et dès décembre 2011, le Conseil des droits de l’homme a défini la situation comme « guerre civile », exigeant une intervention en matière d’aide humanitaire. Des médiateurs ont été dépêchés par l’ONU, conjointement à des missions d’observation de la Ligue arabe, puis des Nations-Unies : en vain. Car la « communauté internationale » apparaît comme paralysée, incapable d’exercer une influence collective contraignante sur le régime syrien. Le blocage des différentes initiatives internationales doit, d’abord et avant tout, à l’intransigeance du pouvoir syrien face aux incitations à la réforme et au dialogue formulées par ses voisins, par la Ligue arabe, par les émissaires onusiens, et même par certains alliés de Damas (y compris, sous des formes diverses par Moscou et Téhéran). Depuis octobre 2011, la Russie et la Chine ont opposé trois vetos à des résolutions du Conseil de sécurité. Pékin et Moscou font payer aux Occidentaux leur interprétation extensive des résolutions sur la Libye en mars 2011, laquelle a permis d’abattre le régime de Kadhafi. Ce qui renvoie à leur hostilité commune à toute idée d’ingérence dans les affaires intérieures d’un pays tiers. La Russie soutient également le régime de Damas pour conserver ce qui est l’un de ses derniers points d’appui au Proche-Orient.  Plus globalement, Moscou montre sa capacité à peser dans les relations internationales, illustrant ainsi le retour de la Russie de V.Poutine sur la scène internationale.

Les Etats-Unis n’entendent pas s’engager dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient mais, au nom de la « la responsabilité d’agir », ils n’entendent pasrester absents d’une zone stratégique en plein bouleversement. Quitte à le faire par un discret « leading from behind »: une action indirecte menée en partie par des intermédiaires. Officiellement donc, Washington agit dans le cadre du droit international, et n’a signifié à Damas qu’une « ligne rouge » dont le franchissement serait susceptible de provoquer une intervention militaire de leur part et de celle de leurs alliés israélien et européens : l’utilisation d’armes de destruction massive. Mais la diplomatie américaine est parallèlement très active du côté des opposants politiques de l’extérieur, en coordination partielle avec ses alliés du Golfe, principaux pourvoyeurs de financements et de livraisons d’armes aux opposants syriens. Les Etats-Unis entendent éviter d’une part, que la Syrie n’implose en tant qu’Etat, d’autre part que ce soit des djihadistes qui s’emparent du pouvoir.  Le problème étant que ces groupes salafistes radicaux à l’oeuvre en Syrie sont largement financés et armés par des acteurs du Golfe… Alors que l’Union européenne reste discrète sur le dossier syrien, les Français et les Britanniques sont sur les mêmes lignes d’analyse et d’action que Washington, inquiets des risques d’évolution vers le chaos et la menace djihadiste.

Le poids de l’histoire  est central dans le positionnement de la diplomatie française sur la crise syrienne: pour le seul XXe siècle, le mandat français sur le Levant entre 1920 et la fin de la Deuxième guerre ; « l’invention » du Grand Liban en 1920 contre le nationalisme grand-syrien, etc. C’est souvent la « question libanaise » qui a déterminé une politique française variable à l’égard de Damas, surtout à partir de 1976, quand commence une pesante installation syrienne au Liban qui durera jusqu’en 2005. Le départ contraint des Syriens du Liban permettra une réintégration ultérieure de Damas dans le jeu régional, puis international : la médiation de l’émir du Qatar, puis l’amélioration spectaculaire des relations turco-syriennes, incitent peu à peu les Américains puis les Français à reprendre le chemin de Damas. Du côté français, c’est clairement la volonté de réunir tous les chefs d’Etats arabes à Paris, le 13 juillet 2008, pour le premier (et unique) sommet de l’Union pour la Méditerranée qui amène le président Sarkozy à se rendre à Damas, puis à inviter Bachar al-Assad à Paris à trois reprises entre 2008 et 2010. Début 2011, la France a été totalement prise de court par la révolution tunisienne, qui a été un fiasco complet pour la diplomatie française. Dès lors, la vigoureuse intervention française en Libye au printemps pourrait être lue comme une forme de « revanche » du président français, qui a jeté tous ses moyens militaires et diplomatiques dans l’objectif de renversement du colonel Kadhafi –sans cependant que toutes les conséquences stratégiques en soient anticipées, par exemple au Sahel.

Par contraste, la prudence française à l’égard de la crise en Syrie est évidente. Face à la révolte populaire syrienne puis à la guerre civile, la France a affirmé la nécessité de prendre en compte une situation politique et géostratégique très différente de celle de la Libye. Déclarant ne vouloir agir qu’avec ses partenaires européens et sous mandat de l’ONU (bloqué par les vetos russo-chinois), Paris a, au sein de l’UE et du Conseil de sécurité, condamné sans nuance l’usage de la force à l’encontre des populations civiles, encouragé les missions de médiation de l’ONU et de la Ligue arabe, voté les sanctions contre les personnes et contre les intérêts économiques syriens, et envoyé une aide humanitaire aux réfugiés et déplacés. Elle a encouragé, parfois en première ligne pour leur reconnaissance, la constitution du Conseil national, puis de la Coalition nationale syrienne. La pierre d’achoppement est toutefois la question des livraisons d’armes aux rebelles. Le Royaume Uni et la France ont évoqué, début 2013, la nécessité de mettre fin à l’embargo sur les livraisons d’armes, compte tenu de la politique russe en la matière : ils se sont faits forts de convaincre l’UE sur ce dossier, entendant ainsi forcer une évolution, voire une transition politique, à Damas. Mais au printemps, on a assisté à une revirement français sur ce projet : il renvoie très clairement, moins à la déception que suscite l’incapacité politique de l’opposition à être à la fois représentative et unifiée, mais surtout à l’inquiétude face à la montée en puissance des djihadistes syriens anti-occidentaux. Dès lors, la France a renforcé son aide humanitaire et son action diplomatique multilatérale, tout en développant , comme ses homologues américain, britannique et turc, l’intervention discrète de ses services spéciaux civils et militaires autour de la Syrie.

Les pays favorables à l’opposition syrienne sont regroupés au sein des « Amis de la Syrie » : s’ils sont effectivement beaucoup plus nombreux que les amis du régime de Damas, il n’en reste pas moins que le manque d’homogénéité de ces « parrains » extérieurs est flagrant. Les Occidentaux n’ont pas nécessairement le même agenda, ni les mêmes objectifs, que les pétromonarchies conservatrices qui espèrent installer au pouvoir à Damas des islamistes salafistes, mais surtout porter un coup sévère à la politique régionale de puissance de l’Iran.


Jean-Paul Burdy (IEP de Grenoble) et Emel Parlar Dal (Université de Marmara, Istanbul)