Le Pakistan a hérité de la situation coloniale du « territoire de la frontière » né de la Ligne Durand lors de sa création en 1947, et a maintenu le statut particulier des Federally Administered Tribal Areas  (FATA: Régions tribales sous administration fédérale), dont Peshawar est le chef-lieu administratif.  Le gouvernement d’Islamabad renonçant à les contrôler vraiment, ces zones tribales pakistanaises sont devenues dans les années 2000 de véritables sanctuaires pour les talibans des deux bords: zone de repli des combattants d’al-Qaeda et des talibans afghans; zone garantissant une large autonomie aux talibans pakistanais.  Ces identités transfrontalières puissantes réduisent fortement tant l’effectivité de la Ligne Durand comme frontière internationale (puisque les populations locales ne la prennent pas en compte comme telle), que la capacité des Etats à en contrôler les territoires -et tout particulièrement du côté du Pakistan.

Réunion trilatérale à Islamabad, février 2012:  Yusuf R.Gilani, Hamid Karzaï, Mahmoud Ahmadinejad

Ce paysage transfrontalier permet de mieux comprendre une bonne partie du jeu stratégique du Pakistan dans les conflits afghans successifs. Celui-ci repose sur la notion de « profondeur stratégique ». Non pas au sens d’un territoire afghan sur lequel l’armée pakistanaise pourrait se replier en cas d’affrontement avec l’Inde. Mais au sens où Islamabad doit éviter à tout prix que le pouvoir à Kaboul ne soit détenu par des acteurs qui entendraient faire du « Grand Pachtounistan » une réalité, au détriment territorial du Pakistan. On comprend mieux, dès lors, que le Pakistan va systématiquement, jouer la carte du soutien à des régimes afghans amis, qui ne seraient pas porteur du projet grand- pachtoune. Que ce soit pendant la Guerre froide, ou après celle-ci.

Le Pakistan dans le premier conflit afghan (1979-1989)

 Le Pakistan a joué un rôle majeur dans le premier conflit afghan, lors de l’occupation soviétique (1979-1989). Il a été à la fois la base arrière des moudjahidines anti-soviétiques ; la  base avancée des services américains alimentant en armes et en financements ces moudjahidines, intronisés « combattants de la liberté » par le président Reagan; le camp de base des ONG qui sont intervenues en Afghanistan, principalement du côté des insurgés; et le pays d’installation provisoire ou définitif de plusieurs millions de réfugiés afghans -entre 2,5 et 3 millions au maximum dans les années 1980, dans des centaines de camps.

Ces choix pakistanais découlent d’une configuration née de la guerre froide, et marquée par l’alliance de l’Inde et de l’URSS. Car  l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge en 1979 rapproche brutalement l’allié soviétique de l’Inde des arrières du Pakistan. L’Afghanistan n’est plus un Etat-tampon. On comprend dès lors pourquoi, sous la dictature islamiste du général Zia ul-Haq (1977-1988), l’Etat pakistanais est intervenu directement dans le conflit, par l’intermédiaire de son armée, colonne vertébrale du pays depuis 1947, et surtout via ses services secrets militaires, l’Inter-Services Intelligence (ISI). Ceux-ci ont coordonné les livraisons de l’aide militaire américaine aux moudjahidines, envoyé camions, convois de mules et conseillers sur le terrain. Et souvent rapporté des ballots de drogue lors des trajets de retour.

Outre l’anticommunisme, cette assistance militaire répondait à différentes motivations. Les affinités ethniques pachtounes/pathanes transfrontalières y ont  leur part, surtout quand on sait que les Pathans sont nombreux au sein de l’armée pakistanaise. Elle répondait aussi à des affinités idéologico-religieuses islamistes. La ceinture tribale pachtoune est caractérisée depuis longtemps par l’existence d’un réseau dense de madrasas sunnites (écoles coraniques) rurales, affiliées à l’école indienne des Deobandis. Ces madrasas sont initialement « fondamentalistes traditionalistes ». L’invasion soviétique et l’afflux de réfugiés au Pakistan vont les radicaliser dans le sens d’un djihadisme militant anti-occidental, incluant la lutte contre l’envahisseur soviétique « athée et dépravé ».

L’intervention pakistanaise en Afghanistan se poursuit activement après le retrait soviétique de 1989, Islamabad cherchant désormais  à ce que s’installent à Kaboul les éléments politiques susceptibles de lui permettre de rétablir une « profondeur stratégique » menacée par la présence soviétique. C’est ainsi que le Pakistan appuiera la montée en puissance des talibans afghans, reconnaîtra et soutiendra leur régime entre 1995 et 2001. « Etudiants en religion », les talibans sont un pur produit de la radicalisation idéologique des madrasas afghano-pakistanaises de part et d’autre de la Ligne Durand. Leur victoire militaire tient à plusieurs facteurs purement afghans, mais ne peut se comprendre sans l’intervention directe des services secrets pakistanais, qui installaient ainsi à Kaboul (en réalité à Kandahar, fief du mollah Omar) un pouvoir allié à Islamabad.

Le Pakistan et les talibans afghans et pakistanais

 Cette politique de soutien au régime islamiste radical des talibans, à laquelle s’ajoutent l’accession du Pakistan au rang de puissance nucléaire (en 1998) et l’arrivée au pouvoir du général Pervez Musharraf par un énième coup d’Etat militaire (en 1999), va indisposer un tuteur américain qui s’était pourtant largement désinvesti du pays après 1989. Les attentats du 11 septembre 2001 revalorisent brusquement le Pakistan. Islamabad rentre brutalement en grâce auprès des Américains et des Britanniques: levée des sanctions post-nucléaires, aides financière et économique massives, multiples visites officielles, etc. Sous une forte pression américaine, le président Musharraf ouvre à la coalition internationale son espace aérien, mais aussi aux Américains une base navale, et des bases et facilités aériennes.

Tout au long de la décennie, la politique pakistanaise autour du second conflit en Afghanistan est pourtant marquée par une série d’ambiguïtés qui font sens. Pour s’en tenir à la question de la frontière afghane, on ne peut que constater le peu d’empressement que l’armée pakistanaise a mis à la contrôler, ce dont témoigne l’insécurité persistante sur les deux axes d’accès routier à l’Afghanistan. C’est seulement en 2009, alors qu’il est évident du point de vue de la coalition occidentale que le conflit afghan glisse de plus en plus vers un « conflit Af-Pak », que l’armée pakistanaise s’emploie vraiment à  prendre le contrôle des zones tribales. Avec, à ce jour, un succès très relatif.

D’autant que le manque d’enthousiasme de l’ISI à arrêter les cadres d’al-Qaeda et les  dirigeants talibans afghans (qui ont pignon sur rue à Peshawar, Quetta ou Karachi), est évident. Car ces groupes sont considérés sur la longue durée comme des « actifs stratégiques »  pour le Pakistan, potentiellement utiles dans le cadre de la rivalité avec l’Inde. Et pour reprendre le pouvoir à Kaboul le jour venu. Calcul hasardeux, car des années d’inaction entre 2001 et 2009 ont permis la coalition transfrontalière des chefs tribaux pachtounes traditionnels, de dirigeants talibans afghans et pakistanais, et de djihadistes d’obédience wahhabite rattachés à la mouvance al-Qaeda : l’apparition fin 2007 du Tehrik-e Taliban Pakistan (TTP : Mouvement des talibans du Pakistan) est l’illustration la plus manifeste de cette agrégation idéologique transfrontalière qui déstabilise le pouvoir fédéral civil à Islamabad, bien au-delà de zones tribales échappant traditionnellement à son contrôle, et toujours promptes à se soulever.

Cette évolution agrégative renforce aussi la remise en cause des quatre traités de la Ligne Durand conclus entre 1893 et 1921, et de la division des Pachtounes entre les deux pays : le radicalisme islamiste alimente ainsi une revendication nationaliste transfrontalière. Ce qui, en retour, explique le changement de stratégie des Américains. De fin 2001 à 2008, celle-ci a consisté à traquer al-Qaeda sur le versant afghan de la frontière en verrouillant celle-ci, et en déléguant aux Pakistanais la traque côté Waziristan et autres zones tribales. Mais le peu de résultats obtenus du côté pakistanais a amené les Américains à désormais utiliser massivement des  drones visant des bases  d’al-Qaeda et des chefs talibans afghans et pakistanais dans les zones tribales. Le problème est qu’imposée par Washington à des gouvernements civils pakistanais très affaiblis, cette stratégie attise au sein de l’armée un antiaméricanisme notoire, et au sein de la population pakistanaise une hostilité virulente aux Américains, et plus largement à «l’Occident».

 Ces frontières incertaines, cette « zone de la frontière »,  sont donc bel et bien l’une des toiles de fond d’un conflit afghan qui glisse et déborde depuis des années –et de plus en plus- vers le Pakistan. On ne s’étonnera pas, dès lors,  que certains experts américains proposent désormais de le requalifier « d’Af-Pak » en « Pak-Af »…