Drapeau du « Grand Pachtounistan », Afghanistan, années 1950
A partir du XIXe siècle, un peu à la manière de deux plaques tectoniques, la poussée russe vers le sud et la poussée britannique vers le nord-ouest, se sont rencontrées et heurtées en Afghanistan. Apparu à la fin du XVIIIe siècle, l’Emirat d’Afghanistan est donc érigé dans les années 1830 en Etat-tampon (« Buffer State ») entre l’Empire russe colonisant le Turkestan, et l’Empire britannique des Indes. Il sera dès lors, tout au long du siècle, l’un des principaux terrains du « Grand Jeu », le « Great Game », un des épisodes les plus célèbres des relations internationales au XIXe siècle, popularisé en 1901 par Rudyard Kipling, auteur du « Livre de la Jungle », mais surtout chantre littéraire de l’impérialisme britannique. A la fin du siècle, alors que les limites orientales de l’Emirat étaient des plus floues, les Britanniques vont estimer nécessaire de tracer une démarcation frontalière visible sur le terrain, et internationalement reconnue : ce sera la fameuse « Ligne Durand », du nom du colonel et diplomate britannique Sir Henry Mortimer Durand (1850-1924). A quelques infimes modifications près, c’est l’actuelle frontière afghano-pakistanaise. Ou, plus précisément, c’est l’enveloppe extérieure des célèbres « zones tribales pakistanaises », peu à peu devenues l’épicentre du conflit « Af-Pak », et des frappes des drones américains….
La « Ligne Durand » . Une « zone de la frontière » incertaine aux origines de la dimension « Af-Pak » du conflit afghan
Depuis 1979, la « guerre afghane » se joue en réalité sur le double théâtre de l’Afghanistan et du Pakistan. L’apparition en 2008, dans le vocabulaire géopolitique et journalistique américain du concept « Af-Pak » atteste de ce caractère transfrontalier du conflit. Richard Holbrooke, représentant spécial du président Obama pour l’Afghanistan et le Pakistan[1], s’en est expliqué: « Nous appelons le problème « AfPak », pour « Afghanistan-Pakistan ». Ce n’est pas pour économiser huit syllabes. C »est pour signifier le fait qu’il y a UN théâtre de guerre, de part et d’autre d’une frontière mal définie, la Ligne Durand ; et que sur le versant occidental de cette frontière, l’OTAN et les autres forces peuvent agir sans restrictions ; alors que sur le versant oriental, c’est le territoire souverain du Pakistan. Et le problème est que c’est du côté oriental que s’est installé le mouvement terroriste international… »[2]. Pour reprendre une formule du grand connaisseur de la région qu’est Georges Lefeuvre : « les conflits ne sont pas contenus dans l’espace et les compétences de l’un ou l’autre des deux États concernés, mais se développent dans la complexe alchimie de peuples à forte conscience identitaire, des deux côtés d’une même frontière. »[3]
Samedi 26 novembre 2011 à l’aube, en riposte à l’attaque par des talibans d’un détachement de l’armée afghane dans la province du Kunar, un bombardement de l’OTAN sur deux postes militaires dans le district de Khyber ([4]), une des zones tribales brodant la frontière de l’Afghanistan, a tué 24 soldats pakistanais. L’ISAF et les Etats-Unis ont immédiatement adressé leurs «plus sincères condoléances», et promis une enquête rigoureuse sur la pire « bavure » des Occidentaux au Pakistan depuis dix ans. Ce qui n’a pas apaisé Islamabad, l’épisode ne faisant qu’envenimer des relations déjà très tendues depuis l’opération américaine d’élimination de Ben Laden à Abbottabad en mai. Sous la pression de l’armée et d’une opinion publique chauffée à blanc, le gouvernement pakistanais a fait part à Washington de son «profond sentiment de fureur». Réuni avec l’état-major en un Comité de défense de crise (DCC), l’exécutif (civil) a annoncé qu’il allait «complètement reconsidérer tous ses programmes, activités et accords de coopération avec les Etats-Unis, l’Otan et l’ISAF, y compris diplomatiques, politiques, militaires et dans le renseignement».
Concrètement, les mesures de rétorsion n’ont pas tardé. Une grande partie du ravitaillement de la coalition en Afghanistan arrive par bateau à Karachi, puis est acheminée par convois terrestres jusqu’en Afghanistan via Peshawar et le célèbre « Khyber Pass », ou via Quetta (Baloutchistan) et la ville-frontière de Chaman: Islamabad a bloqué sine die ces convois routiers[5]. Si ce blocage est maintenu, il ne manquera pas de poser de sérieux problèmes logistiques aux forces de la coalition qui préparent leur retrait – pour la France à partir de 2012, pour les Etats-Unis en 2014 – et devront évacuer matériels militaires lourds et dizaines de milliers de conteneurs. Islamabad a également exigé des militaires américains qu’ils quittent au plus vite la base de Shamsi, au Baloutchistan (sud-ouest du pays), d’où décollaient une partie des drônes intervenant au Waziristan. Le Pakistan a également suspendu sa participation à la conférence internationale sur l’Afghanistan ouverte le 5 décembre 2011 à Bonn et qui, bien que réunissant les représentants de 92 Etats, a perdu évidemment beaucoup de son sens en l’absence de l’un des acteurs régionaux majeurs du conflit afghan.
En réalité, le grave incident du 26 novembre, et ceux qui ont suivi au premier semestre 2012 alimentant les protestations pakistanaises, renvoient à un très vieux problème à dimension plurielle, centré sur la question de la célèbre « Ligne Durand »[6].
1/ La « Ligne Durand »: une « zone de la frontière » de 2640 km difficilement démarquée entre 1893 et 1921

Cliquez pour agrandir . Source: US.Govt, CIA, Afghanistan-Pakistan Border, 1988(Trait rouge= Ligne Durand. Trait bleu = Ligne Goldsmid . Zone bleue = populations pachtounes/pathanes, et baloutches)
L’Afghanistan a été pendant des siècles une zone de passage d’envahisseurs et de maîtres plus ou moins pérennes, un carrefour religieux et de cohabitations ethniques sans limites territoriales fixées ou revendiquées. Au milieu du XVIIIe siècle, l’autorité du Pashtoune Ahmad Shah s’exerce ainsi sur un empire qui va de la Perse à l’ouest au Bassin de l’Indus à l’est (celui-ci étant largement le Pakistan actuel…). « L’Afghanistan » d’Ahmad Shah est le premier État « moderne » de la région. Or, on constate que ce nom est largement synonyme de « Pachtounistan ».
A partir du XIXe siècle, un peu à la manière de deux plaques tectoniques, la poussée russe vers le sud et la poussée britannique vers le nord-ouest, se sont rencontrées et heurtées en Afghanistan. Apparu à la fin du XVIIIe siècle, l’Emirat d’Afghanistan est donc érigé dans les années 1830 en Etat-tampon (« Buffer State ») entre l’Empire russe et l’Empire britannique des Indes. Il sera dès lors, tout au long du siècle, l’un des principaux terrains du « Grand Jeu ». Le « Great Game » est un des épisodes les plus célèbres des relations internationales, au XIXe siècle, popularisé en 1901 par Rudyard Kipling, auteur du « Livre de la Jungle », mais surtout chantre littéraire de l’impérialisme britannique[7]. Les Britanniques tenteront par deux fois de s’emparer de Kaboul, en 1841 et 1879. En vain. Malgré trois guerres, jamais ils ne réussissent à se maintenir en Afghanistan.
Or, du point de vue britannique, la poussée russe vers les « mers chaudes » (le Golfe persique à l’ouest, le Golfe d’Oman et plus largement l’océan Indien à l’est) menace la voie maritime d’accès à l’Empire des Indes, et les limites terrestres nord-ouest de ce dernier[8]. Ces limites terrestres, marquées par des fortins abritant quelques officiers de la Couronne et des soldats indigènes, étaient des plus floues jusqu’à ce que l’administration britannique de Bombay, le Raj, décide d’une démarcation frontalière un peu plus visible sur le terrain, et internationalement reconnue.
C’est ainsi qu’a été
tracée la fameuse « Ligne Durand », du nom du colonel et diplomate
britannique Sir Henry Mortimer Durand (1850-1924)[9]. On retient souvent
la date de 1893 pour le tracé de cette Ligne. En réalité, le processus
s’étire en plusieurs étapes entre 1893 et 1921, pour tracer ce qui est
actuellement, à quelques infimes modifications près, l’actuelle frontière
afghano-pakistanaise. Mais on insistera sur le fait que cette ligne fait office de frontière sans en avoir jamais eu
clairement le statut, malgré trois réécritures du traité, en 1905, 1919 et 1921.
Le flou est entretenu par la distinction qu’ont fait les Britanniques entre « la frontière extérieure » (Outer Boundary ) dont le tracé répond à des considérations
militaires (contrôler les lignes de crête) et la « frontière intérieure, ou administrative » (Administrative boundary), dont le tracé
est plutôt à la base des montagnes et à l’entrée des vallées : entre les
deux lignes, un hinterland au relief
montagneux très tourmenté, de 30 à une centaine de kilomètres de large,
territoire des tribus. Si l’on ajoute une troisième ligne de
démarcation, qui
est la limite orientale de la province de la Frontière du nord-ouest
(NWFP, devenue en 2010 le Khyber Pakhtunkhwa ou KPk), on
comprend que la question de la délimitation occidentale du Pakistan
central
n’est pas des plus simples. On rappellera enfin que peu avant a été
tracée la « Ligne Goldsmid », qui établit une nouvelle frontière orientale
à l’Empire perse, en particulier dans la région méridionale du
Baloutchistan.
2/ Les Pashtounes/Pathans et les « Zones tribales » pakistanaises
Le drapeau des nationalistes du « Grand Pachtounistan » dans les années 1950
Le tracé de la frontière occidentale de l’Empire britannique des Indes, qui deviendra en 1947 celle du nouvel Etat pakistanais, a été difficile, car il divisait arbitrairement des tribus pachtounes (dites « pathanes » au Pakistan) qui, dès le départ, ont refusé d’être séparées. Et qui, au fond, n’ont jamais accepté ce tracé du colonisateur.
Le rêve du « Grand Pachtounistan »…
A partir de 1893, la ligne Durand fait basculer plus de la moitié de la population pachtoune « afghane » du côté de l’Empire britannique des Indes. Cet arbitraire reste très présent dans les mémoires, et l’on peut considérer qu’il a été l’accélérateur de l’émergence d’un sentiment national afghan. Car l’Afghanistan était dès l’origine, et reste, un Etat à majorité pachtoune. Ce groupe y a exercé le pouvoir pratiquement sans discontinuer, s’imposant pour cela aux autres groupes ethniques surtout présents au nord du pays: principalement les Ouzbeks, les Tadjiks et les Turkmènes, les Hazaras (descendants d’envahisseurs mongols) et les Nouristanis étant plus marginaux. Mais parallèlement à ce nationalisme/patriotisme afghano-pachtoune qui s’est progressivement construit au XXe siècle, les liens ethniques et linguistiques qui fédèrent les Pachtounes d’Afghanistan (12 millions environ actuellement) et les Pathans du Pakistan (27 à 30 millions) sont des réalités transfrontalières fortes.
Le rêve persiste dès lors à Kaboul d’un « Grand Pachtounistan » qui réunifierait les tribus divisées par le colonisateur britannique. Ce projet court depuis des décennies. A la fin des années 1940, dans les zones tribales du nouveau Pakistan en formation, on a ainsi vu flotter un « drapeau du Pachtounistan » peut-être fourni par Zaher shah, roi d’Afghanistan, qui a traîné à reconnaître le nouvel Etat musulman issu du partage de l’Empire des Indes [10].. On a aussi vu des cartes du « Grand Pachtounistan » éditées à Kaboul sous le prince Daoud (1973-1978). Et des textes circulent épisodiquement ces dernières décennies, appelant à faire du rêve une réalité sur le terrain. Ce qui n’est pas nécessairement mal vu côté pakistanais, en particulier bien évidemment chez les Pathans. Mais ce projet ne peut qu’inquiéter en permanence Islamabad : car, apparemment, l’Inde et l’URSS soutiennent discrètement ce nationalisme pachtoune, qui sape de fait l’identité mosaïque de l’Etat pakistanais. Il ne faut certes pas sous-estimer les divisions internes du groupe pachtoune en Afghanistan même (sur une base tribale, ou sur des bases plus politiques à partir des années 1960-1970), non plus que la césure que, malgré tout, plus d’un siècle de Ligne Durand a pu marquer entre Pashtounes et Pathans. Il n’empêche que l’identité transfrontalière est notoirement persistante.
Des « Zones tribales » non maîtrisées par le pouvoir central pakistanais

Les zones tribales pakistanaises. Cliquez pour agrandir . (Source: Alternatives internationales, 2010)
Côté est, on l’a dit, la Ligne Durand limite des « zones tribales » où l’autorité coloniale britannique ne s’est jamais appliquée qu’aux routes principales (mais pas au-delà de leurs bas-côtés !) et aux installations militaires. Cette autorité s’exerçait par des patrouilles de forces irrégulières (la Punjab Frontier Force), puis à partir de 1903 par des forces de police militarisée indigènes (la Border Military Police en 1903, puis la Frontier Constabulary en 1913) commandées par une poignée d’ officiers britanniques. Significativement, le Raj ne parlait d’ailleurs pas fin XIXe-début XXe de « la frontière », mais du « territoire de la frontière » : manière de souligner le caractère très particulier de la zone [11]. Pour le reste, le pouvoir effectif y appartenait, et appartient toujours, aux chefs des tribus pachtounes/pathanes, qui y appliquent sharia et lois coutumières (le célèbre pashtunwali, sans doute l’une des traditions les plus restrictives de droits pour les femmes). Le Pakistan a hérité de cette situation coloniale en 1947, et a maintenu le statut particulier des Federally Administered Tribal Areas (FATA: Régions tribales sous administration fédérale), dont Peshawar est le chef-lieu administratif. Le gouvernement d’Islamabad renonçant à les contrôler vraiment, ces zones tribales pakistanaises sont devenues dans les années 2000 de véritables sanctuaires pour les talibans des deux bords: zone de repli des combattants d’al-Qaeda et des talibans afghans; zone garantissant une large autonomie aux talibans pakistanais.
On l’aura compris, ces identités transfrontalières puissantes réduisent fortement tant l’effectivité de la Ligne Durand comme frontière internationale (puisque les populations locales ne la prennent pas en compte comme telle), que la capacité des Etats à en contrôler les territoires -et tout particulièrement du côté du Pakistan.
Ce paysage transfrontalier permet de mieux comprendre une bonne partie du jeu stratégique du Pakistan dans les conflits afghans successifs. Celui-ci repose sur la notion de « profondeur stratégique ». Non pas au sens d’un territoire afghan sur lequel l’armée pakistanaise pourrait se replier en cas d’affrontement avec l’Inde. Mais au sens où Islamabad doit éviter à tout prix que le pouvoir à Kaboul ne soit détenu par des acteurs qui entendraient faire du « Grand Pachtounistan » une réalité, au détriment territorial du Pakistan. On comprend mieux, dès lors, que le Pakistan va systématiquement, jouer la carte du soutien à des régimes afghans amis, qui ne seraient pas porteur du projet grand- pachtoune. Que ce soit pendant la Guerre froide, ou après celle-ci. (à suivre, volet 2)
NOTES:
[1] Nommé en janvier 2009, M.Holbrooke est décédé en décembre 2010
[2] Déclaration à la conférence sur la sécurité de Munich, le 8 février 2009.
[3] G. Lefeuvre, Afghanistan : une géopolitique, http://www.diploweb.com/Afghanistan-une-geopolitique.html , 4/2011
[4] Il semblerait que ce soit deux « campements provisoires » plutôt que des installations fixes qui ont été frappés.
[5] La circulation des convois a déjà été interrompue à différentes reprises ces dernières années, et pour des durées variables, suite à des incidents comparables, bien que moins graves.
[6] Commencée en 2004, les frappes de drones sur les zones tribales pakistanaises ont culminé en 2010, décliné en 2011, et régressé au premier semestre 2012. La presse américaine rend compte, en juin 2012, d’une implication personnelle du président Obama dans le choix des objectifs de frappe. Cf.: http://counterterrorism.newamerica.net/drones; et: http://edition.cnn.com/2012/03/27/opinion/bergen-drone-decline/index.html?iref=allsearch . Sur les zones visées par les drones: BASHIR Shahzad & CREWS Robert D. (dir.), Under the Drones: Modern Lives in the Afghanistan-Pakistan Borderlands, Harvard University Press, mai 2012, 336p.
[7] La formule apparaît en 1842 sous la plume du capitaine anglais de cavalerie Connolly, officier de renseignement au Bengale. Mais elle est popularisée par Kipling dans le roman « Kim », paru en feuilleton en 1900-1901. En 1996, le spécialiste de l’Asie centrale Peter Hopkirk a appuyé l’une de ses études sur ce roman : « Quest for Kim: In Search of Kipling’s Great Game » (chez J.Murray à Londres)
[8] Le Grand Jeu dure de 1813 au milieu des années 1920 au moins. Nombre de de spécialistes de géopolitique estiment que, sous d’autres formes et avec des acteurs renouvelés (les Soviétiques puis les Russes, les Britanniques puis les Américains), le Grand Jeu a continué jusqu’à nos jours : au Caucase, en Iran, en Asie centrale. Et surtout en Afghanistan depuis 1979.
[9] L’article de Wikipedia-English sur la Ligne Durand est de très bonne tenue: http://en.wikipedia.org/wiki/Durand_Line (consulté le 1/12/2011)
[10] En 1947, l’Afghanistan a d’abord refusé de reconnaître l’indépendance du Pakistan, et a voté contre son admission à l’ONU. Les premiers drapeaux du « Pachtounistan » sont alors apparus dans la région.
[11] On se reportera, par exemple, au chapitre 2 « Du Pendjab à la Frontière du Nord-Ouest » de Taline Ter MINASSIAN, Reginald Teague-Jones. Au service secret de l’Empire britannique, Grasset, 2012, 468p.