
Sanaa, printemps 2011: Tawakul Karman et ses trois filles
Le 7 octobre dernier, l’attribution du prix Nobel de la Paix 2011 à la militante yéménite Tawakul Karman, co-récipiendaire avec deux Libériennes, n’a guère inspiré les commentateurs français. Il est vrai que cette activiste des droits humains, des droits des femmes et de la liberté de la presse, n’avait abandonné le niqab pour le foulard qu’en 2004, qu’on l’a souvent vue en 2011 sur la Place du Changement à Sanaa manifestant contre le président Saleh à la tête de milliers de femmes yéménites en niqab, qu’elle est membre du parti islamiste al-Islah, proche des Frères musulmans, et qu’elle a déclaré, à l’occasion de la remise de son prix à Oslo, serrer pour la première fois la main d’un homme … De quoi rester perplexe au regard des grilles traditionnelles d’analyse des mobilisations féminines et féministes. Plus globalement, on a peu lu, en France en 2011, sur la place des femmes dans les « révolutions arabes ». Il a fallu attendre le 23 octobre, et deux « coups de tonnerre » supposés, pour que l’on s’intéresse –enfin- à la part des femmes dans l’évènement. Mais plutôt sur le ton de la déploration quand à leur sort à venir…
Mi-janvier 2011, Sanaa (Yemen): manifestation pour la libération de Tawakul Karman et pour la mixité des manifestations (interdite par le président Saleh)
Le 7 octobre dernier, l’attribution du prix Nobel de la Paix 2011 à la militante yéménite Tawakul Karman, co-récipiendaire avec deux Libériennes, n’a guère inspiré les analystes et commentateurs français 1. Il est vrai que cette activiste des droits humains, des droits des femmes et de la liberté de la presse, reçue en mars par Hillary Clinton et Michelle Obama comme militante d’exception pour les droits des femmes, n’avait abandonné le niqab pour le foulard qu’en 2004, qu’on l’a souvent vue en 2011 sur la Place du Changement à Sanaa manifestant contre le président Saleh à la tête de milliers de femmes yéménites en niqab, qu’elle est membre du parti islamiste al-Islah, proche des Frères musulmans, et qu’elle a déclaré, à l’occasion de la remise de son prix à Oslo, serrer pour la première fois la main d’un homme … De quoi rester perplexe au regard des grilles traditionnelles d’analyse des mobilisations féminines et féministes. Plus globalement, on a peu lu, en France en 2011, sur la place des femmes dans les « révolutions arabes »2. Il a fallu attendre le 23 octobre, et deux « coups de tonnerre » supposés, pour que l’on s’intéresse –enfin- à la part des femmes dans l’évènement et son devenir…
L’une des grilles de lecture nécessaire des “révolutions arabes” depuis le début de 2011 est pourtant celle de la place importante des femmes dans l’évènement, dans ses évolutions, et dans ses perspectives potentielles. Car il ne fait guère de doute que, pays par pays, l’avenir du mouvement qui parcourt le monde musulman de l’Atlantique au Golfe et à l’Iran sera en partie déterminé par le rôle que les femmes y auront pris, par la place qui leur sera faite, et par la place qu’elles réussiront (ou pas) à préserver ou à élargir dans la recomposition politique ouverte par les changements de régimes. La problématique du genre restant toujours plus difficile à mettre en oeuvre en France que dans le monde anglo-saxon, la question a, jusqu’à la fin de l’été, été peu posée par les observateurs, au-delà de quelques billets dans les pages “Débats” de la presse, et de quelques photographies à dimension iconique potentielle 3.
Quel “retour de la charia”? Les freins de sociétés conservatrices et des codes traditionnels
2 novembre 2011, Tunis: manifestation pour la défense du Code du statut personnel (CSP)
Deux épisodes concomitants, survenus le 23 octobre 2011, ont cependant brutalement mis en exergue dans la presse française la question des femmes dans les “révolutions arabes”. La France étant, en l’occurrence, directement interpellée par ces deux épisodes. Ce jour-là, en même temps qu’il proclame enfin « la libération complète du territoire de la Libye », Moustapha Abdeljalil, président du Conseil national de transition, annonce dans la même phrase le rétablissement de la charia comme source du droit libyen, et donne deux exemples : la suppression du droit au divorce, et le rétablissement de la polygamie. Ses rétropédalages ultérieurs, sous l’injonction aussi urgente qu’embarrassée des pays occidentaux ayant participé au renversement du régime de Kadhafi (la France et le Royaume-Uni), n’ont pas réussi à effacer l’impact international immédiat (en Occident) de ces quelques phrases. Le même jour, en Tunisie, le parti islamiste Ennahda sort nettement vainqueur des urnes (plus de 40% des suffrages, et 90 députés sur 217 à la nouvelle Assemblée constituante), à l’occasion de la première consultation électorale libre. Les élections législatives marocaines (26% pour le Parti Justice et Développement) et égyptiennes (environ 40% pour le Parti Liberté et Justice des Frères musulmans, et 25% pour les partis salafistes) confirment que les Frères musulmans, et plus largement les islamistes, sont désormais devenus la première force électorale du « nouveau monde arabe ».
Commentateurs et commentatrices ont alors mis en avant les risques majeurs que ces deux évènements du 23 octobre, confirmés par les élections ultérieures, allaient faire peser sur le statut et le sort des femmes. En quelque sorte: après le « printemps des peuples arabes », « l’automne (voire même « l’hiver ») des femmes musulmanes »… Plusieurs remarques nous paraissent s’imposer à ce stade. Tout d’abord, la grille de lecture d’une partie des commentateurs ressort assez largement du discours stéréotypé d’autojustification tenu par les dictatures arabes d’avant 2011, lesquelles se présentaient comme les « remparts laïques » et quasiment « féministes » contre une menace islamiste volontairement hypertrophiée. Ce discours étant accepté et répercuté par la plupart des régimes occidentaux pour justifier leur soutien à des régimes bafouant ostensiblement les droits de l’homme. D’autre part, s’appliquant aux régimes renversés par les révolutions arabes, nombre de commentaires traduisent une méconnaissance évidente de la place réelle de l’islam dans la définition de l’Etat, ainsi que de la place de la charia dans la législation civile et le droit des personnes 4. Ils laissent l’impression que ces régimes étaient « laïques » avant les révolutions, et que la charia n’y était qu’un souvenir désuet, revendiqué par les seuls islamistes. Or, si l’on s’en tient aux principaux Etats arabes concernés, et sans rentrer dans le détail, l’on relève en 2011 que l’islam est partout la religion de l’Etat (sauf en Syrie) ; que la constitution précise partout appliquer la charia dans le droit de la famille (Tunisie et Syrie incluses) ; que la polygamie et la répudiation sont autorisées partout (sauf en Tunisie) ; que nulle part une musulmane ne peut épouser un non-musulman (y compris en Tunisie) ; et que nulle part une femme n’hérite de la même part que son frère (y compris en Tunisie)… Si seules l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran appliquent le droit pénal islamique (châtiments corporels : fouet, amputation, lapidation…), en revanche, tous les pays concernés (y compris l’Arabie et l’Iran) reconnaissent le droit au divorce demandé par les femmes.
Le processus de codification du droit de la famille, entrepris dans l’ensemble du monde musulman depuis le XIXe siècle, que ce soit dans les zones sous domination coloniale ou mandataire, ou dans les empires restés indépendants (en particulier l’Empire ottoman), a entraîné la constitution d’un droit positif intégrant nécessairement des normes d’origine religieuse et coûtumière. D’où un éventail de législations relativement ouvert, résultant à la fois des écoles plus ou moins rigoristes d’interprétation des textes coraniques (de l’hanéfisme, réputé le plus ouvert, à l’hanbalisme ou au wahhabisme, réputés les plus conservateurs), des trajectoires historiques des Etats, et de la capacité de mouvements féminins à peser sur la législation. Sans préjuger ici du fonctionnement des sociétés elles-mêmes, la situation juridique des femmes est donc variable, de la législation la plus « progressiste » en Turquie (héritage des réformes des Tanzimat, puis des Jeunes Turcs, puis de Mustafa Kemal) et en Tunisie (depuis les codes et lois promulgués par un Habib Bourguiba qui s’est revendiqué à la fois des héritages français et kémaliste), à la politique la plus fermée (en Arabie saoudite et dans certains émirats du Golfe) ou la plus régressive (en Iran après 1979).
Une « réislamisation par le haut et par le bas » des sociétés musulmanes, et des dynamiques contradictoires
2 septembre 2011, Tripoli: manifestation anti-Kadhafi
On ne peut, d’autre part, sous-estimer la « réislamisation » des sociétés musulmanes dans les dernières décennies. Qu’il s’agisse d’une « réislamisation par le haut », à partir des années 1970 par de nombreux Etats entendant combattre soit les mouvements et idéologies de gauche, soit les influences occidentales : la liste est longue, de l’Egypte à l’Algérie, de l’Iran au Soudan. Ou d’une « réislamisation par le bas », par des confréries (en Turquie), par des courants politiques (les Frères musulmans, un peu partout), par des courants salafistes (là encore, un peu partout), qui tous ont estimé que l’islam était « la solution » aux disfonctionnements majeurs des régimes et des sociétés, et à l’échec patent du nationalisme et du socialisme arabes. Les régimes arabes les plus contestés en 2011 étaient des républiques autoritaires, voire dictatoriales, kleptocraties à tentation dynastique, se réclamant de la modernité et parfois d’une quasi laïcité (au moins en direction de l’Occident), mais jouant la carte de la réislamisation non politique (et pour cela en tolérant, voire encourageant, les salafistes) pour refonder une légitimité depuis longtemps disparue, et calmer les tensions sociales, tout en pourchassant les oppositions, en particulier les mouvements islamistes politiques. Il n’est donc pas vraiment surprenant que les électeurs et électrices aient, lors des premières élections véritablement libres depuis des décennies, choisi prioritairement ceux (et celles) qui apparaissaient comme les représentant(e)s de l’islam et de l’islamisme pourchassés jusque-là par les régimes déchus.
La double « surprise » du 23 octobre en Libye et en Tunisie n’aurait donc pas du en être totalement une. En Libye, les célèbres Amazones gardes du corps de Kadhafi et les infirmières bulgares et ukrainiennes ne pouvaient masquer le fait que, depuis des années, le colonel brandissait autant le Coran que le Livre Vert. En juin 2009, lors de son mémorable périple italien, il avait ainsi exigé de pouvoir faire une conférence sur « L’émancipation de la femme libyenne dans la Grande Jamariyah libyenne », devant un parterre de 200 jeunes femmes 5 : et il avait terminé son discours en distribuant et le Livre vert, et le Coran (en italien: l’une des 200 participantes se serait ultérieurement convertie à l’islam). Ce qui permet de rappeler aussi que le colonel, après avoir écrasé dans le sang des rébellions islamistes dans l’est, avait annoncé en 1993 le rétablissement de la charia, tout en préservant le droit au divorce des Libyennes. En Tunisie, on peut sans doute reprocher à un certain nombre de journalistes français qui ont « couvert » la campagne électorale pour l’Assemblée constituante à l’automne d’avoir trop focalisé leurs interviews sur les seules catégories urbaines, francophones et « laïques », y compris du côté des femmes, et d’avoir négligé, ou sous-estimé, les représentant(e)s et candidat(e)s de la mouvance islamiste, au-delà de considérations critiques mais non approfondies sur Ennahda (par exemple lors du retour en Tunisie de son leader Rached Ghanouchi). En Egypte, les chercheurs écrivent depuis des années sur la « réislamisation » profonde des couches populaires, travaillées à la fois par les concessions croissantes du régime de Moubarak, cherchant à compenser son autoritarisme et sa corruption par des « gages » à l’islam ; et surtout par les Frères musulmans et par les salafistes, palliant par leur action caritative les carences croissantes, pour ne pas dire la faillite de l’Etat en matière de prestations de base (santé, alimentation, scolarisation).
23 octobre 2011, Rabat: meeting du Parti Justice et Développement (islamiste)
Mais,
du côté des femmes, ces évolutions à la
fois sociétales et religieuses doivent se lire aussi
systématiquement dans la perspective de la problématique
« musulmanes
et modernes »
qu’a développée la sociologue turque Nilüfer Göle
dès 1993. On pourra, ainsi, passer en revue chacun des Etats
et en scruter les dynamiques et les tensions politiques et sociétales
autour de l’évolution du statut juridique des femmes dans la
dernière décennie, les revendications d’une partie du corps social, et
les initiatives venues d’en haut. Deux exemples « monarchiques ».
Au Maroc en 2003, le roi Mohammed VI a fait rédiger un nouveau
code du statut personnel (ou code de la famille), dit « Moudawana »,
améliorant le statut des femmes par renforcement des garanties
de leurs droits. Ce code sera voté par le parlement, et
promulgué en 2004. Mais auparavant, le leader du Parti de la
Justice et du Développement (PJD) Abdelilh Benkirane, a dirigé
une virulente campagne contre la Moudawana, et réuni pour cela
des manifestations masculines et féminines autrement plus
importantes que les manifestations féministes pour
l’élargissement des droits. Le roi imposera ensuite que
soient recrutées des prédicatrices
de mosquée (les murshidat),
et que soient formées des
théologiennes (‘alimat),
siégeant de plein droit dans les différents conseils
d’oulémas. Au
Bahreïn en 2004-2005, même processus : le projet du roi Hamad de réforme du code de la famille s’est vu contesté
par une double opposition : des « sociétés
politiques » chiites, avançant que seuls les clercs
peuvent interpréter les prescriptions religieuses en matière
de droit des personnes 6 ;
et des partis sunnites, salafistes ou non, représentés
à la chambre basse, estimant qu’il n’y avait pas de
légitimité à élargir des droits des
femmes, y compris en leur accordant le droit de vote. D’habitude à
couteaux tirés, chiites et
salafistes sunnites ont donc fait front commun contre l’élargissement
des droits des femmes. De manière
significative, le 9 novembre 2005, face à une manifestation
féministe de 500 personnes pour les droits des femmes
(organisée principalement par le Supreme Council for Women,
présidée par la première épouse du roi
Hamad), le parti d’opposition chiite al-Wefaq a organisé une
contre-manifestation qui a revendiqué 120 000 participantes…
Le texte a finalement été promulgué par le roi
en 2006. Côté « républicain » (et non démocratique),
on se souvient des polémiques qui ont accompagné le
nouveau code de la famille algérien de 2005, régressif
sur bien des points, particulièrement en comparaison du code du statut
personnel tunisien, et de la Moudawana marocaine -ce qui permet de
rappeler d’ailleurs que plusieurs ministres islamistes (« repentis du FIS« , et amnistiés comme tels) siègent au gouvernement depuis des années.
2011 : une participation importante des femmes, variable selon les pays et dans ses formes et objectifs
8 mars 2011, Rabat: manifestation pour l’égalité et la parité
La
lecture de nombre de reportages français en 2011 laisse à penser qu’on
n’est pas tout à fait sorti d’une vision orientaliste
maintenue qui oublie les femmes, ou ne les présente que
soumises aux décisions masculines, et sans capacité
d’initiative propre. Or, dès que l’on se pose la question du
point de vue sociologique et politique, et qu’on l’applique à
l’observation des images (photos, vidéos) et à une relecture des reportages et analyses de fond, il est évident que les
femmes ont largement participé aux révolutions arabes,
individuellement et collectivement. Elles y ont globalement exprimé une
aspiration collective à la démocratie, à la
dignité; et la volonté de participer au débat
public et à la prise de décision politique. Ce qui ne
fait que renvoyer à une réalité généralement
très sous-estimée (pour ne pas dire totalement ignorée)
de la place progressivement prise par les femmes dans l’espace public
dans l’ensemble de la région concernée, et ce quelle
que soit la portion des plus congrues qui leur a été
accordée dans l’espace proprement politique. Les étudiantes
sont ainsi de plus en plus nombreuses partout, et elles représentent
parfois une large majorité dans certains pays (presque les
deux tiers des étudiants en Iran sont des étudiantes).
Elles sont en général plus diplômées que
leurs homologues masculins. Elles ont peu à peu, même si
cela a parfois été conflictuel, investi des secteurs
d’activité nombreux, en général tertiaires:
l’éducation, y compris à l’université; la santé,
des infirmières aux femmes médecins; les médias,
y compris les “anchorwomen”
(présentatrices vedettes) des chaînes satellitaires; les
organisations de la société civile, mais aussi
l’entrepreneuriat (valorisé dans le Golfe, par exemple). Dans
certains pays, le nombre d’associations ou d’organisations de la
“société civile” qui concernent et impliquent des
femmes est tout à fait impressionnant (c’est le cas au Bahreïn). Ce que le vocabulaire
anglo-américain et onusien qualifie de “women
empowerment” (ou « gender empowerment » que
l’on peut traduire par “la
montée en puissance des femmes”, plutôt
que par “la
prise de pouvoir par les femmes”) est
donc une réalité sociologique incontestable du monde
arabo-irano-musulman: il explique pour partie la présence active des
femmes dans le mouvement de 2011.17 décembre 2011, Le Caire, tabassage de la « Blue Bra Girl« : une image qui a fait le tour du monde
Selon
la nature et les spécificités des régimes remis
en cause, des fonctionnements sociétaux et de chacun des
mouvements de contestation, l’ampleur, les formes et les objectifs de
participation des femmes ont évidemment été
variables. Si on laisse de côté deux situations de
guerre “civile” ouverte (Libye et Syrie), où la
participation directe des femmes a été plus difficile
compte tenu des affrontements sanglants, un certains nombre de traits
communs peuvent être souligner. Il faut tout d’abord
constater que, dans la très grande majorité des cas, ce
sont des femmes portant foulard, et parfois en niqab (Péninsule
arabique, Golfe, Yémen), qui manifestent. Parfois aux côtés
de femmes non voilées (au Maroc, en Tunisie, en Egypte) pour
les droits démocratiques et les droits des femmes; mais plus
souvent dans les meetings des partis islamistes (surtout au Maroc et
en Tunisie). Si certains mouvements ont été mixtes, on
ne peut que relever le nombre de situations de “mixité
séparée”,
où hommes et femmes se rassemblent ou manifestent au même
endroit, mais séparément (Yémen, Bahreïn). On
remarquera ensuite que, sans réelle surprise, de la même
manière que les jeunes et opposants politiques qui ont initié
les révoltes puis révolutions, et en ont durement payé
le prix dans les premières semaines, ne sont pas les
vainqueurs des élections de l’automne 2011, il en va de même
pour les femmes. A l’exception de la Tunisie, où le principe
de la parité a été mis en oeuvre pour la
constitution des listes aux législatives (mais il n’y a
pratiquement pas eu de femmes têtes de liste), ce que l’on
retrouve avec 49 élues sur 217 députés (dont 42
députées du parti islamiste Ennahda), très peu
de femmes ont été élues. Il faudra faire, sur ce
volet politique, un inventaire pays par pays, pour constater que les
évolutions des dernières années (ou, au
contraire, les stagnations) ont pesé sur la construction des
nouveaux paysages politiques. Aux dynamiques marocaines et
tunisiennes (toutes contradictoires qu’elles aient pu être)
s’opposent ainsi les pesanteurs égyptiennes: très
présentes sur la place Tahrir, les femmes y ont été
l’objet d’une répression spécifique (dont plusieurs épisodes ont
provoqué un scandale national et international: les “tests de
virginité” imposés par la police militaire à
certaines manifestantes, des femmes frappées et dénudées
par des militaires le 17 décembre), et ont été très vite
écartées de la possibilité d’accéder à
la candidature aux législatives et à la
présidentielle… La présence remarquée sur la
place Tahrir de la “féministe historique” et bête
noire et du régime Moubarak et des islamistes de tout poil,
Nawal al-Saadawi -près de 80 ans- n’aura donc pas suffit à
faire bouger les lignes conservatrices et répressives qui ont, en
particulier, fortement terni la « bonne réputation » initiale de l’armée.
Pendant la campagne électorale, dans le Delta et le Haut-Nil, on a ainsi
vu des affiches de candidates dont le visage était remplacé par une
fleur ou, mieux (ou pire) encore, par le visage de leur époux, salafisme
oblige ! En Libye, le 2 janvier 2012, le Comité de préparation des
élections pour l’Assemblée constituante prévoit de réserver (limiter
serait un terme plus précis) 10% des sièges aux femmes sur les 200
prévus, au grand dam des ONG libyennes, dont la Voice of Libyan Women,
qui s’insurgent contre cette « limitation scandaleuse« .
Fin février, Manama (Bahreïn): hommes et femmes défilent en « mixité séparée »
Nous ne pointons là que quelques éléments très généraux. Car le thème de la participation des femmes ouvre évidemment une longue liste de questions, qui ne pourront être traitées qu’avec le recul de travaux de recherche scientifiques à la fois transversaux (transnationaux) et pays par pays:
- Quels sont les héritages du “féminisme d’Etat”, féminisme de façade presque toujours, dans la construction des images et des réalités du statut des femmes? On ne peut oublier que les épouses (ou mères, ou soeurs, ou filles) des chefs d’Etat contestés ont été pendant des années présentées comme des modèles pour l’ensemble des femmes (Leila Trabelsi, Suzanne Moubarak), et souvent placées à la tête d’organisations féminines/féministes nationales ou transnationales (Arab Women Organization, Supreme Council of Women au Bahreïn, etc.)
- La chronologie de 2011: à partir de quand, et à quel(s) moment(s), les femmes se sont-elles impliquées dans le mouvement de contestation?
- Les modalités concrètes des mobilisations, par exemple les occupations d’espaces publics (place Tahrir au Caire, place de la Perle à Manama, place du Changement à Sanaa): quand et comment les femmes y arrivent-elles? Individuellement, en famille, collectivement? À l’appel de groupes ou partis? Par des moyens de transport individuels ou collectif?
- Les
manifestations et défilés: place et rôle des femmes? quelle mixité,
quelle « mixité séparée », quel leadership? quels slogans spécifiques ou
non? quels vêtements, quels couvre-chefs , quels signes identitaires
& d’appartenance?
- La sociologie: à quelles catégories sociales et socio-culturelles les femmes impliquées appartiennent-elles?
- Les classes d’âge: quelle(s) génération(s) parmi les femmes impliquées?
- Les appartenances idéologiques et associatives, politiques et partidaires: mouvements religieux; société civile; opposition déclarée; partis politiques antérieurs?
- Les modalités concrètes d’intervention politique: quels “postes”, quelles “fonctions”, quels “rôles” assument-elles, ou leur fait-on assumer? (intendance: ravitaillement, soins infirmiers? Intervention politique marginale, complémentaire ou de premier plan?)
- Le leadership: présence effective, ou émergence possible de femmes leaders du processus révolutionnaire? Leadership exclusivement sur un public féminin, ou percée sur un public mixte? Reconnaissance locale, nationale, internationale?
- Les engagements pendant les processus électoraux: nombre, pourcentage et place des femmes dans les campagnes électorales, sur les listes, selon le type de scrutin, selon l’éligibilité, selon les partis ? Formes de la campagne: quel type d’affichage pour les femmes candidates? Nombre, pourcentage et place des femmes élues? Responsabilités attribuées aux femmes dans les nouvelles assemblées, et dans les nouveaux gouvernements?
- Place de la question des droits des femmes, dont les droits civils (codes du statut personnel) et les droits politiques, dans les problématiques nées des révolutions? Absence de prise en compte et de références? Prise en compte partielle ou effective? Questions de l’égalité des droits, de la parité?
- Problématique du maintien des droits existants? de leur extension? de leur évolution vers une islamisation accrue du statut: référence à la charia, évolutions pays par pays de l’interprétation de la charia?
- Question des pratiques et des symboliques vestimentaires et des couvre-chefs: maintien du statu quo? Pression au revoilement des femmes, au port du niqab?
- Problématique du “féminisme islamique”, voire “islamiste”, qui est largement rejetée comme inconcevable en France, mais qui est abordée de manière moins rigide dans le monde anglo-américain, et devrait en tous cas solliciter les chercheurs et chercheuses.
- Etc.
Février 2011, Place Tahrir (Le Caire)
On
mesure, à cette liste informelle et nécessairement très
incomplète de questions et de problématiques, l’ampleur
de la tâche qui attend les spécialistes des sciences
sociales et politiques. Il ne saurait être question, dans le
cadre de nos modestes chroniques, de prétendre à autre
chose qu’au constat empirique de quelques lignes de force pour
certains des pays impliqués dans les “révolutions”
de 2011. Mais un an après le début de ce grand
mouvement, il est évident que la question des femmes sera l’un
des enjeux centraux de l’évolution des nouveaux paysages
politiques et sociétaux. La réislamisation des
sociétés, la poussée politique de l’islamisme,
le peu de féminisation des assemblées nouvellement
élues, ne vont pas nécessairement dans le sens d’une
progression de leur statut dans l’espace social et politique –pour
ne pas parler d’une “laïcisation” qui n’est guère
défendue qu’en Tunisie. Mais, « musulmanes et modernes », les femmes ont néanmoins, en 2011, investi un peu plus l’espace public. De l’Atlantique au Golfe, des
tensions sont donc à l’évidence prévisibles,
dans les mois et les années qui viennent, sur leur statut
juridique et politique, et leur place dans la société. Ces tensions sont
consubstantielles à des dynamiques d’évolution qui sont
l’une des dimensions fortes de l’année 2011. Elles devront donc être suivies avec attention.

Septembre 2011, Tunisie: un scrutin de listes paritaire, mais très peu de femmes têtes de listes…
NOTES
1 Elle a partagé ce prix Nobel avec deux Africaines : la présidente du Libéria Ellen Johnson Sirleaf, et la militante sociale et féministe libérienne Leymah Gbowee. La récompense leur a été attribuée « pour leur lutte non-violente pour la sécurité des femmes, et pour leurs droits à une participation entière dans la construction de la paix. ».
2 Il n’est pas dans notre propos ici de débattre des appellations : « révolutions arabes » (appelant plus tard les « contre-révolutions arabes ») ; « printemps arabes » (appelant « l’automne arabe », voire même « l’hiver des femmes arabes ») ; ou « révoltes arabes » (précédant en début d’année, puis annulant parfois, àl’automne, les « révolutions » précitées…)
3 La question des femmes étant très peu abordée dans la couverture journalistique des événements, certains en ont d’ailleurs déduit un peu vite que les femmes étaient absentes, ou marginales, dans l’épisode. Ainsi l’écrivain et prix Femina Pierrette Fleutiaux : « Printemps arabes : où sont passées les femmes ? », Le Monde, 7/4/2011
(http://www.aidh.org/Actualite/Act_2011/mmo_pdv_fleutiaux.htm . A l’inverse, en septembre 2011, l’agence américaine UPI constate à propos des “Female protesters of The Arab Spring. Large numbers of people have taken to the streets in protest against corrupt and authoritarian governments. Photographs of male protesters have dominated the headlines, but women have also played an important and undeniable role in the protests. To some, the involvement of women may be a surprise, but it is clear they are active and playing a pivotal role in their country’s history. »
http://www.upi.com/News_Photos/gallery/Female-protesters-of-The-Arab-Spring/4713/6#ixzz1cqxor7O0
4 On pourra se reporter à l’excellent tableau de synthèse dressé par Mme Nathalie Bernard-Maugiron, spécialiste du droit personnel et de la charia en Egypte, dans « D’où viennent les révolutions arabes ? », no spécial de L’Histoire HS 52, juillet 2011.
5 Le président du conseil italien, Silvio Berlusconi, n’avait sans doute eu aucun mal à recruter 200 mannequins et hôtesses pour « faire la salle » du colonel.
6
Les partis politiques sont officiellement interdits au Bahreïn,
mais sont tolérés sous forme de « sociétés
(ou associations ) politiques » enregistrées
comme telles. Al-Wefaq est le principal parti chiite, et principal
parti d’opposition au régime sunnite.
30 mai 2009, Téhéran, militante du mouvement Vert: « Une femme = un homme«