Benghazi, 15 septembre (source: site de l’Elysée)
Il s’est dit, « dans certains milieux français autorisés », que l’un des critères de fixation, au dernier instant, de la date du voyage-éclair de Nicolas Sarkozy (et de David Cameron) en Libye, jeudi 15 septembre, était que ce déplacement devait à tout prix précéder l’arrivée à Benghazi du premier ministre turc. On le sait, Recep Tayyip Erdoğan a effectué à la mi-septembre une tournée arabe -successivement en Egypte, puis en Tunisie, et enfin en Libye-, qui a été abondamment commentée par les médias internationaux et par les spécialistes de la région. La concomitance des visites en Libye permet de faire un point d’étape sur les recompositions contraintes de l’action diplomatique des deux pays dans le monde arabe…
Le Caire, 14 septembre: le premier ministre turc en visite à l’Université al-Azhar
Deux politiques étrangères contraintes de se redéfinir
La tentation existe d’opposer une forme de capacité d’adaptation de la diplomatie turque à l’évolution de la situation dans le monde arabe, et une diplomatie française moins assurée qui, grâce à un rétablissement spectaculaire en Libye (« la guerre gagnée de Sarkozy »), chercherait à occulter les errements passés de sa « politique arabe » (ou méditerranéenne) depuis 2007, et les erreurs d’analyse grossières du début 2011, dont la Tunisie a fourni l’exemple exacerbé1.
Or, c’est le propre de toute politique étrangère que de devoir s’adapter en permanence, y compris à l’imprévu (surtout à l’imprévu?), et que d’essayer de reprendre l’initiative quand l’évènement, par sa soudaineté et son ampleur, n’a pas été maîtrisé dans un premier temps. En réalité donc, la France comme la Turquie sont confrontées à la même nécessité: devoir redéfinir leur action diplomatique pour prendre en compte les bouleversements, loin d’être achevés, qui ont déstabilisé la rive sud de la Méditerranée et le Levant. Et remis en cause les fondements et les certitudes, les partenariats et les contrats, de la veille.
C’est depuis bien longtemps, et donc bien avant Nicolas Sarkozy en 2007, que les deux vieux et apparemment inamovibles dictateurs Ben Ali et Moubarak ont été des appuis essentiels de la politique méditerranéenne et « arabe » de la France. Le président Sarkozy n’a fait qu’accentuer cette politique, en faisant de Tunis et du Caire les deux piliers structurant son grand projet d’Union méditerranéenne, puis d’Union pour la Méditerranée. Le tropisme libyen, pour le moins gênant au plan des principes, est en revanche plus récent, et a pris une ampleur remarquée à partir de l’été 20072: libération des infirmières bulgares, visite présidentielle et allers-retours incessants du secrétaire général de l’Elysée Claude Guéant à Tripoli3, promesses de grands contrats portées par des intermédiaires officieux pour le moins intéressés, visite mémorable du colonel Kadhafi à Paris, etc. Au Proche-Orient enfin, certains spécialistes de la diplomatie française ont considéré qu’après 2007, la seule inflexion diplomatique forte du président Sarkozy par rapport à son prédécesseur a été la réconciliation avec la Syrie. Elle s’est donc faite avec celui qui, dans le contexte des révolutions arabes, se révèle être le pire dictateur de la région, le président Bachar el-Assad.
Les « politiques arabes » des Occidentaux avant 2011
Cependant, du strict point de vue de la realpolitik, il importe de faire quelques rappels comparatifs, par exemple avec les Etats-Unis. La Tunisie pesait peu dans la politique américaine: ce qui explique sans doute que Washington, plus éclairée peut-être sur la nature kleptocratique et népotiste du régime par les télégrammes diplomatiques de son ambassadeur à Tunis que ne l’était Paris par les « TD » du diplomate français, a compris assez rapidement que continuer à soutenir le président Ben Ali était contre-productif. Mais la même décision a été beaucoup plus difficile à prendre pour le président Moubarak : on se souvient des communiqués contradictoires du Département d’Etat, du Département à la Défense et de la Maison Blanche sur la nécessité pour Moubarak de partir, ou de rester en réformant. Car l’Egypte était le point d’appui essentiel des Etats-Unis au Proche et Moyen-Orient, et plus largement dans l’ensemble du monde arabe. Téhéran ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a crié victoire au départ du raïs égyptien.
La Libye: le Guide de la Révolution est redevenu fréquentable pour tout le monde à partir de 2003-2004, après sa renonciation publique aux armes de destruction massive et au terrorisme. Il est vrai que la chute de Saddam Hussein lui avait fait comprendre qui était le suivant sur la liste américaine. Foin des bases aériennes occidentales fermées, et des compagnies pétrolières confisquées après la révolution de 1969: Américains et Britanniques sont revenus en force économiquement en Libye, en même temps que les Français, et un peu avant les Italiens. Forts de leur proximité géographique, de leur histoire coloniale, et de l’épopée pétrolière de l’ENI, les Italiens ont aussi renoué très vite avec Tripoli. Le président du conseil Berlusconi a avalé en juin 2009, lors de la visite du colonel Kadhafi dans la Péninsule, des couleuvres autrement plus indigestes que la tente bédouine de l’Hôtel de Marigny, ou que l’épopée du bonnet fourré au Château de Versailles, fin 2007. Mais une multitude d’accords ont alors été signés, dont une dotation de Rome fort élevée, censée solder le passé colonial italien et ses exactions, que le colonel Kadhafi a porté sur ses uniformes du début à la fin de son périple italien.
Le volet arabe de la « nouvelle diplomatie » turque avant 2011

Le Caire, 14 septembre: R.T.Erdoğan chez le pape copte Chenouda III
Dans le cadre de la « nouvelle diplomatie » qu’elle n’a pu pleinement mettre en œuvre qu’à partir de 20074, la Turquie de l’AKP a développé en direction du monde arabe des relations finalement pas très différentes, sur de nombreux points, des évolutions ouest-européennes ou nord-américaines que nous venons d’évoquer5. Bloquée dans sa candidature à l’Union européenne (à la fois par les refus européens, et par un certain nombre de dossiers sensibles: Chypre, la question kurde), la Turquie a ainsi opéré un virage spectaculaire en direction de la Syrie, et noué des relations privilégiées avec la Libye.
La Syrie était devenue le symbole de la « diplomatie du bon voisinage », et les relations turco-syriennes un des moyens de la médiation turque dans les conflits régionaux. L’amélioration des relations bilatérales a été spectaculaire: ouverture et déminage de la frontière, suppression des visas (projet de « zone Shamgen« , par homophonie avec l’espace Shengen), accords de libre-échange, ouverture de zones franches, conseils interministériels permanents, arrivée de la Turquie dans le dossier libanais, etc. C’est cette amélioration qui a donné l’occasion au président Sarkozy, en septembre 2008, de s’asseoir à Damas aux côtés du président syrien Bachar el-Assad, du premier ministre turc, et de l’émir du Qatar (partenaire privilégié de la France pour sa « politique arabe », et acteur diplomatique régional beaucoup plus important que la petite taille de l’émirat ne le laisserait supposer), pour traiter des négociations avec Israël et de l’évolution du Liban. Elle a aussi permis, en 2008, donc avant la dégradation accélérée des relations turco-israéliennes, la tenue de négociations israélo-syriennes indirectes à Istanbul. A plusieurs reprises, à grand renfort d’accolades, le premier ministre turc, à l’image d’ailleurs des pratiques du président français, a ainsi déclaré que le président Assad était son « ami ».
La Turquie, qui se souvient que la Cyrénaïque et la Tripolitaine étaient provinces ottomanes jusqu’en 1911, a massivement investi le marché libyen dans la dernière décennie: échanges commerciaux, investissements industriels, grands chantiers d’infrastructures, etc. Là encore, le premier ministre turc a noué des relations personnelles étroites avec son « ami Kadhafi ». Le tout couronné par l’attribution à R.T. Erdoğan, le 1er décembre 2010, du “Prix international al-Kadhafi pour les droits de l’homme”, dont le slogan était “De même que le soleil brille pour tout le monde, la liberté est un droit pour tout le monde. » 6. Le récipiendaire a alors déclaré être ainsi encouragé dans sa défense des Droits de l’Homme, et que l’«islamophobie» est un crime contre l’humanité. Il a également stigmatisé l’agressivité d’Israël dans la guerre à Gaza, et l’affaire de la flottille du Mavi Marmara.
Il est donc évident que les « révolutions arabes » ont mis à bas deux piliers de la diplomatie régionale turque: le fleuron syrien et, moins spectaculaire mais peut-être plus lucratif, le marché libyen. Et donc, de même que le président Sarkozy a fait le choix de la guerre contre le colonel Kadhafi, et en est arrivé à dénoncer les crimes contre l’humanité du président Bachar el-Assad, le premier ministre turc Erdoğan a du, non sans hésitations initiales, jeter aux orties l’amitié du colonel Kadhafi, et en arrive maintenant à menacer son ancien ami Bachar el-Assad de représailles militaires. Reste à apprécier si les conditions de la redéfinition des deux politiques étrangères en direction du monde arabe sont comparables, ou inégales.
La France doit reconstruire sa diplomatie, et son image
Le choix du président de la République, sous la pression de Bernard-Henri Lévy, d’intervenir en Libye était un pari risqué, dont rien ne garantissait à la mi-mars qu’il était susceptible de réussir. Nicolas Sarkozy a fait preuve des mêmes qualités (la rapidité de décision, le volontarisme de la mise en œuvre, l’activisme politique et diplomatique) et des mêmes défauts (l’interférence de personnalités et d’intermédiaires dans le processus décisionnel politique et diplomatique ; le caractère aléatoire et incomplet de la coalition initiale, les contradictions dans le refus, puis l’exaltation de l’OTAN dans la mise en œuvre de l’opération) que lors de crises précédentes (on pense à la crise géorgienne de l’été 2008, pendant la présidence française de l’UE). Le renversement du régime de Kadhafi, fin août, permet de valoriser les qualités, et d’oublier provisoirement les faiblesses. Elle permet aussi au président de montrer, en politique intérieure française et à l’international, un succès indéniable au regard des incertitudes initiales, et de construire ce que l’on a qualifié de « storytelling ». Le 15 septembre 2011, la mise en scène politico-médiatique de la visite à Tripoli, et surtout à Benghazi, restera peut-être dans l’histoire de la politique étrangère du quinquennat. Les accents gaulliens de la « déclaration de Benghazi » ont été relevés par tous les observateurs, même si le Général y aurait sans doute aucun ajouté la nécessaire évocation de l’épopée de la Deuxième DB du général Leclerc arrivant du Tchad pour prendre Koufra en 1941, avec l’aide des « Rats du désert » britanniques. Les « 2 minutes 40 secondes, traduction comprise » du message, dans la cohue d’une (petite) foule volontairement comprimée, et abondamment fournie en pancartes et drapeaux, ressortent effectivement de l’art de la communication politique 7.
Benghazi, 15 septembre (source: site de l’Elysée)
Reste à savoir si l’actuelle popularité du président de la République en Libye, et la reconnaissance des « rebelles libyens » à l’égard de la France, suffiront à faire une politique, et à refonder une image et une politique de la France dans le monde arabe. L’image de la France, toujours prompte à rappeler qu’elle est « la patrie des droits de l’homme », a été durablement érodée par des décennies de complaisance à l’égard des dictatures que le courage des peuples a réussi à renverser depuis le début de 20118. La réunion des chefs d’Etat et de gouvernement pour le premier (et à ce jour dernier) sommet de l’Union pour la Méditerranée, le 13 juillet 2008, avait suscité un malaise certain : moins par l’absence du colonel Kadhafi qui s’est fait courtiser jusqu’au dernier instant, que par la présence du président syrien. Bien que « Grande muette », l’armée française garde la mémoire des attentats de Beyrouth en 1983, dont une partie au moins de la responsabilité peut être attribuée au régime syrien. Et certains politiques français, au premier rang desquels l’ancien président Chirac, gardent la mémoire de l’attentat qui a coûté la vie à l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri en 2004, précédé et suivi de nombreux autres : là encore, une partie au moins de la responsabilité peut être attribuée au régime syrien, ou à ses affidés libanais. Devoir défiler le 14 juillet devant une tribune officielle au premier rang de laquelle se trouvait le président Bachar el-Assad a été difficile pour certains officiers français.
L’image de la France a été profondément affectée par une « politique tunisienne » peu digne dans les années 2000, et calamiteuse entre décembre 2010 et le 27 février 2011 : une accumulation d’erreurs grossières qui se sont transformées en faute politique lourde. Or, la Tunisie a été l’évènement fondateur, et la référence première, pour l’ensemble des révolutions arabes : les premières manifestations en Egypte ont été de soutien à la révolution tunisienne, et les premières manifestations au Bahreïn ont été de soutien à la lutte des Tunisiens et des Egyptiens. On comprend donc bien que les déclarations et les politiques des différents Etats vis-à-vis de la Tunisie ont aussi été scrutés avec intérêt un peu partout dans le monde arabo-musulman. La diplomatie française doit donc reconstruire le capital dilapidé dans ces premiers mois des révolutions arabes, et en particulier lors de l’épisode tunisien.
Le « modèle turc », entre « islam modéré » et « laïcité »
La tournée du premier ministre turc a été suivie de près et analysée étape par étape, et déclaration après déclaration : nous ne nous livrerons donc pas à la répétition de l’exercice11. Il s’agit de mettre en exergue quelques dimensions qui paraissent particulièrement intéressantes pour le futur éventuel des relations entre Ankara et le monde arabe en voie de recomposition post-2011. Nous laisserons de côté la dimension économique, sinon pour souligner que celle-ci, appuyée sur des taux de croissance annuelle souvent à deux chiffres, est indissociable de la montée en puissance diplomatique de la Turquie. Comme à chaque déplacement du premier ministre turc, ou de son ministre des Affaires étrangères, une très importante délégation d’hommes (et de quelques femmes) d’affaires a accompagné le déplacement politique: en cela, la Turquie ne fait que se comporter comme toutes les puissances en associant, lors des déplacements officiels, politiques et entrepreneurs.
Nous retiendrons plutôt les arguments politiques avancés par M. Erdoğan, qui sont à géométrie légèrement variable. Rappelons tout d’abord, au plan méthodologique, qu’Ankara ne se réclame pas d’un « modèle turc » exportable dans le monde arabo-musulman. La formule est, là encore, utilisée par commodité pour qualifier les spécificités turques qui pourraient être valorisables auprès de pays en voie de démocratisation : un pays moderne et économiquement performant, musulman mais laïque, dirigé par un parti islamo-conservateur mais qui tire son pouvoir du jeu démocratique et parlementaire, engagé dans des institutions et des alliances occidentales, mais qui est capable de tenir tête à ses alliés et de promouvoir les intérêts du monde musulman et du Proche-Orient, etc.
Une « constitution laïque » pour l’Egypte ?
L’accueil
réservé par les Egyptiens au premier ministre turc a
été qualifié de « très
chaleureux »
par la plupart des observateurs, de « triomphal » par quelques
autres. Il a prononcé au Caire plusieurs
discours, dont l’un au siège de la Ligue arabe, particulièrement
pro-palestinien (ce, à la veille du début du grand débat sur la
Palestine à l’ONU), et n’a pas
manqué d’y glisser quelques phrases en arabe, et des
citations du Coran. Il a rencontré les autorités
militaires -qui exercent la réalité du pouvoir, de
nombreuses personnalités politiques (y compris des candidats
potentiels à la présidence de la République),
des autorités religieuses (dont le pape Chenouda III, et les dirigeants
de l’université d’al-Azhar). On peut
donc considérer que la Turquie commence à compenser la
perte de « l’ami
syrien »
par la conquête –à conforter- d’un « ami
égyptien »
qui pèse beaucoup plus lourd que le Damascène. On a
même évoqué, à Ankara, la constitution
d’une forme « d’axe
turco-égyptien »
associant deux Etats de 80 millions d’habitants, qui ont partagé
autrefois une longue histoire ottomane.
Au Caire, on s’attendait par ailleurs à la mise en avant par le premier ministre turc de la thématique islamo-conservatrice, ce qui lui aurait conquis les Frères musulmans. S’exprimant sur une chaîne de télévision privée, il a préféré, à contre-courant, rappeler la nécessité de la laïcité a la turca, c’est-à-dire associant la laïcité comme principe constitutionnel, la démocratie et l’islam. Il a, du coup, alimenté le débat qui traverse l’Egypte actuellement, autour des places respectives de « l’Etat civil à référence islamique », et de la charia comme source d’inspiration ou fondement du droit, etc. Mal comprise, faute de définition et de pratique locales, mal perçue parce qu’associée à la dictature (l’Egypte de Nasser, l’Irak et la Syrie baasistes), la laïcité renvoie dans de nombreuses sociétés arabes à une opposition à l’islam sociétal, et à l’islamisme politique. Il faudra donc mesurer, à terme, l’impact en terres égyptiennes de ce discours turc de la laïcité comme condition de la démocratie, quand les urnes y auront rendu leur verdict. Quelques bémols sont à apporter à cette étape cairote. Il se dit que les chefs militaires égyptiens ont été quelque peu agacés par l’activisme de leur invité, et ses leçons politiques: vieux réflexe des anciens sujets du sultan-calife contre la Porte? Les Egyptiens n’ont pas nécessairement envie de se retrouver avec un parrain par trop interventionniste. On a pu relever également que la vieille garde des Frères s’est ouvertement irritée de son appel à adopter « une constitution laïque », laquelle est fort éloignée de leur projet « d’Etat civil à référence islamique »… Sans compter que l’avenir politique de l’Egypte reste, à ce jour, une totale inconnue: le pouvoir est loin d’y être stabilisé, et les conditions encore floues des prochaines échéances électorales ne clarifient pas le paysage.
Les étapes tunisienne et libyenne
L’étape tunisienne a été tout aussi oecuménique politiquement (même si la proximité avec le mouvement islamiste Ennahda a été soulignée), et activiste au plan économique. A Tunis, le premier ministre turc a également -discrètement- joué la carte de l’histoire : l’Empire ottoman était l’autorité de tutelle (théorique plus que réelle) des beys de Tunis, jusqu’à l’établissement du protectorat français en 1881; le président Bourguiba n’a jamais caché que la Turquie républicaine, laïque et émancipatrice des femmes était l’un de ses modèles de référence lors de l’indépendance tunisienne en 1954 ; et l’actuel dirigeant d’Ennahda, le principal mouvement islamiste tunisien, M.Rached Ghannouchi, va proclamant sans cesse depuis son retour de son long exil londonien, que l’AKP est son modèle de référence politique. Les amateurs de petits détails significatifs auront bien relevé que, lors de sa visite de la médina de Tunis, le premier ministre turc est allé boire… un café turc au « Café des Turcs »…
Tunis, 15 septembre: les islamistes d’Ennahda accueillent M. Erdoğan (caricature de Z)
En Libye enfin, on a été en pleine compétition de puissances: le premier ministre turc a ainsi décalé d’une journée son déplacement pour ne pas se télescoper avec le président Sarkozy (plus qu’avec le premier ministre britannique, ferme soutien de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne), sur un terrain labouré dans les semaines précédente par son ministre des Affaires étrangères, M. Erdoğan a également rappelé quelques racines historiques. La Cyrénaïque et la Tripolitaine étaient terres ottomanes jusqu’à la guerre perdue face à l’Italie en 1911. Là encore, les amateurs de détails significatifs auront bien relevé que le premier ministre turc a assisté à Benghazi à l’inauguration d’un monument à Omar Mokhtar, héros de la résistance de la Cyrénaïque contre l’occupation italienne dans les années 1911-1931. La Turquie, après avoir été réticente à rompre avec le régime de Kadhafi, entend ainsi reprendre très vite toute sa place, économique en particulier, dans la Libye du CNT.
A terme, la question palestinienne sera un enjeu fort
Si
les objectifs français et turcs sont finalement assez
comparables, il est peut-être un dossier sur lequel les
positions sont assez éloignées, et peuvent avoir un
impact différent dans le monde arabo-musulman: la question
palestinienne. Le
président de l’Autorité palestinienne M.Abbas a fait
le choix de passer par le Conseil de sécurité de l’ONU
pour obtenir la reconnaissance pleine et entière de l’Etat
de Palestine, qui ferait de celui-ci le 194e
membre de l’ONU. Quelle que soit l’évolution du dossier dans
les semaines ou les mois qui viennent, les prises de position des
grands Etats face à cette candidature pèseront dans
leurs relations au monde arabo-musulman post-2011. Le veto annoncé
des Etats-Unis au Conseil de sécurité (ou, ce qui
permettrait d’éviter le veto, l’absence de majorité
suffisante au Conseil pour accepter la demande palestinienne) pèse
déjà lourdement sur l’image du président Obama
dans le monde arabo-musulman, loin des espoirs et des promesses des
discours de « la main tendue », du discours du Caire au monde musulman le
5 juin 2009, et d’un discours au Département d’Etat sur le
Moyen-Orient le 19 mai 2011 déjà beaucoup plus mitigé.
Un volontarisme français aux perspectives incertaines
Jérusalem, 23 juin 2008: discours du président Sarkozy devant la Knesset (source: site du MAEE)
La
position française est inconfortable. La majorité comme
l’opposition sont divisées sur la demande palestinienne,
même si les élus y sont majoritairement favorables.
L’Elysée et le Quai d’Orsay sont initialement plutôt favorables,
mais sont confrontés au blocage américain, à
l’inertie de l’Union européenne, et à la division
des Etats-membres ; sans compter les conséquences des
lendemains qui déchanteront nécessairement sur le
terrain du Proche-Orient, la politique israélienne étant
ce qu’elle est. On se souvient que le président Sarkozy a
fait de son pro-américanisme un argument de campagne, et a
cherché à en faire un axe fort de sa politique
étrangère. On se souvient également qu’il se
targuait, avec son ministre des affaires étrangères des trois premières
années de son mandat, d’avoir une
relation privilégiée avec Israël, et de pouvoir en
tirer une capacité à peser sur la politique
israélienne, et sur le processus de paix. Toutefois, lors de son
discours devant la Knesset en juin 2008, s’il a balayé avec enthousiasme
des siècles d’histoire du peuple juif, il ne s’est guère éloigné -sur
le dossier palestinien- des positions classiques de la « politique arabe »
de ses prédécesseurs, affirmant, en particulier, le droit des
Palestiniens à un Etat.
Les Etats-Unis du président Obama ayant désormais totalement baissé les bras face au blocage israélien, il est évident que la France aura encore moins de capacité à peser en quoi que ce soit sur les choix israéliens, de la poursuite ininterrompue de la colonisation à la guerre à Gaza et à l’affaire de la flottille. Après le dépôt de la candidature palestinienne le 23 septembre, la France s’apprête à faire « une proposition forte » de déblocage diplomatique: remettre à plus tard la reconnaissance d’un Etat palestinien de plein exercice; accorder le statut d’Etat observateur (qui est celui du Vatican); exercer une pression forte sur les parties pour une reprise très rapide des négociations de paix, peut-être sous l’égide du Quartet. Le tout dans le délai d’un an. Cette proposition française a le mérite d’exister et d’être volontariste. Elle a une grosse faiblesse, qui est l’histoire des dernières décennies: pourquoi ce qui a échoué de manière répétée depuis 1993 -et nous n’entrerons pas ici dans l’infinie querelle des responsabilités-, sur quoi même les Etats-Unis se sont cassés les dents, serait-il débloqué par miracle après le 23 septembre 2013 par un discours français, et un Quartet qui n’a en rien convaincu des dernières années ? Il ne suffit pas, pour cela, d’avoir « un groupe des amis du processus de paix », pour reprendre une formule présidentielle. En ce qui concerne la proclamation d’un Etat palestinien, une position mitigée de la France au Conseil de sécurité (contraire à une politique plutôt pro-palestinienne jusqu’en 2007), et son incapacité confirmée à peser sur les acteurs européens (divisés), américain (pro-israélien) et israélien (bloqué dans ses refus et son splendide isolement), seront vraisemblablement portées au débit de sa « nouvelle politique arabe ».
La
Turquie, à l’avant-garde du soutien aux Palestiniens ?
Le Caire, 14 septembre
Côté turc, la position est plus confortable du point de vue d’une « politique arabe ». La Turquie, tout en soutenant depuis 1967 les principales revendications palestiniennes, par exemple à travers on appartenance à l’Organisation de la Conférence islamique, a toujours maintenu des relations diplomatiques et économiques avec Israël. A partir de 1996, elle a même conclu avec l’Etat hébreu un partenariat stratégique majeur, il est vrai en partie imposé par les militaires turcs, mais aussi encouragé par les Etats-Unis. Jusqu’au milieu des années 2000, la Turquie a donc pu jouer sur les deux tableaux : pays musulman pro-palestinien, mais aussi pays musulman pro-occidental ayant des relations importantes avec Israël, et donc une capacité de médiation multi-dimensionnelle (entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, entre Israël et la Syrie, entre les Palestiniens et Israël, etc.). Depuis 2007, les relations se sont progressivement dégradées, jusqu’à une quasi rupture en 2011, avec rappel des ambassadeurs et suspension ou rupture d’accords et de contrats en cours. On en connaît les étapes principales : essentiellement la guerre à Gaza en 2008-2009, puis l’affaire de la flottille du Navi Marmara depuis mai 2010. On en connaît aussi les raisons principales côté turc : une opinion publique de plus en plus hostile à la politique israélienne ; la volonté du gouvernement de l’AKP de faire de la Turquie LE pays musulman de référence dans le monde arabe, impliquant une politique pro-palestinienne fermement affichée et mise en exergue ; une politique de puissance régionale en concurrence avec une République islamique d’Iran isolée, et une Egypte paralysée par un régime Moubarak en voie de momification ; une politique de puissance émergente, qui entend « trouver sa place au soleil », aux côtés des BRICS.
M. Erdoğan est arrivé au Caire juste après avoir menacé Israël de faire intervenir sa marine pour protéger dans les eaux internationales des convois maritimes d’assistance humanitaire à Gaza, ou pour faire valoir ses droits exclusifs en matière de forages pétroliers ou gaziers en Méditerranée orientale, au large des côtes chypriotes. Il avait, par ailleurs, annoncé sa volonté d’aller en visite à Gaza en franchissant la porte d’accès égyptienne de Gaza. Il y a renoncé à la demande du Caire, mais l’effet d’annonce recherché a été obtenu.
La politique turque de « la main dure » contre Israël ne peut donc que plaire à des opinions arabes qui se sont débarrassées de régimes ayant conclu des traités de paix en forme avec Israël, ou maintenu un statu quo de « paix froide » de facto. Les révolutions arabes ne se sont, à aucun moment, faites sur la question d’Israël, de la Palestine et du devenir des traités de paix. Mais il est clair, en particulier en Egypte, que le traité de paix de Camp David, s’il n’est pas remis en cause, fait néanmoins l’objet de critiques croissantes en ce qu’il n’a en rien contribué à la résolution de la question palestinienne. Tous les observateurs ont relevé la formule du premier ministre égyptien Essam Charaf: « Le traité de paix avec Israël n’a pas un caractère sacré ». La prise d’assaut de l’ambassade israélienne au Caire, et le départ précipité de l’ambassadeur, traduisent cette évolution vers un durcissement des prises de position contre Israël. Le rappel à Jérusalem de l’ambassadeur israélien en Jordanie est une autre illustration de l’isolement croissant d’Israël dans la région, dans ce contexte des « révolutions arabes ». On comprend dès lors que la Turquie, qui tient un discours très critique contre Israël, qui tient un discours de réconciliation des Palestiniens, et multiplie les gestes symboliques en direction de Gaza, peut tirer certains bénéfices diplomatiques et politiques de ces prises de position et de ses postures.
Accessoirement, on relèvera que la Turquie critique a priori la proposition française de statut intermédiaire pour la Palestine à l’ONU. Le vice-premier ministre turc, Bülent Arinç, l’a comparée à l’opposition de Nicolas Sarkozy à l’entrée de la Turquie dans l’UE, et à la proposition franco-allemande à Ankara d’un « partenariat privilégié“ en lieu et place d’une pleine adhésion à l’UE. Car pour Ankara, « la reconnaissance de l’Etat palestinien n’est pas une option, mais une nécessité« .
Les options turques: habileté, ou contradictions à terme ?
Si
l’on met donc en parallèle l’action diplomatique de la France
et de la Turquie en direction du « nouveau monde arabe »
ces dernières semaines, on relèvera finalement plus
d’éléments comparables que de différences, ou de
divergences. Il s’agit, passées la surprise et les erreurs du
début 2011, de reconstruire très vite les relations
avec les nouveaux régimes, de reprendre au minimum les
positions perdues ou suspendues pendant quelques mois et, si possible
de gagner quelques « parts de marché ».
Au sens le plus économique en ce qui concerne, tout
particulièrement, la Libye. Une
fois de plus, l’histoire étant en marche et encore loin
d’être écrite, on ne conclura pas ce rapide tour
d’horizon. Dans la balance, si la comparaison a éventuellement
un sens, on relèvera que la Turquie a un certain nombre
d’arguments discursifs à court terme plus convaincants que
les arguments français, par exemple sur la Palestine.
Certaines
orientations de la diplomatie turque peuvent cependant faire l’objet
d’interprétations contradictoires, soit présentées comme habiles et
confortant la montée en puissance; soit vues comme travaillées par des
contradictions qui peuvent amener les nouveaux interlocuteurs de la
Turquie à s’interroger sur la cohérence d’Ankara. Il en va ainsi de la
contradiction entre une attitude d’ouverture en direction de Téhéran sur
le dossier nucléaire, et l’acceptation sur le territoire turc de
l’installation d’une des pièces maîtresses d’un bouclier anti-missiles
américain explicitement dirigé contre Téhéran. Il en va également de la
contradiction entre une politique de « la main dure » contre Israël, et
des relations renforcées avec Washington, qui reste le plus soutien le
plus spectaculaire (et l’un des rares soutiens!) d’Israël: outre
l’affaire du bouclier anti-missiles, Ankara se tourne vers Washington
pour obtenir la livraison de drones américains qui pourraient se substituer aux drones que les Israéliens ont rapatrié.
On
rappellera enfin, au plan intérieur, d’autres limites à la crédibilité
du
discours turc, à savoir la non résolution persistante
d’un certain nombre de problèmes en Turquie même:
liberté d’expression, liberté de la presse,
indépendance de la justice, limitations d’accès à des sites internet,
etc. Les journalistes, intellectuels et
militants politiques qui sont soit poursuivis, soit embastillés,
sont là pour en témoigner. Alors qu’elle a déjà été acquittée à trois
reprises dans l’affaire dite « du Marché égyptien », un énième procès
contre notre collègue sociologue Pınar
Selek va ainsi s’ouvrir le 28 septembre devant la chambre criminelle de Beşiktas,
à Istanbul. Avec un retentissement international, son cas est désormais
devenu exemplaire des dérives et de l’acharnement de la justice turque.
Benghazi, 15 septembre (source: site de l’Elysée)
NOTES:
Caricature de Z sur http://www.debatunisie.com/tag/Erdogan
1 Il n’est pas dans notre propos ici de disséquer le concept, discutable et discuté, de « politique arabe de la France depuis 1967 ». Sur la base des quelques principes généraux posés par le général de Gaulle (autonomie de la décision française, refus des blocs, méfiance par rapport aux Etats-Unis, critique d’Israël après 1967, affirmation des intérêts pétroliers, etc.), nous l’utilisons pas commodité pour qualifier la nature et les formes, les voies et les moyens, des relations de la France avec le monde arabe dans sa diversité régionale et nationale, et dans ses principaux enjeux (politiques, stratégiques, économiques, culturels, humains, etc.).
2 Le président Mitterrand avait rencontré le colonel Kadhafi en Crète en 1984, pour traiter de la crise tchadienne. Mais Kadhafi n’a pas été invité en France, ni par F.Mitterrand, ni par J.Chirac.
3 Le rôle de M.Claude Guéant dans une forme de diplomatie secrète de cabinet depuis 2002 (au profit du ministère de l’Intérieur), puis à partir de 2007 (au profit du président de la République), a été mis en valeur ces dernières semaines dans le cadre des « affaires » des intermédiaires : outre un certain nombre de pays d’Afrique sub-saharienne, elle a concerné prioritairement les pays « sensibles » du point de vue sécuritaire et de la lutte antiterroriste : Algérie, Tunisie, Libye, Syrie.
4 Bien qu’au pouvoir depuis sa victoire électorale aux législatives de 2002, l’AKP du premier ministre Erdoğan a été bridée en politique étrangère par un président de la République, A.Sezer, laïciste convaincu, et par une armée turque qui avait encore à l’époque les moyens de peser lourdement sur l’action internationale. L’échec politique de l’armée en 2007, premier d’une longue série de déconvenues, l’élection de M.Abdullah Gül (AKP) à la présidence de la République (2007), la nomination de M. Ahmet Davutoğlu au ministère des Affaires étrangères (2009), et la montée en puissance économique de la Turquie donnent à M. Erdoğan, conforté par les législatives de 2007, puis de juin 2011, toute latitude d’action en politique étrangère.
5 Nous ne traitons pas ici des politiques régionales de « bon voisinage & zéro conflit » en direction de la Russie, du Caucase et de l’Iran.
6 Parmi les anciens récipiendaires de ce prix (qui n’était pas remis en mains propres par le colonel): Nelson Mandela en 1989, les Indiens (« Peaux Rouges ») d’Amérique du nord en 1991, les enfants victimes en Bosnie et Herzégovine en 1993, le militant noir américain musulman Louis Farrakhan en 1996, Fidel Castro en 1998, le pape copte égyptien Chenouda III en 2003, Hugo Chavez en 2004. Cf. http://www.gaddafiprize.org
7 On pourra se référer au blog, pénible dans sa complainte narcissique, mais intéressant dans sa description, de l’envoyé spécial du Monde Arnaud Leparmentier : http://elysee.blog.lemonde.fr/2011/09/16/benghazi-26-heures-de-galere-pour-2-minutes-40-de-discours-de-sarkozy
8 En 1994, lors d’un « grand amphi » à l’IEP de Grenoble, interrogé par un étudiant sur des grévistes de la faim en Tunisie pour les libertés démocratiques, Jacques Chirac, alors maire de Paris et candidat non encore déclaré à la présidence de la République, avait répondu par un véritable panégyrique du régime du président Ben Ali.
9 Voir Laurent VILLATE, La République des diplomates. Paul et Jules Cambon, 1843-1935, Science infuse, 2002, 415p.
11 Voir, en particulier, les chroniques de Jean Marcou sur l’OVIPOT : http://ovipot.hypotheses.org/ sur le site de l’OVIPOT, http://ovipot.hypotheses.org/: chroniques des 9, 12, 14, 16 et 17 septembre.