M.Ahmadinejad & Bachar al-Assad, Damas, octobre 2010

Comme l’a fait remarquer le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu à Téhéran le 12 juillet: « Nous, les pays de la région, sommes comme des maisons en bois adossées l’une contre l’autre. Nul ne peut sérieusement penser que l’incendie qui se déclare dans une de ces maisons se limitera à ce foyer. Un incendie chez l’un d’entre nous nous affectera tous »…Après six mois de « printemps arabes », il est possible d’amorcer une analyse sur l’état des relations bilatérales turco-iraniennes, pour apprécier convergences et divergences au regard des bouleversements en cours et, en particulier, des séquences bahreïnie, libyenne et syrienne. Pour le moment, la balance des bénéfices nous paraît pencher paradoxalement plutôt du côté de Téhéran. Mais c’est l’évolution de la question syrienne qui sera déterminante pour la région…


ANALYSE

L’Iran et la Turquie face aux « révolutions arabes ».

Après six mois de « printemps arabes »,  il est possible d’amorcer une analyse sur l’état des relations bilatérales turco-iraniennes,  pour apprécier convergences et divergences au regard des bouleversements en cours et, en particulier, des séquences bahreïnie, libyenne et syrienne, dans lesquelles est également impliquée l’Arabie saoudite.

« L’alliance stratégique » turco-iranienne, a sans doute culminé en mai 2010, lors de l’annonce du projet tripartite Turquie-Brésil-Iran sur l’enrichissement de l’uranium iranien. A peine conclue, la proposition des trois signataires avait, dès le mois suivant, connu un échec cuisant avec le refus du conseil de sécurité de la prendre en compte, et avec le vote d’un nouveau renforcement des sanctions internationales contre Téhéran. Le contexte régional a évidemment fortement évolué avec les « révolutions arabes ». Et, sur une partie des dossiers, les positions turques et iraniennes se sont révélées nettement opposées. Nous retiendrons ici la question syrienne, cruciale pour les deux pays, y compris dans son impact sur le Liban ; et la question du Golfe, bien évidemment prioritaire pour l’Iran, et symbolisée depuis février par la crise au Bahreïn et ses conséquences régionales.

La centralité de la question syrienne,   et des propositions opposées

 La crise syrienne pose un sérieux défi à la Turquie comme à l’Iran. Parce que l’excellence des relations avec la Syrie était la vitrine principale de la réussite de la « nouvelle diplomatie » turque en direction du Machrek arabe: ouverture et déminage de la frontière, suppression des visas (jusqu’à l’annonce quelque peu prématurée d’un « espace Shamsgen », variante de l’espace Shengen européen associant la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak ! [1]), accords de coopération dans tous les domaines, visites présidentielle et ministérielles réciproques quasi quotidiennes, forte augmentation des échanges économiques, investissements turcs en Syrie, etc. Parce que, côté iranien, la Syrie est, avec l’Irak depuis 2003-2005 (mais, du fait de la présence américaine maintenue, l’Iran n’a pas encore toute liberté de manœuvre en Irak), le seul allié stratégique de Téhéran au Proche-Orient, indispensable pour peser sur les affaires régionales : au Liban, à travers le Hezbollah principalement, en Palestine et sur Israël, à travers le Hamas, dont certains chefs historiques sont à Damas –et d’ailleurs courtisés aussi par Ankara, qui les invite régulièrement en Turquie. Nous ne développerons pas ici les tenants et les aboutissants de des relations trentenaires entre Téhéran et Damas, mais focaliserons sur l’impact de la crise actuelle sur les relations bilatérales Turquie-Iran.

Les prises de position des deux pays se sont vite, et sans surprise, révélées opposées.

La Turquie a espéré pendant les premières semaines que le régime syrien comprendrait la nécessité de procéder rapidement à de véritables réformes de démocratisation : les revendications des manifestants pour les libertés, la démocratie, les droits de l’homme sont considérées comme parfaitement légitimes ; et la réforme doit venir de l’intérieur, pour éviter les interférences venues de l’étranger. Le premier ministre Erdoğan a multiplié les appels publics et privés en ce sens à son « ami Bachar », de même que le président Gül, et que le ministre Ahmet Davutoğlu lors de ses innombrables déplacements à Damas. Rien n’y a fait, et la répression sanglante s’est progressivement étendue à l’ensemble de la Syrie, forçant Ankara à hausser le ton. Jusqu’à estimer, comme les Etats-Unis et la plupart des pays occidentaux, que le régime était décidément incapable de prendre la mesure de la crise, et que le président al-Assad devait quitter le pouvoir [2].

 Téhéran a connu quelques jours de mutisme consterné en mars, quand le mouvement de contestation arabe, jusque-là exalté par les discours et les médias iraniens, a commencé à secouer la Syrie, à laquelle elle est liée par des accords politiques, et surtout un accord de défense mutuelle. Puis la propagande iranienne, relayée par le groupe multimédias du Hezbollah libanais, al-Manar, a pris ses marques et s’est calquée sur la propagande de Damas : les évènements en Syrie n’ont rien à voir avec des revendications populaires légitimes, mais sont l’expression d’un complot international (Etats-Unis, Israël, France, al-Qaeda etc.) visant, par le terrorisme et la lutte armée, à renverser un régime courageux pour lui substituer une dictature confessionnelle de Frères musulmans cherchant à se venger de leur écrasement à Hama en 1982. Téhéran établissant un parallèle entre la tentative de subversion dont la République islamique a été l’objet dans l’été 2009, après la réélection de M.Ahmadinejad, et la tentative de subversion contre Bachar el-Assad au printemps 2011. C’est d’ailleurs fort de son expérience de 2009 que l’Iran a envoyé en Syrie des spécialistes de la lutte anti-subversive et contre-insurrectionnelle, en particulier des équipes de la force al-Qods des Pasdarans.

L’évolution de la Syrie, un enjeu majeur

2 octobre 2010: visite de M.Ahmadinejad à Damas

Derrière ces prises de position sans surprise réelle, se cachent évidemment des enjeux majeurs à terme, en fonction de l’évolution des évènements.

 Si le régime syrien sort vainqueur de la confrontation sanglante avec sa population, la Turquie sera évidemment un grand perdant. Parce qu’elle devra revoir l’ensemble de ses relations avec Damas, jusque-là pièce maîtresse et vitrine de la « nouvelle diplomatie ». Parce qu’elle aura démontré son incapacité à peser significativement sur les évènements. A l’inverse évidemment, le maintien du régime bassiste sera une victoire relative, mais réelle, de la République islamique, y compris dans le contexte de sa rivalité avec Ankara.

 Si le régime syrien tombe, outre les conséquences politiques imprévisibles en Syrie même, l’Iran perd de toutes façons une pièce absolument capitale de son dispositif au Proche-Orient, voire dans l’ensemble du Moyen-Orient. Certains observateurs évoquent alors un tremblement de terre majeur bouleversant la région. Et, compte tenu de l’enjeu, font pour certains l’hypothèse que Téhéran pourrait chercher à intervenir directement en Syrie pour sauver le régime in ultimo, au titre de l’accord de défense mutuelle.

 Dans les deux hypothèses, les relations entre la Turquie et l’Iran ne peuvent qu’en souffrir sérieusement. On a déjà relevé que certains médias iraniens, et le groupe al-Manar au Liban, n’hésitaient plus à critiquer la politique d’Ankara de manière virulente, la qualifiant « d’ingérence au profit des américano-sionistes », de « soutien à des menées terroristes armées » (y compris par l’installation de camps pour de « soit-disant réfugiés syriens »), etc. Le tout au profit d’un « agenda caché » de la Turquie, accusation évidemment formellement démentie par Ankara.

Concurrence turco-iranienne au Liban

Une des dimensions secondaires de la question syrienne est la concurrence récente de la Turquie et de l’Iran au Liban. On connaît l’importance de la contribution iranienne, depuis 1979, à la structuration politique du chiisme libanais. L’un de ses aspects les plus impressionnants a été la naissance et la croissance du Hezbollah, devenu en trois décennies un acteur religieux, social, politique et militaire central dans le paysage libanais. On sait que le financement et l’armement du Hezbollah sont très largement d’origine iranienne, et transitent nécessairement par la Syrie. On n’a donc pas été surpris que le voyage du président Ahmadinejad au Liban (et au sud-Liban tout particulièrement, jusqu’à la frontière avec Israël) ait été remarquablement organisé les 13 et 14 octobre 2010 par le Hezbollah et l’ambassade iranienne, au point d’avoir pu être qualifié de « voyage triomphal » par des organes de presse dévoués, et en Iran même [3]. Ce voyage a aussi conforté la montée en puissance politique du Hezbollah.

24 novembre 2010: visite officielle de R.T.Erdoğan au Liban, avec Saad Hariri

Dans une certaine mesure, la Turquie est un concurrent récent de l’Iran au Liban. C’est largement grâce à sa quasi « lune de miel » avec la Syrie (puissance tutélaire sur le Liban au moins jusqu’à son retrait militaire contraint en 2005, mais qui reste toujours très influente à Beyrouth), depuis le milieu de la décennie 2000, qu’Ankara a pris pied économiquement et politiquement au Liban. Appliquant à Beyrouth sa politique de « bon voisinage-zéro conflit », Ankara a noué des relations avec toutes les parties et tous les partis, et a financé écoles et dispensaires. Et le premier ministre Erdoğan s’est rendu en visite officielle au Liban, les 25 et 26 novembre 2010, sur les brisées du président Ahmadinejad donc. Il a été chaleureusement accueilli par son « ami Saad Hariri », et particulièrement par les sunnites à Beyrouth et au nord-Liban. Même s’il a critiqué de manière virulente « les crimes d’Israël », évoqué « la victoire de 2006 » (dans la guerre Hezbollah-Tsahal), rencontré des dirigeants du Hezbollah et mis en garde contre les risques d’une stigmatisation d’un pays [la Syrie] par le réquisitoire à venir du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), ce déplacement a fortement indisposé Téhéran, et vraisemblablement aussi le Hezbollah et la Syrie. On en a eu quelques preuves ultérieures, quand, après la chute du gouvernement de Saad Hariri, le Hezbollah, force politique incontournable, a catégoriquement refusé de participer à une médiation conjointe Turquie-Qatar pour sortir de la crise gouvernementale. On sait qu’il sortira de celle-ci, quelques semaines plus tard, la formation début 2011 d’un gouvernement de coalition dirigé par le sunnite Najib Mikatil, mais que l’on dit dominé par le Hezbollah et très proche de Damas. 

13-14 novembre 2010: le Hezbollah accueille M.Ahmadinejad

Rappelons-aussi, au plan du conflit israélo-palestinien, un autre terrain de concurrence avec Téhéran, qui se veut le fer de lance d’un combat politico-militaire contre Israël. La dégradation des relations turco-israéliennes, en particulier suite à la guerre à Gaza fin 2008-début 2009 ; l’affaire de la flottille pour Gaza et du Navi Marmara en mai 2010 ; l’annonce d’un projet de visite du premier ministre Erdoğan à Gaza 1er août 2011 : autant de manifestations du renforcement de l’engagement politique pro-palestinien d’Ankara, qui privent Téhéran d’un monopole discursif sur ce dossier.

La Turquie, tard venue dans le Golfe

 Le Golfe – radicalement « persique » pour l’Iran, et tout aussi radicalement « arabique » pour les Etats de la Ligue arabe- est la préoccupation stratégique première de Téhéran, pour une longue série de raisons qu’il est impossible de résumer ici : l’histoire des relations et des affrontements des Arabes et des Perses; la zone de contact principal du chiisme et du sunnisme [4]; les enjeux économiques et géopolitiques du pétrole et du gaz (détroit d’Ormuz); les bases étrangères américaines (Irak, Koweit, Bahreïn, Qatar, Emirats) et française (Abou Dhabi), à proximité d’installations iraniennes stratégiques, militaires et nucléaires, etc.

 Lointaine héritière d’un Empire ottoman qui ne portait qu’un intérêt secondaire aux rivages désertiques du Golfe, au contraire des rives de la mer Rouge, la Turquie est tard venue dans le Golfe. Non que les Turcs ne soient pas venus nombreux travailler dans les émirats ou en Arabie saoudite : soit dans le cadre d’une émigration d’expatriés (dont Abdullah Gül est un bon exemple : longtemps banquier en Arabie avant de devenir l’un des dirigeants et ministres de l’AKP, puis président de la République en 2007) ; ou dans le cadre des innombrables grands chantiers d’infrastructures et d’immobilier remportés là par des entreprises turques fortement ouvertes à l’international. Mais parce que c’est seulement en 2008 qu’Ankara a signé un traité de coopération avec les six Etats membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG : Arabie, Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis, Oman), incluant des volets sécuritaires, politiques et économiques. Or le CCG, parfois qualifié de « syndicat des pétromonarchies conservatrices », a toujours cherché depuis sa création en 1981–mais pas toujours avec succès- à protéger ses adhérents de deux puissances régionales, potentiellement prédatrices : l’Irak et l’Iran. 

Sourires diplomatiques: M.Ahmadinejad et le roi Abdallah d’Arabie saoudite, Riyad, 3 mars 2007

Depuis l’élimination en plusieurs temps (en 1991, et surtout en 2003), et peut-être provisoire, de la menace irakienne, c’est évidemment la République islamique qui est visée par les renforcements politiques (traités bi- et multi-latéraux, ouverture potentielle à de nouveaux membres [5]) et militaires (multiplication et renforcement des bases étrangères sur la rive occidentale) du CCG. On comprend, dès lors, que même si Ankara, qui n’est pas un allié docile de Washington, n’est pas considéré par Téhéran comme une menace dans le Golfe, l’accord de 2008 n’ait été que moyennement apprécié par les Iraniens. Ceux-ci entretenant, à quelques exceptions près (Dubaï et Mascate) des relations tendues (avec Koweït, Qatar, et Abou Dhabi), voire détestables (avec Riyad et Manama) avec leurs voisins arabes : encore s’agit-il là, au-delà des accolades des photographies officielles, des relations officielles, les télégrammes diplomatiques américains révélés par Wikileaks en 2010 confirmant la détestation totale des émirs, dirigeants saoudiens au premier chef, pour la république chiite iranienne (les trois mots étant à eux seuls trois maux absolus !).

Le Bahreïn, un enjeu à entrées multiples

 Le Bahreïn est un petit émirat (1,3Mh en 2011), devenu royaume en 2002, dirigé depuis la fin du XVIIIe siècle par la dynastie sunnite des al-Khalifa, mais qui est majoritairement peuplé de chiites –arabes pour la plupart. Le pourcentage de chiites est un secret d’Etat, oscillant entre 49% (chiffre opportun publié début juillet 2011 d’après un rapport officiel supposé) et 75%, la fourchette la plus fréquente étant de 65 à 70% [6]. L’archipel est, depuis fort longtemps, et en tout cas depuis le départ des Britanniques en 1971, un enjeu majeur des ambitions iraniennes. Depuis 1979, Téhéran proclame régulièrement, officiellement ou officieusement, que Bahreïn est « la 14e province d’Iran », et suscite épisodiquement manifestations, voire  tentatives de coups d’Etat contre l’émir, en s’appuyant sur le mécontentement social et politique latent ou ouvert des chiites. Nous ne reviendrons pas ici sur le « Printemps de Manama » que nous avons largement documenté sur ce site: initié le 14 février en solidarité avec les mouvements tunisien et égyptien, il s’est installé pendant un mois (14 février-15 mars) sur la place de la Perle à Manama. Il s’est agit clairement d’un mouvement de revendications démocratiques (pour une monarchie constitutionnelle) et sociales, dans lequel, quoi qu’en dise la propagande du régime (sunnite), la dimension confessionnelle (chiite) n’a jamais été première, au contraire, -au moins jusqu’à ce que la radicalisation du mouvement n’effraie la minorité sunnite au point de fracturer politiquement la population. Ce mouvement, assez comparable à celui de la place Tahrir, a été écrasée à partir du 15 mars par une intervention des forces de sécurité du CCG (dans les faits, une intervention militaire saoudienne) et des forces de sécurité bahreïnies, très largement formées de contractuels étrangers –et sunnites (Baloutches, Pakistanais, Jordaniens).

Sur cette crise au Bahreïn, on peut relever entre les deux capitales quelques points d’accord, mais aussi des divergences notables.

16 mars 2011, Téhéran: manifestation contre la répression au Bahreïn

Nous avons exposé plus haut les espoirs et les déconvenues de Téhéran pendant le « Printemps de Manama ». Comme les autres, les Iraniens ont été surpris par ce mouvement de la place de la Perle. Jusqu’à preuve du contraire, pas plus que le Hezbollah libanais ou les chiites irakiens, tous trois dénoncés comme initiateurs et propagateurs de la subversion par le roi du Bahreïn, ils ne sont en quoi que ce soit responsables du déclenchement et du développement de la séquence bahreïnie de 2011. Ils l’ont verbalement soutenue, en se gardant d’ailleurs de mettre trop en avant les revendications principales des manifestants (démocratie, libertés, droits de l’homme, monarchie constitutionnelle, etc.), pour focaliser sur les dimensions qui leur convenaient plus  (oppression des chiites, monarchie corrompue, présence américaine …). Ce qui a ensuite fourni une argumentation au régime de Manama pour accuser l’Iran de complot contre le Bahreïn ; et a fourni l’occasion aux partis chiites bahreïnis de récuser à la quasi unanimité l’encombrant et inopportun parrainage iranien. Quand les troupes saoudiennes sont intervenues, le 14 mars, Téhéran a dénoncé « une invasion militaire » inadmissible, menaçant les équilibres stratégiques et la paix dans le Golfe.

Les positions médianes et médiatrices de la Turquie

 Les prises de positions turques se sont situées sur d’autres plans. Comme dans d’autres dossiers, en application des principes de sa « nouvelle diplomatie », et forte des nombreux déplacements de ses dirigeants dans la région (à Téhéran, Bagdad et Riyad), la Turquie s’est officiellement proposée, en février et début mars, de jouer un rôle de médiation et de proposition dans la crise, autour de trois arguments principaux :

1/ le maintien de la sécurité et la stabilité dans le Golfe. Les dirigeants turcs (sunnites, mais laïques) ont mis en avant leurs bonnes relations avec toutes les parties, leur absence de sectarisme dans le contentieux chiisme/sunnisme, et leur volonté de principe d’éviter ou de résoudre les conflits.

2/ la garantie de la souveraineté et de l’intégrité du Bahreïn : proposition destinée à rassurer le roi Hamad ben Isa, mais aussi le roi Abdallah d’Arabie, tous deux tétanisés par la menace iranienne sur la longue durée, et plus précisément lors de l’occupation de la place de la Perle à partir de la mi-février. C’était aussi un avertissement indirect à Téhéran à ne pas profiter des évènements en cours pour réitérer une tentative aventuriste de main-mise sur l’archipel.

3/ l’assistance au royaume du Bahreïn pour développer les réformes politiques, Ankara estimant que, là comme ailleurs, la population est effectivement en droit d’attendre des mesures de démocratisation. 

16 mars 2011, Istanbul: manifestation des chiites Jafaari (pro-iraniens)
contre la répression au Bahreïn

La dégradation de la situation à partir des 14 et 15 mars (intervention saoudienne, état d’urgence et répression brutale) a ensuite infléchi le discours turc, dans le sens d’une plus grande fermeté. Le 29 mars, en Irak, le premier ministre Erdoğan a été le premier « dirigeant sunnite » de l’histoire à se rendre en visite officielle  dans la « « ville sainte » de Najaf -elle abrite le mausolée d’Ali, l’une des deux figures centrales du chiisme [7]. Il y a rencontré l’ayatollah Ali Sistani, éminente personnalité de référence du chiisme irano-irakien et du Golfe. Fait rarissime pour ce quiétiste, Ali Sistani venait de prendre une position politique en condamnant la répression dont était victime la communauté chiite du Bahreïn, en soulignant le risque de fracture confessionnelle dans l’ensemble de la région. C’est donc dans ce contexte que le premier ministre turc a répété sa condamnation de la répression du mouvement démocratique au Bahreïn, avec une formule-choc qui a été relevée : « Bahreïn ne doit pas être un nouveau Kerbala », en référence à la célèbre bataille qui a vu, en 680, l’écrasement des chiites par les armées du calife sunnite Yazid Ier, et la décapitation de l’imam Hussein, commémorée chaque année dans l’ensemble du monde chiite (voir au-delà) par le deuil de l’Achoura.

Par ailleurs, il a exprimé sa crainte d’une dégradation de la sécurité dans le Golfe. Cette déclaration pouvant être interprétée comme une critique de la politique de l’Arabie Saoudite, maîtresse d’ouvrage et maîtresse d’œuvre de la répression au Bahreïn, et gardienne de l’ordre monarchique et sunnite dans le Golfe. Et comme une critique à peine voilée contre les Américains, omniprésents au Bahreïn (siège de la Ve Flotte), qui n’ont pas cherché à empêcher l’intervention militaire saoudienne, et n’ont condamné qu’a posteriori une répression pourtant annoncée. Mais la dénonciation, dans le même discours, de toute interférence extérieure pouvant affecter le Conseil de coopération du Golfe, visait aussi la République islamique. Certains observateurs ont d’ailleurs fait la relation entre cette critique et l’interception en plein vol,  peu auparavant (le 17 mars), dans l’espace aérien turc, d’un avion iranien chargé d’armes et de munitions à destination de la Syrie : la cargaison a alors été confisquée par la Turquie.

Pour autant, sur la crise au Bahreïn, la position turque est apparue comme se situant dans une logique de maintien des équilibres stratégiques, et de soutien de principe et de médiation à des mouvements de démocratisation, plus que comme une dénonciation virulente de l’un ou l’autre des acteurs principaux, au-delà du régime bahreïni : l’Arabie saoudite, partenaire économique très important pour la Turquie ; et l’Iran, voisin immédiat particulier, et partenaire économique croissant pour la Turquie, en particulier en matière énergétique  .

*****

Lors de son étape à Téhéran, les 11 et 12 juillet, le ministre turc des Affaires étrangères a rencontré son homologue Ali Akbar Salehi, puis le président du Majlis Ali Larijani, et enfin le président Ahmadinejad. La langue de bois a été largement à l’honneur dans les communiqués suivant les discussions, les deux parties appelant conjointement aux réformes politiques par les régimes arabes, et tout particulièrement en Syrie: « Aucun gouvernement ne peut priver son peuple de la liberté et de la justice et ne pas répondre aux revendications de sa population », a ainsi affirmé le président iranien. « Aujourd’hui, le monde islamique traverse une crise particulière et l’Iran et la Turquie ont une lourde responsabilité. Utiliser les capacités de la République islamique pour régler les problèmes du Proche-Orient est déterminant. » a répondu le chef de la diplomatie turque…

En réalité, seuls les moyen et long termes permettront d’estimer les coûts et bénéfices des « révolutions arabes » respectivement pour la Turquie, qui mise plutôt, avec des chances de succès tout à fait raisonnables, sur le soft power d’un « modèle turc » politiquement, économiquement et culturellement ouvert ; et pour la République islamique d’Iran, qui, à la fois par choix et par contrainte, recourt depuis ses origines principalement au hard power et au covert power [8]. Pour le moment, après six mois de révolutions, la balance des bénéfices nous paraît pencher paradoxalement plutôt du côté de Téhéran. Mais si le régime syrien de Bachar el-Assad tombait sous une pression populaire croissante dont on ne peut que saluer le courage, la perte serait évidemment énorme pour l’Iran, dont l’isolement serait brutalement renforcé, et la capacité d’intervention politique dans les affaires du Proche-Orient fortement réduite. La République islamique pourrait alors revenir à d’autres formes d’action, utilisées en particulier au Liban dans les années 1980.

Comme l’a fait remarquer  Ahmet Davutoğlu à Téhéran: « Nous, les pays de la région, sommes comme des maisons en bois adossées l’une contre l’autre. Nul ne peut sérieusement penser que l’incendie qui se déclare dans une de ces maisons se limitera à ce foyer. Un incendie chez l’un d’entre nous nous affectera tous »…



NOTES


[1]  as-Shams est l’un des noms arabes de Damas, d’où « Shamsgen ».

[2]  Sur ces évolutions de la position turque, voir les chroniques de Jean Marcou sur l’OVIPOT depuis le début de 2011

[3]  Le président réformateur iranien Mohammed Khatami avait lui aussi fait une visite officielle au Liban du 12 au 15 mai 2003. On en avait à l’époque surtout retenu les propos modérés et d’ouverture du prédécesseur d’Ahamadinejad.

[4]  Si l’on additionne l’ensemble des populations chiites  du Golfe (Iran du sud + Irak méridional + Pétro-monarchies+ provinces côtières de l’Arabie saoudite), on notera que la majorité absolue des riverains du Golfe –côte occidentale et côte orientale) sont chiites…

[5]  Le CCG a annoncé le 10 mai dernier son prochain élargissement à la Jordanie (monarchie explicitement candidate), et au Maroc (monarchie non officiellement candidate). En revanche le Yémen, candidat depuis plusieurs années, n’a pas été invité. Cf. notre chronique du 15 mai 2011.

[6]  Cf. nos chroniques des 14 & 18 juillet 2011

[7]  Cf. notre chronique du 15 avril 2011.

[8]  Seul le vecteur chiite pourrait être considéré comme ressortant du soft power : mais le sujet est complexe historiquement, et politiquement débattu –certains dirigeants politiques, et certains spécialistes de géopolitique, penchant pour « l’arc chiite » comme menace structurante, pilotée par Téhéran.