Syrie-Bahreïn: le soutien réciproque (et provisoire?) de deux régimes apparemment opposés

La lecture quotidienne des dépêches de SANA, l’agence de presse officielle syrienne (http://www.sana.sy/index_fra.html), si elle n’était tragique, ne peut que ravir à la fois les admirateurs d’Orwell, les nostalgiques de l’agence Tass d’avant 1991, et les sectateurs des surréalistes. Influencée, peut-être, par la longue présence britannique dans le Golfe, l’agence de presse du Bahreïn BNA (http://www.bna.bh/portal/en) est moins explicitement caricaturale dans sa présentation des événements qui secouent le royaume depuis quelques mois, et surtout de la répression à huis-clos qui s’est abattue sur la population depuis la mi-mars 2011.

Le 7 mai dernier, le fil des deux agences a annoncé simultanément l’envoi par le roi du Bahreïn d’un « message verbal au président Bachar al-Assad,  qui affirme le plein appui du Bahreïn à la sécurité et à la stabilité de la Syrie et à la marche des réformes sous la direction du président al-Assad. (…) A noter que le président al-Assad avait reçu le 27 mars dernier un appel téléphonique du roi Hamad qui avait affirmé l’appui de son pays à la Syrie face à la conspiration qu’elle affronte.». En sens inverse, Damas avait auparavant exprimé son soutien à Manama face à la contestation qui secoue l’archipel.


Le président Assad et quelques-uns de ses soutiens régionaux    (Photo Agence de presse syrienne SANA, 27/3/2011, capture d’écran JPB)

A priori, tout paraît pourtant opposer ces deux dirigeants. Simplifions:

  • Le roi du Bahreïn appartient à une dynastie sunnite, en relation structurellement conflictuelle depuis des décennies avec la majorité chiite de la population; il est sous tutelle de l’Arabie Saoudite wahhabite. Sur la longue durée, Bahreïn a pu être considéré comme un émirat relativement « libéral », au plan sociétal principalement. C’est un ferme allié des Etats-Unis, très présents au Bahreïn. Depuis des décennies, la monarchie bahreïnie se méfie des prétentions iraniennes sur l’archipel, et les relations avec la République islamique sont mauvaises. Confronté au « printemps de Manama » en février-mars 2011, le monarque n’a cessé de dénoncer une tentative de subversion interne d’origine confessionnelle -chiite, en l’occurrence, un complot de l’étranger piloté par l’Iran, et mis en oeuvre conjointement par des espions de Téhéran et des agents du Hezbollah libanais.
  • Le président de la République de Syrie appartient, quant à lui, à la minorité alaouite, branche dissidente du chiisme, alors que la majorité de la population est sunnite -au-delà du caractère composite maintenu du paysage religieux du pays. Il dirige le parti Baas, parti national-arabe qui se réclamait historiquement en principe du socialisme et de la laïcité, et qui encadre et verrouille le paysage politique depuis un demi siècle. Le régime est dictatorial, ne serait-ce que par le quadrillage de la société par un nombre incalculable de moukhabarates appartenant à 17 services se surveillant les uns les autres. Suivant en cela son père Hafez al-Assad depuis 1979, il est le plus ferme allié de l’Iran d’Ahmadinejad dans la région, et l’intermédiaire indispensable au soutien politique, financier et militaire de Téhéran au Hezbollah libanais. Même si les liens étroits avec l’URSS au temps de la Guerre froide se sont distendus depuis 1991, la Syrie est soutenue par la Russie et la Chine, et ses relations avec les Etats-Unis se sont à peine réchauffées depuis le départ contraint des troupes syriennes du Liban en 2005.

Cependant, au-delà de ces oppositions terme à terme -sunnisme/chiisme, Iran/Etats-Unis, république baasiste/monarchie conservatrice-, les points communs expliquant ces soutiens croisés entre Damas et Manama, dans le contexte des « printemps arabes » de ce début 2011, peuvent finalement être résumés en un seul argument: la hantise de la démocratie. Et donc l’utilisation de la violence comme réponse aux revendications de la majorité de la population: à Manama, violence différée de quelques semaines après le début du mouvement; à Damas, violence immédiate et radicale. 

A la mi-mars, le régime bahreïni a écrasé le mouvement démocratique qui s’était concentré pendant un mois sur la place de la Perle, à Manama. Depuis lors, Les morts violentes, les condamnations à mort et les disparitions après enlèvements se comptent par dizaines, les arrestations par centaines, les licenciements par milliers dans tous les secteurs d’activité (administrations, éducation, santé, compagnie pétrolière BAPCO). De son côté, le régime syrien -plus précisément le clan familial alaouite qui s’est réparti le pouvoir depuis 2000- marche hardiment sur les traces d’Hafez al-Assad, et écrase méthodiquement dans le sang, ville par ville, les manifestations de sa population pour des réformes démocratiques. Comme Manama, Damas ne cesse de dénoncer une tentative de subversion confessionnelle (sous-entendu sunnite, à l’inverse de Bahreïn), un complot de l’étranger piloté par un ensemble de pays ennemis de la Syrie (d’après les dépèches de SANA rendant compte de manifestations pro-régime devant les ambassades à Damas, sont principalement visés les Etats-Unis et la France). Comme à Manama, le complot est mis en oeuvre par des commandos de saboteurs lourdement armés venus de l’étranger: au Bahreïn ils seraient originaires du Hezbollah libanais sous-traitant de l’Iran; en Syrie, ils seraient entraînés par al-Qaeda, d’après les « aveux »  télévisés de quelques-uns de ces saboteurs. 

En Syrie, outre les centaines de morts, les arrestations, systématiquement accompagnées de torture, se comptent par milliers. Ou, plus précisément, pour reprendre, par exemple, une dépèche de SANA du 14 mai: « 6131 personnes impliquées dans des actes de sabotage se sont rendues aux autorités compétentes dans les différents gouvernorats syriens. (…) Elles ont été immédiatement libérées après s’être engagées à ne pas recourir à n’importe quel acte portant atteinte à la sécurité de la Patrie et du citoyen. Le ministère de l’intérieur a réitéré l’appel aux personnes qui avaient participé ou provoqué des actes punis par la loi ou procédé à des déclarations trompeuses à se rendre aux autorités compétentes (…) et à dénoncer les saboteurs, les terroristes et les caches d’armes. ». Et le souvenir de l’écrasement des Frères musulmans dans la ville de Hama en février 1982 (entre 12000 et 25000 morts selon les sources) sert de modèle de référence au clan familial qui, par exemple, envoie ses chars pilonner des quartiers de la ville de Homs les 11-12 mai.

La cordialité réitérée de la relation bahreïnie-syrienne permet donc de souligner que le clivage autour de la question démocratique n’est pas celui qui opposerait de manière binaire les monarchies arabes du Golfe aux républiques arabes du Maghreb et du Machrek. Le 27 mars, une autre dépèche de SANA rendait d’ailleurs compte des télégrammes de soutien reçus à Damas: « de l’Emir de Koweit, Cheikh Sabah al-Ahmad al-Jaber al-Sabah, du Roi de Bahrein, Cheikh Hamad bin Issa Al Khalifa, du président irakien Jalal Talbani et de l’Emir de Qatar, cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani. Les quatre leaders arabes ont affirmé au président al-Assad l’appui de leurs pays respectifs à la Syrie face au complot dont elle fait l’objet et qui vise sa sécurité et sa stabilité. » L’Arabie saoudite s’était exprimée dans le même sens à peu près au même moment.

On aura compris le sens de ces messages diplomatiques: le régime syrien cherche, bien évidemment, à montrer à sa population qu’il bénéficie du soutien de nombre d’Etats, arabes en particulier. Mais ces messages témoignent aussi, objectivement, que le régime de Damas n’est pas encore isolé dans la crise qui le secoue, et dans la répression sanglante qu’il inflige à sa population. Ni au plan régional arabo-iranien, ni au plan international. La Syrie n’est donc pas la Libye de la résolution 1973 du Conseil de sécurité.

> Jean Marcou développe l’analyse des relations turco-syriennes (et plus précisément entre le premier ministre turc R.T.Erdoğan, et le président B.al-Assad) sur le blog de l’Ovipot: http://ovipot.hypotheses.org/5578

> Alain Gresh s’est exprimé sur son blog du « Monde diplo » sur ce même thème: http://blog.mondediplo.net/2011-05-10-Syrie-Bahrein-cause-commune