Rites et symboles anté-islamiques (Nowrouz 2007)

Nowrouz (Newroz, dans les langues kurdo-iraniennes, Nevruz en turc et en azéri) est, le 21 mars (en réalité entre le 20 et le 23 mars selon les régions), la fête du « nouvel an iranien » dans une vaste aire qui couvre principalement l’Anatolie, le Caucase, l’Iran et les régions kurdes. Mais on en trouve des manifestions bien au-delà, des Balkans (Albanie) à l’Asie centrale et au nord de l’Inde (chez les Parsis). Le solstice de printemps y est célébré à travers des rituels du feu et de la lumière (figurant Ahura Mazda, le dieu antique de la Lumière), du bruit (pour chasser les mauvais esprits), de plantes en germination (symboles de fécondité), et d’une série d’objets ou de signes polysémiques (dont les haft sin, les sept dont le nom en persan commence par le son « S ») autour des quatre éléments: la terre, le feu, l’eau, l’air.

En 2009, l’UNESCO a classé nowrouz au titre du « patrimoine culturel immatériel de l’humanité » : un patrimoine dont les formes et la sémiologie sont en évolution permanente. Ainsi, les trajectoires politiques récentes de cette fête anté-islamique, dont les racines plongent dans le zoroastrisme (la religion monothéiste officielle de l’Empire perse), confirment, en Turquie comme  en Transcaucasie et en Iran, que les identités sont des inventions sans cesse recomposées.

Le politisation de newroz en Turquie

En Turquie, depuis trois décennies, le nationalisme kurde a politisé « newroz » pour en faire une « fête nationale » des origines mythiques: la victoire de Kawa le forgeron sur Dehak le tyran dévoreur d’enfants aurait donné naissance au peuple kurde, libéré de la tyrannie. Allusion transparente à « l’oppression du peuple kurde par les Turcs ». Les fêtes et rituels organisés par le PKK  ou des organisations proches, dans les années 1980-1990, ont dès lors été réprimés par les gouvernements turcs successifs, parce que considérés comme une affirmation illégale d’une identité kurde par des associations culturelles, voire même des partis politiques, sur une base ethnique. Le mouvement identitaire kurde autour de nowrouz est pourtant arrivé à réunir, ces dernières années, jusqu’à un million de personnes à Diyarbakïr, la grande métropole kurde du sud-est anatolien.

Pour désamorcer cette dimension revendicative ou indépendantiste, la Turquie, dont l’année est rythmée par un calendrier de à la fois laïque et musulman, a décidé en 1996 de faire de « nevruz » un jour de fête officielle et turcique : historiens et ethnologues ont été mobilisés pour l’inscrire dans l’ordre des traditions et des mythes fondateurs turcs d’Asie centrale. On a pu ainsi faire remonter nevruz à la légende fondatrice de la louve grise, dont le peuple turc serait le descendant; et plus précisément à la délivrance du peuple turc qui peut, dès lors, quitter la plaine d’Egernekon et partir à la conquête des grands espaces de la steppe. L’objectif de cette reconstruction du mythe par une commande officielle est, bien évidemment, que la fête identitaire oppositionnelle kurde soit neutralisée par son intégration aux références nationales turques.

On catégorise assez fréquemment les alévis turcs comme chiites: ils ressortent plutôt d’un syncrétisme associant des référents islamiques chiites, du paléo-christianisme anatolien, du chamanisme turcique, du zoroastrisme et du mazdéïsme d’origine kurdo-persane. Dans le contexte de leur affirmation identitaire nouvelle dans l’espace sociétal turc, les alévis se sont, eux aussi réapproprié la fête de nowrouz au milieu des années 1990: à partir des communautés alévies d’Allemagne, ils la réinterprètent comme l’anniversaire de l’imam Ali.

Dans l’Azerbaïdjan ex-soviétique devenu indépendant en 1991, on a pu observer une évidente renaissance de nevruz dans la décennie 1990,  concomittante de l’azérification linguistique. L’exposition des tapis et de tissus colorés aux fenêtres et sur les balcons de la vieille ville de Bakou, les banderoles, l’abondance des pots de plantes en germination, des sucreries, des parfums, en vente dans les marchés autrefois kolkhoziens, étaient à l’époque autant éléments minuscules de réintégration des communautés azéries dans l’ensemble civilisationnel turco-iranien post-soviétique.

Nowroz, avec les meilleurs voeux du président Obama

En Iran, la République islamique des débuts a tenté d’interdire cette fête païenne inter-ethnique (qui a continué à être célébrée dans une semi- clandestinité), en mettant l’accent sur les grandes fêtes musulmanes (les aïd), et en particulier les commémorations chiites. Avant de se résoudre à laisser les festivités se dérouler, voire à tenter, comme dans la Turquie voisine, de les récupérer dans une logique politique nationaliste. Ces dernières années,  les municipalités des grandes villes (contrôlées depuis 2003 par les conservateurs) ont veillé à organiser elles-mêmes de grandes cérémonies de nowroz, pour mieux les encadrer.

Il est vrai que, ces dernières années, deux épisodes des célébrations sont susceptibles d’évoluer en manifestations critiques contre le régime. La fête du feu ou chahar shanbe souri est célébrée à la veille du dernier mercredi de l’année iranienne (en 2011, le mardi 15 mars): on allume sept feux et les franchit en sautant par dessus, en chantants des formules rituelles et en lançant des pétards. Le treizième et dernier jour de nowrouz, le sizdah badar (le treizième dehors), veut que les familles se réunissent dans les parcs, à l’air libre, pour partager le repas, accompagné de musique et de danses, et exorciser le caractère néfaste du chiffre 13. Ces réunions familiales et amicales, et les intenses interactions qui marquent cette période, peuvent donc être éventuellement politisées: ainsi en 2010, quand les opposants verts au régime ont déployé moultes occurrences de la couleur verte. A la mi-mars 2011, les autorités iraniennes mettent donc sévèrement en garde les jeunes contre toute tentative d’utilisation par la « contre-révolution » de la « fête du feu » et des réunions de nowrouz. La République islamique a donc bel et bien essayé de remettre la main sur l’organisation d’une partie au moins d’une fête qu’elle combattait et dénonçait comme païenne il y a trois décennies: symboliquement, c’est Mahmoud Ahmadinejad en personne qui a présidé l’émission d’un timbre postal marquant la décision de l’Unesco l’année précédente. .

La fête de nowrouz 2009 a fourni au président Obama l’occasion de présenter pour la première fois ses vœux de bonne année au peuple iranien. Dans son discours télévisé du 20 mars 2009, traduit en persan et mis sur l’internet, le président américain propose une politique de « la main tendue » aux Iraniens, et au régime islamique du président Ahmadinejad d’établir « une ère nouvelle dans les relations irano-américaines ». La réponse a été négative, sous la forme de la reprise des rituelles vitupérations des Etats-Unis et de leur allié israélien. Cette fin de non-recevoir traduit en fait vraisemblablement la gêne du régime iranien qui, à des fins de mobilisation nationaliste interne, aurait préféré pouvoir dénoncer les menées agressives de l’impérialisme de Washington, plutôt que de se voir proposer un dialogue sans condition préalable.

A l’occasion de nowrouz 2010, le président Obama a réitéré son ouverture à l’Iran, mais a rejeté sur la partie iranienne l’échec de sa proposition de 2009: «  Face à la main tendue, les dirigeants iraniens n’ont montré qu’un poing serré. […] Nous connaissons bien vos griefs au sujet du passé, nous avons aussi nos propres griefs, mais nous sommes prêts à aller de l’avant. Nous savons ce à quoi vous êtes opposés, dites-nous ce à quoi vous êtes favorables. ». Le Guide Khamenei a répondu sur le thème du complot américano-sioniste, rendu responsable des troubles qui ont secoué l’Iran après la réélection frauduleuse du président Ahmadinejad.

On attendra donc avec intérêt la position des deux parties à l’occasion du nowrouz 2011.


Addendum: Les calendriers iraniens

L’Iran vit sous trois calendriers qui apparaissent, par exemple, sous le titre de certains organes de presse. Depuis le 21 mars 2011 et la fête de Nowrouz, le pays est entré dans la 2550e année d’existence de l’Iran (à partir de la naissance de Cyrus-le-Grand, choisie comme référence par Mohammed-Reza Shah en 1976, mais peu usitée); et dans la 1390e année de l’Hégire, selon le calendrier lunaire musulman. L’Iran moderne est entré dans l’année 2011 le 1er janvier : c’est Reza Shah qui, à l’instar de son voisin et modèle Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, avait officialisé en 1925, parallèlement au calendrier musulman, l’usage du calendrier chrétien grégorien. Mais dans la Turquie musulmane et laïque, seul ce dernier calendrier chrétien est en vigueur. La République islamique privilégie le calendrier musulman, dit « calendrier persan »… Le nationalisme iranien se niche aussi dans l’implicite du vocabulaire.

Comme partout dans le monde, le calendrier des fêtes légales et des principaux jours fériés imbrique en Iran différentes logiques, qui renvoient aux spécificités historiques du pays et, en particulier, à la prégnance du chiisme:

1/ Des dates politiques de l’histoire contemporaine iranienne:

  • le 1er avril: anniversaire de la proclamation de la République islamique (en 1979)
  • le 4 juin: commémoration du décès de l’Imam Khomeyni (en 1989)
  • le 5 juin: commémoration des manifestations contre le shah (en 1963)
  • le 11 février (22 bahman): le jour de la Révolution (en 1979)
  • le 20 mars: la commémoration de la nationalisation du pétrole (en 1951)
  • le dernier vendredi du mois de ramadan, la journée al-Qods (de Jérusalem), proposée par l’Imam Khomeyni en 1979, et reprise dans une partie du monde musulman

2/ Les grandes fêtes religieuses communes à l’ensemble du monde musulman, à des dates lunaires mobiles:

  • la fin du ramadan, ou Aïd el-Fitr
  • la fête du Sacrifice, ou Grand Aïd (Aïd al-Adha, ou Qurban/Kurban)

3/ Une majorité d’événements propres au chiisme et à son martyrologe:

  • en mai: le martyre de Fatima (en 632)
  • en juin: la naissance de l’Imam Ali (en 599)
  • en juillet: la naissance de l’Imam occulté (ou caché), le Mahdi (en 869)
  • en septembre: le martyre de l’Imam Ali (en 661)
  • en octobre: le martyre de l’Imam Jafar al-Sadiq (en 765)
  • en décembre (mois de muharram): l’Achoura, martyre de l’Imam Hossein (en 680)
  • en janvier, l’Arbaïn, 40 jours après l’Achoura
  • en février, le martyre de l’Imam Reza (en 818)
  • en février, l’anniversaire du Prophète, et de l’Imam Jafar (en 570 & 702)
  • l’Aïd el-Gadhir, non reconnu par les sunnites

4/ Une fête anté-islamique aux origines zoroastriennes:

  • le 21 mars: nowrouz, ou nouvel an iranien, suivi, 13 jours plus tard du jour de la nature, le 2 avril, qui clôt les festivités de la nouvelle année.

Corrélat > Nowrouz

Quelques tableaux de concordance des calendriers:http://en.wikipedia.org/wiki/Iranian_calendarhttp://en.wikipedia.org/wiki/Public_holidays_in_Iran



« Eid-e Noroozetan Moubarak  ! Joyeux Nowrouz  ! «