
La réconciliation de l’Iran avec les Etats-Unis pourrait-elle passer par l’Afghanistan? En mars 2009, alors que Barack Obama inaugure sa « nouvelle stratégie » dite « AfPak », des officiels iraniens rencontrent des diplomates américains pour la première fois depuis 30 ans, lors d’une conférence internationale sur l’Afghanistan à La Haye. Et différents appels sont alors lancés, du général David Petraeus à un groupe de contact de juristes allemands, pour que Téhéran soit impliquée à plein titre dans les discussions internationales. Mais deux ans plus tard, la situation n’a pas évolué. La relation de l’Iran à l’Afghanistan reste fondée sur l’impératif stratégique que ce pays ne puisse pas être utilisé comme plate-forme pour une déstabilisation de la République islamique, ni éventuellement par un djihadisme sunnite anti-chiite, ni surtout par les Etats-Unis pour une attaque massive des sites du programme nucléaire iranien.
L’Afghanistan, ancienne aire d’influence persane
Les liens entre la Perse et l’Afghanistan vont au-delà du seul voisinage. Alors que la partie orientale de l’actuel Afghanistan appartenait à l’Empire moghol, la partie occidentale était sous la suzeraineté plus ou moins directe de la dynastie persane chiite des Séfévides. Ceux-ci se sont heurtés régulièrement à la résistance des Pachtounes sunnites, puis aux expéditions britanniques aux confins de l’Empire britannique des Indes. Emergeant difficilement comme embryon d’Etat au XVIIIe siècle, l’Emirat d’Afghanistan est érigé, à partir des années 1830, comme Etat-tampon sunnite entre l’Empire russe au Nord et un Empire des Indes que les Britanniques entendent protéger de la poussée russe vers les « mers chaudes » méridionales. L’Afghanistan devient l’un des espaces du « Grand Jeu » entre ces deux puissances impériales, qui s’accorderont en 1907 pour partager l’Empire perse en deux zones d’influence. La frontière actuelle entre l’Iran et l’Afghanistan, longue de 890 km, est fixée au milieu du XIXe siècle : la Perse perd alors d’importants territoires afghans, principalement dans la région d’Herat. Cette métropole régionale, qui a été une des capitales de la Perse au XVe siècle, reste le point d’appui principal de l’Iran en Afghanistan.
Au-delà d’une suzeraineté perse souvent contestée, et finalement rejetée, une partie de l’actuel Afghanistan est restée sous forte influence iranienne : par l’usage majoritaire de langues persophones (le dari dans la partie nord, en particulier chez les Tadjiks ; le pachto au sudqui est également la langue d’environ 40 des 180 millions de Pakistanais); par la présence, de part et d’autre de la frontière de populations pachtounes/pathanes partiellement nomades ; par l’existence de la minorité chiite des Hazaras (centre-nord) recherchant la protection de l’Etat perse chiite contre la majorité sunnite de l’Emirat afghan ; par l’existence des grandes routes du commerce caravanier du Golfe vers l’Asie centrale et la Chine via l’Iran et l’Afghanistan, encore -difficilement- parcourues par des convois de camions.
Au lendemain de la Deuxième guerre, l’Afghanistan proclame sa neutralité, et cherche à maintenir un équilibre entre les Etats-Unis et l’URSS, alors que Chinois, Français, Allemands y sont également présents. Le régime pro-américain du shah Mohammed-Reza Pahlevi ne s’inquiète donc guère de son petit voisin, Etat pauvre et faible, auquel il propose plusieurs accords de coopération politique et économique, par exemple de désenclavement ferroviaire. Mais, quelques mois après la chute du shah, la nouvelle République islamique se trouve confrontée à l’invasion soviétique de l’Afghanistan (décembre 1979). Alors que l’Iran est agressé par l’armée irakienne (1980-1988), la présence de l’Armée rouge sur la frontière orientale est considérée comme une menace potentielle, mais secondaire, même si l’URSS peine à contrôler plus que les grandes villes et les grands axes jusqu’à son retrait en février 1989. Quand aux aides occidentale -principalement américaine-, et des Etats du Golfe aux « combattants de la liberté » afghans sunnites, elles transiteront par le Pakistan sunnite, et non par une République islamique alors très isolée et ostracisée.
Une République islamique d’Iran hostile au régime des talibans
Dans la guerre civile qui suit le retrait soviétique (1989-1996), la République islamique n’a guère les moyens de peser sur le cours des événements à Kaboul, mais soutient certaines factions qui lui sont favorables, en particulier la minorité chiite hazara, au centre du pays, ou les Tadjiks persophones. Le régime pachtoune et sunnite des talibans, qui dirige l’Emirat islamique d’Afghanistan de 1996 à fin 2001, à partir de Kandahar, saura s’en souvenir. En 1997, lors de la prise de la grande ville du nord Mazar-e Charif, les talibans attaquent la mosquée-mausolée chiite, s’acharnent sur les Hazaras, et liquident 11 diplomates et agents iraniens : on frôle alors la guerre avec l’Iran, qui masse ses troupes à la frontière, et soutient plus clairement la Coalition du nord anti-talibane. Téhéran considèrera ensuite le régime taliban comme obscurantiste, donnant au monde une image déplorable de l’islam ; inquiétant par son soutien au djihadisme sunnite d’al-Qaeda ; menaçant moins par sa faible capacité à intervenir hors de ses frontières que par le soutien que lui accordent les Pakistanais dans le cadre de leur recherche de la « profondeur stratégique », et les pétro-monarchies du Golfe tétanisées par la révolution de 1979.
La décennie d’occupation soviétique, puis la guerre civile, puis les exactions du régime des talibans ont laissé un lourd héritage en Iran même : l’afflux de très nombreux réfugiés afghans, estimés sans certitude à leur maximum à environ deux millions et demi de personnes. Les immigrés afghans venus travailler antérieurement en Iran lors du boom pétrolier, ou fuyant des sécheresses dévastatrices, ont été submergés par cet exil des années 1980. Dans un pays où l’intervention des ONG étrangères d’aide aux réfugiés n’est pas aisée, et alors que la communauté internationale ignore largement ce volet iranien du problème, les Afghans sont perçus de manière variable en Iran: accueillis parce que culturellement et linguistiquement proches pour les persophones ; protégés pour certains parce que chiites persécutés par un régime sunnite obscurantiste ; tenus en suspicion pour participer au transit par l’Iran d’une grande partie de la production afghane de drogue… Au final, si certains réfugiés regagnent leur pays à partir de 2002, nombre d’autres sont devenus des immigrés à l’image négative, à qui l’on reproche d’être trop présents sur le marché du travail iranien, où ils acceptent pourtant travaux difficiles et bas salaires… En 2010, un million d’Afghans ont une autorisation temporaire de séjour, et au moins autant, considérés comme en situation irrégulière, sont menacés d’internement ou d’expulsion. La République islamique s’est donnée officiellement comme but leur rapatriement, dans une ambiance de xénophobie étatique et sociétale croissante 1.
La politique afghane de l’Iran depuis 2002
L’Iran ne pourra donc que se féliciter de la chute des talibans fin 2001, comme de celle de Saddam Hussein au printemps 2003. L’Iran est le premier pays à rouvrir son ambassade à Kaboul (au même moment, l’ambassade pakistanaise est pillée), en même temps que deux gros consulats à Mazar-e Charif et Herat. Mais la chute des deux régimes taliban et irakien a comme contrepartie négative pour l’Iran l’arrivée de troupes et l’installation de bases américaines à ses frontières orientale, occidentale et méridionale (dans les Emirats du Golfe). Depuis 2002, l’Iran s’emploie à rétablir ses zones et agents d’influence traditionnels en Afghanistan. Il s’agit, y compris en relation avec la réimplantation de l’Inde à Kaboul, de freiner la recherche par Islamabad de la « profondeur stratégique » afghane ; et de gérer au mieux de ses intérêts l’omniprésence américaine à ses frontières.
A partir de 2002, l’Iran se veut partie prenante de la redéfinition des rapports de force à l’intérieur de l’Afghanistan. La République islamique contribue activement à la reconstruction dans les provinces occidentales de son voisin, où elle rétablit peu à peu son influence passée. Téhéran serait le quatrième contribuueur d’aide internationale. Les entreprises iraniennes restaurent ou construisent des infrastructures de transport (autoroute en joint-venture avec les Indiens, projet de chemin de fer Bam-Ouest afghan), désenclavant ainsi la région d’Hérat, plaque tournante séculaire d’un commerce régional et international. Les investissements iraniens et le déséquilibre des échanges de marchandises se traduisent par une balance commerciale très excédentaire pour Téhéran. Le « soft power » iranien s’exprime, en particulier, à travers les chaînes satellitaires persophones reçues en Afghanistan comme en Asie centrale. Le regain de l’influence iranienne est donc patent.
Par ailleurs, circule la thèse récurrente d’un soutien en sous-main de Téhéran à certains groupes de talibans insurgés. Certes, pachtounes et sunnites, ceux-ci n’ont pas de raisons d’avoir aujourd’hui plus qu’hier des affinités particulières avec une République islamique chiite, en assez bons termes avec le régime Karzaï à Kaboul, et en relations de travail avec l’Inde. Le rapport McChrystal de 2009 souligne cependant la possibilité que les services spéciaux d’action extérieure des Gardiens de la Révolution (la force al-Qods des Pasdarans) pourraient entraîner certaines factions talibanes. Les dépêches diplomatiques et militaires américaines rendues publiques en 2010 et début 2011 par Wikileaks le répètent régulièrement 2. En réalité, Téhéran a intérêt à éviter un retour des talibans liés au mollah Omar, soutenus par le Pakistan et financés par l’Arabie saoudite et les Emirats, mais peut aussi avoir intérêt à maintenir un conflit de basse intensité qui fixe les troupes américaines sur le sol afghan. En revanche, le mouvement taliban étant segmenté, il n’est pas impossible que certains financements iraniens aillent à certains factions talibanes régionales. Téhéran n’a vraisemblablement, jusqu’à preuve du contraire, jamais accordé de soutien à la mouvance djihadiste sunnite et d’origine arabe d’al-Qaeda. La politique de voisinage iranienne en Afghanistan peut donc utilement être comparée à celle qui est menée dans l’Irak post-2003 : une adaptation pragmatique à la nouvelle situation géopolitique ; l’établissement de bonnes relations avec les nouveaux régimes (chiite à Bagdad, pro-occidental et pro-indien à Kaboul) ; l’utilisation du soft power et des échanges économiques; et les menées du covert power des services spéciaux des pasdarans. On rappellera enfin que la République islamique reste l’une des routes occidentales d’exportation de la drogue afghane. Téhéran mène une politique de combat frontal contre le trafic : « muraille anti-drogue » sur la frontière afghane, pendaison récurrente des trafiquants condamnés.
Reste la question de la présence américaine. L’Iran d’Ahmadinejad maintient sur ce dossier afghan une position de confrontation politique et stratégique avec les Etats-Unis d’Obama et la coalition internationale. Pour Téhéran, l’Afghanistan pourrait être la base de départ orientale d’une éventuelle attaque contre ses installations nucléaires –comme l’Irak à l’ouest et le Golfe au sud. En visite officielle à Kaboul en mars 2010, quelques jours après le secrétaire américain à la Défense Robert Gates, M.Ahmadinejad a donc demandé que les Etats-Unis quittent au plus vite « une région où [ils n’ont] rien à faire ». Mais certains experts américains estiment que l’Iran peut avoir un autre fer au feu, et avoir intérêt à ce que les Etats-Unis restent enlisés en Afghanistan, comme ils l’ont été en Irak. Ce double enlisement réduisant d’autant leur capacité à ouvrir un troisième front contre l’Iran 3.
L’Iran, acteur moins visible que le Pakistan, mais économiquement et politiquement actif, continuera donc à jouer pragmatiquement toutes les cartes possibles en Afghanistan, jusqu’au départ annoncé des Américains et de la coalition internationale.
1 / cf. ADELKHAH Fariba, OLSZEWSKA Zuzanna, Les Afghans iraniens, Paris,Les Etudes du CERI no 125, avril 2006.
2 / McCHRYSTAL Stanley A., US Army General, Commander, United States Forces – Afghanistan & NATO International Security and Assistance Force, Afghanistan, Commander’s Initial Assessment, Kabul, 30 August 2009, p.19. Egalement :Pakistan Aids Insurgency in Afghanistan, Reports Assert, New York Times, 25/7/2010, sur la base des documents mis en ligne par WikiLeaks. Egalement: MANN LEVERETT Hillary, AfPak Behind the Line: Iran in Afghanistan and Pakistan, University of Norwich, Foreign Policy, The AfPak Channel, 6/7/2010 (online); BOBIN Frédéric, Wikileaks: le jeu trouble de l’Iran sur le théâtre afghan, Le Monde 2/12/2010; et WALDMAN, The Sun in the Sky, op.cit., p.2
3/ Cf.BRUNO Greg & BEEHNER Lionel, Iran and the Future of Afghanistan, Washington DC., Council on Foreign Relations, 30/3/2009 (online)