
La Une du Cumhuriyet, organe du CHP (opposition) le 30 mars 2025, sur les manifestations après l’arrestation d’Imamoglu
L’ancien maire du Grand Istanbul, Ekrem İmamoğlu (élu en 2019 malgré les tentatives d’obstruction du président Erdoğan, réélu en 2024, arrêté le 23 mars 2025, démis de ses fonctions et incarcéré le même jour), figure emblématique de l’opposition turque, fait face à une avalanche d’accusations sans précédent. Les procureurs du tribunal d’Istanbul ont annoncé le 11 novembre 2025 qu’ils le poursuivaient pour « corruption », « direction d’organisation criminelle » et « espionnage politique » – pour ne relever que les principales incriminations : il risque donc 2352 années de prison pour ces différents chefs cumulés. Les procureurs, aux ordres du pouvoir d’Ankara, assurent agir dans le cadre d’une vaste opération anticorruption. En réalité, c’est bien évidemment une procédure de préparation d’un procès politique : à l’approche de l’élection présidentielle de 2028, elle traduit surtout la volonté du président Recep Tayyip Erdoğan d’empêcher son concurrent le plus sérieux de se présenter devant les électeurs.

Manifestation entre le 25 octobre et le 11 novembre 2025, Istanbul
Un dossier tentaculaire de 3 900 pages
Le 11 novembre 2025, le parquet d’Istanbul a rendu public un acte d’accusation fleuve de près de 3 900 pages contre Ekrem İmamoğlu. Le document ne recense pas moins de 142 chefs d’accusation, allant de la constitution d’une organisation criminelle à la corruption, en passant par le blanchiment d’argent et la manipulation d’appels d’offres publics. Selon les procureurs, İmamoğlu aurait dirigé un réseau structuré impliquant des fonctionnaires municipaux, des entrepreneurs et des proches collaborateurs, accusés d’avoir détourné des fonds municipaux et truqué des marchés publics entre 2019 et 2024, période correspondant à son mandat à la mairie d’Istanbul. Les procureurs le présentent comme le « fondateur et leader de l’organisation ». Au total, 402 personnes sont citées dans le dossier, dont une centaine déjà placées en détention préventive, parmi lesquelles de nombreux élus municipaux. Les enquêteurs évoquent un système parallèle de gestion des marchés publics, de versements occultes et de pressions sur les entreprises partenaires de la municipalité. Les sommes détournées s’élèveraient à plusieurs centaines de millions de livres turques.
Une peine théorique de plus de 2 350 années de prison
La sévérité des réquisitions a stupéfié une classe politique et une opinion publique turques qui en ont pourtant déjà vu d’autres depuis plus de deux décennies de gouvernements Erdoğan. Si toutes les infractions étaient retenues, Ekrem İmamoğlu encourrait jusqu’à 2 352 ans d’emprisonnement. Soit une mise à mort politique et morale de l’intéressé. Les procureurs défendent la rigueur du dossier : selon eux, la multiplicité des chefs d’accusation justifie cette addition mécanique des peines maximales. Le ministère de la Justice a insisté sur le caractère « strictement juridique » de la procédure réfutant, contre toute évidence, toute motivation politique dans les réquisitoires.

Au congrès du CHP à Ankara le 21 septembre 2025, les absents emprisonnés à la prison de Silivri (dont Ekrem Imamoglu), sont représentés par leur portrait
« Espionnage et collecte illégale de données«
Parallèlement à cette affaire de corruption, une autre enquête cible İmamoğlu pour « espionnage politique ». Le maire déchu est accusé d’avoir transmis à l’étranger des données personnelles d’habitants d’Istanbul à des partenaires internationaux afin d’obtenir des financements pour une éventuelle campagne présidentielle. Cette accusation inattendue, formulée fin octobre 2025, s’appuie sur des échanges électroniques entre des membres de son équipe et des fondations européennes. Pour les avocats d’İmamoğlu, il s’agit d’un projet de coopération municipale dans le cadre du programme européen des villes durables (un programme-cadre de l’UE : rappelons que la Turquie est toujours candidate l’adhésion), « entièrement public et approuvé par le conseil municipal ». Les procureurs y voient une tentative de « collaboration avec des entités étrangères dans un but politique ». Une accusation « d’agent de l’étranger » désormais bien connue et lourdement sanctionnée dans toutes les dictatures contemporaines : Russie, Iran, Géorgie, Salvador, etc. La Turquie en a abondamment usé depuis 2013, par exemple contre le mécène Osman Kavala, emprisonné à vie pour son rôle supposé dans les événements de Gezi en 2013.
Des accusations à répétition
Depuis sa victoire à la mairie d’Istanbul en 2019, vainement contestée à l’époque par Erdoğan, Ekrem İmamoğlu n’a cessé d’être la cible de procédures judiciaires, qui ressortent du harcèlement. En 2022, il avait déjà été condamné à deux ans et sept mois de prison pour avoir « insulté des membres du Haut Conseil électoral ». En 2025, deux autres jugements sont venus alourdir son casier : en juillet, un tribunal l’a condamné à un an et huit mois de prison pour « insultes et menaces envers le procureur en chef d’Istanbul » ; quelques mois plus tôt, une autre plainte l’accusait d’avoir injurié deux procureurs, une infraction passible de neuf mois à quatre ans d’emprisonnement et d’une interdiction d’exercer une fonction publique. Une enquête distincte vise également son rôle dans le congrès interne du Parti républicain du peuple (CHP) en 2023, où il aurait — selon l’accusation — tenté d’influencer le vote pour la direction du parti. Douze militants sont inculpés, et les peines requises vont jusqu’à trois ans de prison.
Ekrem İmamoğlu, un symbole pour l’opposition
Ekrem İmamoğlu reste, malgré son incarcération à la prison de Silivri (à l’ouest d’Istanbul, 22000 détenus), l’un des visages les plus populaires de l’opposition laïque, et un symbole de résistance démocratique. Sa victoire électorale de 2019, confirmée lors d’un deuxième scrutin, après l’annulation controversée du premier scrutin, avait incarné l’espoir d’un renouveau démocratique en Turquie. Pour ses partisans, sa détention et les réquisitions récentes représentent une accélération de plus de l’autoritarisme du régime. À Istanbul, plusieurs milliers de personnes ont manifesté ces derniers jours, brandissant des pancartes « Nous sommes tous İmamoğlu !». Le CHP (Parti république du peuple, héritier du kémalisme), principal parti d’opposition, a dénoncé une « opération politique destinée à effacer le vote du peuple ». Des figures de la société civile, dont des universitaires et des artistes, ont signé des tribunes appelant à sa libération immédiate. Human Rights Watch, Amnesty International et l’Union européenne ont tous dénoncé « la judiciarisation du combat politique ». Selon HRW, « l’emprisonnement d’İmamoğlu vise moins à sanctionner un crime qu’à neutraliser un adversaire sérieux avant la présidentielle ». Alors que la plupart des médias pro-gouvernementaux (une tautologie : la presque totalité des médias turcs sont, eux aussi, aux ordres), insistent sur la « gravité des accusations » et affirment que la justice « doit aller jusqu’au bout ».
Une procédure politique à l’approche d’échéances électorales
Le calendrier judiciaire coïncide sans surprise et une fois de plus avec une période politique charnière : la Turquie se prépare aux élections municipales de 2026, puis à la présidentielle de 2028. Ekrem İmamoğlu, bien que désormais inéligible tant qu’il demeure incarcéré (d’autant que ses diplômes universitaires ont été invalidés, motif supplémentaire lui interdisant d’être candidat), reste perçu comme le seul opposant capable de battre Erdoğan dans les urnes. La procédure en cours, et les peines extravagantes requises, visent évidemment à neutraliser le principal rival potentiel d’Erdoğan, et à dissuader aussi le CHP de présenter un candidat de poids à la présidentielle de 2028. A l’évidence, à l’instar de ses homologues russe et chinois, Recep Tayyip Erdoğan entend bien rester président à vie, les élections régulièrement tenues (uniquement en termes de calendrier) n’ayant plus pour fonction que de donner l’illusion que ce serait là le choix démocratique des électeurs. Mais entre une justice aux ordres, un système carcéral hypertrophié, des universités purgées, des médias à la botte, il n’y a plus d’illusions à se faire sur la réalité de la « démocratie à la turque » sous Erdoğan et l’AKP, variante turque des Frères musulmans.

