Du Maghreb au Machrek, en Turquie comme en Iran, les prisons sont pleines de milliers de prisonniers politiques, détenus parfois sans jugement, ou après condamnation par des justices d’exception à de lourdes peines – parfois à vie. Les grèves de la faim, individuelles ou collectives, sont l’une des rares armes dont ils disposent, au péril de leur vie souvent, pour faire connaître à l’extérieur des conditions carcérales sordides, et les mauvais traitements dont ils sont spécifiquement l’objet de la part des autorités. Ces derniers mois, les organisations de défense des droits humains ont ainsi relayé des grèves de la faim de détenus politiques palestiniens dans les prisons israéliennes; d’opposants au régime dans les prisons égyptiennes; ou encore à la section des femmes de la prison d’Evin à Téhéran. Et à la prison de Jaw (Jau), au Bahreïn.
La plus importante et la plus longue grève de la faim du royaume de Bahreïn
Après le printemps de Manama en février-mars 2011, le régime a multiplié arrestations (estimées à 15000) et condamnations à de très lourdes peines de militants d’opposition (religieux chiites, militants politiques chiites ou sunnites, islamistes ou laïcs) accusés de « terrorisme, complot contre l’État, espionnage au profit d’une puissance étrangère » (l’Iran), etc. Quelques-uns ont été condamnés à la peine de mort, et des dizaines à la prison à vie. Sans que cela n’émeuve beaucoup les gouvernements occidentaux qui sont les garants sécuritaires de la monarchie bahreïnie – essentiellement les Etats-Unis et le Royaume-Uni (qui entretiennent des bases navales à Manama, dont celle de la Ve Flotte US).
Plus de 800 prisonniers politiques (sur un millier) ont commencé le 7 août 2023 une grève de la faim pour protester contre les mauvais traitements subis dans l’aile des prisonniers politiques du bien mal nommé Jaw Rehabilitation and Reform Center1. Une liste de revendications a été dressée et diffusée : contre l’encellulement 23h sur 24 ; contre les restrictions aux prières collectives, en particulier pendant les fêtes chiites ; contre les traitements humiliants et les violences exercées par les gardiens ; contre les restrictions de parloirs, et en particulier les parois de verre séparant détenus et visiteurs ; contre le refus de soins médicaux de base à certains détenus , etc.
Une médiation par une organisation des droits humains émanant du régime
Confrontés à cette énième grève de la faim, inédite par son ampleur, les responsables bahreïnis ont, à l’habitude, affirmé (comme depuis 2011) qu’il n’y avait pas de prisonniers politiques dans le royaume, qu’ils respectaient les règles internationales et que tous les prisonniers bénéficiaient des soins médicaux nécessaires. Le Bureau du Médiateur indépendant de Bahreïn (Bahrain’s Independent Ombudsman’s Office) a été requis au bout de quelques jours pour affirmer qu’après enquête sur les conditions qui ont conduit à la grève de la faim, les détenus placés en isolement ont commis des « violations graves » qui justifient « des mesures administratives » dont ils font l’objet… Après avoir initialement tenté d’isoler les grévistes, et de recourir aux tabassages par les gardiens, tout en les privant de soins, l’administration a ensuite du reconnaître une trentaine, puis 121, grévistes. Plusieurs d’entre eux ont été transférés dans un centre de soins intensifs et placés sous perfusion. De multiples et brèves manifestations nocturnes de soutien aux détenus ont été organisées dans les quartiers et « villages » chiites de l’archipel (Jidhafs, Bani Jamra, Snabis, Karzakan, etc.)

Manifestation de soutien aux grévistes, août 2023 (Bahreïn, sans localisation, ni date précises)
Le mouvement persistant dans son ampleur, avec un écho international croissant, le régime a donc délégué un émissaire chargé de s’entretenir avec les grévistes . Il s’est agit d’Ali Al-Dirazi, qui dirige le National Institute for Human Rights (NIHR), une ONG émanation indirecte du pouvoir royal2. Le 27 août, après presque un mois de grève de la faim, celui-ci a rencontré et écouté les délégués des différentes sections de la prison, non sans suspicions initiales de ces derniers 3.
Les prisonniers se sont au final vu proposer des visites familiales supplémentaires, la libération de certains détenus de l’isolement cellulaire, davantage d’appels téléphoniques, un accès accru aux promenades extérieures et au soleil, une révision des services de santé, plus de permissions de sortie pour participer aux obsèques de proches. Les grévistes ont donc rendu public le 12 septembre un communiqué annonçant la suspension de la grève de la faim, qui aura duré 36 jours 4.
Des concessions pour pouvoir renforcer la coopération sécuritaire et économique avec Washington
Les concessions aux prisonniers politiques s’inscrivent dans un agenda très spécifique. La grève de la faim a été déclenchée quelques semaines avant une importante visite annoncée à Washington du prince héritier et Premier ministre de Bahreïn, Salman ben Hamad Al Khalifa. Les organisations de défense des droits humains, bahreïnies (en général basées à Londres, comme le Bahrain Institute for Rights and Democracy, BIRD) ou internationales (Amnesty International, Human Rights Watch, etc.) ont relayé (avec intialement un écho relatif dans les médias occidentaux, comme tout ce qui concerne la situation politique à Manama) les grévistes de Jaw. Et, à la veille de l’arrivée à Washington du prince héritier, le Washington Post s’est fendu d’un éditorial sévère appelant l’administration Biden à prendre en compte les doléances des prisonniers politiques du Bahreïn 5. Le Washington Post insiste plus particulièrement sur l’un des prisonniers d’opinion et militant des droits humains les plus connus à l’international, Abdulhadi al-Khawaja, 62 ans, binational bahreïni-danois, emprisonné depuis avril 2011 pour avoir dirigé des manifestations pacifiques lors du Printemps de Manama. Abdulhadi al-Khawaja a été le co-fondateur du Gulf Center for Human Rights et du Bahrain Center for Human Rights. Un tribunal militaire l’a condamné à la prison à vie pour avoir tenté de « renverser le régime royal et de modifier la Constitution ». Une coalition d‘ONG, dont Amnesty International et Human Rights Watch, affirme qu’à plusieurs reprises depuis 2011, il a été « soumis à de graves tortures physiques, sexuelles et psychologiques » .
Le régime de Manama a donc préféré lâcher un peu de lest vis-à-vis du gouvernement Biden 6avant de signer avec Washington un accord économique et de sécurité stratégique qui renforce les garanties militaires américaines à la monarchie du Golfe 7. Sans que l’on dispose encore du texte définitif, le volet sécuritaire de l’accord comprendrait un engagement de consultation mutuelle, et une garantie contraignante d’assistance américaine si Bahreïn faisait face à une menace imminente sur sa sécurité. L’accord ne comprendrait cependant pas d’engagement du type article 5 de l’OTAN, qui aurait exigé des États-Unis qu’ils considèrent toute attaque contre Bahreïn comme une attaque contre l’Amérique. Le volet économique viserait à renforcer le partenariat mutuel, en particulier dans le domaine des technologies avancées, et d’infrastructures de transport8.
Sous bénéfice d’inventaire, on peut donc estimer que cette longue grève de la faim collective a été un succès pour ses participants, soulignant également que le régime de Manama est contraint de tenir relativement compte de son image à l’international. Ce qui n’est pas le cas de son puissant voisin saoudien, le prince héritier MBS multipliant exécutions capitales et condamnations effarantes parfois pour de simples tweets ou poèmes…

Le complexe pénitentiaire de Jaw (Jau), au sud-est de Bahreïn (image Google Earth, 2023)
NOTES
1 Outre la prison centrale de Jaw, qui concentre les détenus politiques, la prison de Dry Dock enferme principalement des mineurs, et la prison d’Issa Town des femmes (la dernière femme prisonnière d’opinion a été libérée en 2022). La situation est très opaque pour la prison militaire de Qurain.
2 Dès avant 2011, le pouvoir a suscité l’émergence d’une série d’ONG chargées de porter un discours pro-régime pour contrer systématiquement les ONG bahreïnies et internationales de défense des droits humains, par exemple sur la question des droits des femmes. Le NIHR est une de ces ONG para-officielles.
3 Les détails de la réunion entre les prisonniers en grève de la faim et l’émissaire officieux du pouvoir ont été rendus publics par l’ONG BIRD : Sayed Ahmed Al-Wadaei (BIRD), « Full Details of Meeting between Representatives of Authorities and Prisoners on Hunger Strike », 1/9/2023. URL : http://bahrainmirror.com/en/news/33054.html
4 La tonalité du communiqué signe l’influence des militants chiites dans le mouvement. Cf. « Prisoners’ Strike Coordinating Committee Announces Suspending Hunger Strike Pending Implementation of Prison Administration’s Agreements », Bahrain Mirror, 13/9/2023.URL : http://bahrainmirror.com/en/news/63526.html. Voir l’annexe ci-dessous.
5 « As Bahrain’s crown prince visits D.C., the country’s prisoners need Biden’s help », by the Editorial Board, The Washington Post, September 10, 2023. URL : https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/09/10/bahrain-hunger-strike-crown-prince/
6 On peut penser que Washington a donné quelques conseils a Manama en ce sens : Brett McGurk, conseiller principal de Biden pour le Moyen-Orient, s’est rendu à Bahreïn début septembre, et y a rencontré le prince héritier et d’autres responsables bahreïnis.
7 Il semble que cet accord stratégique entre les États-Unis et Bahreïn était en préparation depuis plus d’un an et que l’administration Biden souhaite l’utiliser comme cadre pour des accords similaires avec d’autres pays de la région.
8 Le 9 septembre, à l’occasion du sommet du G20 à New Delhi, le président Biden a annoncé un grand projet d’infrastructure internationale visant à relier l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe par un réseau de chemins de fer et de lignes maritimes avec les dirigeants indiens, saoudiens et émiratis.
ANNEXE
« Prisoners’ Strike Coordinating Committee Announces Suspending Hunger Strike Pending Implementation of Prison Administration’s Agreements », Bahrain Mirror, 13/9/2023. URL : http://bahrainmirror.com/en/news/63526.html
The full statement is as follows:
« In the Name of Allah, the Most Gracious, the Most Merciful
O Allah! Send Your blessings on Mohammad and the family of Mohammad
Given the recent developments that took place between the prisoners and Jaw Central Prison administration, which were negotiations related to the real demands raised in the « We Have a Right » event, which led to understandings on a plan and path to achieve the demands.
Accordingly, it was decided to suspend the open-ended hunger strike until further notice, while the prisoners will remain pending the implementation of the plan and the agreed path.
The prisoners will remain lurking, ready to return [to the strike], if the prison administration reneges on its promises, and the comment will be read correctly as an initiative by the prisoners to resolve rather than retreat, and that it is strength, not weakness or retreat.
The coming days will be decisive in determining the fate of the suspension or the return to the open-ended hunger strike, as the fragmentation of demands is unacceptable, which, as we have repeatedly stressed, is necessary to the point of urgency.
We also affirm that the suspension of the strike does not mean the suspension of the mass movement, especially at this stage that requires continuous momentum, as we raise the call to participate in the Diraz march next Friday.
Blessed are our young prisoners for this legendary and valiant endeavor. We praise Allah, for all grace is for Him, and thanks to Allah and Ahlulbayt, peace be upon them, and to our Imam Mahdi.
Thanks to our honorable opposition, headed by the father and leader Ayatollah Qassim, and the venerable leaders. Thanks to our proud people, especially the families of the patient prisoners and our distinguished scholars and the Friday pulpit. Thanks for every free honest person, among the free people of world, who stood with us, namely the head of the resistance, Sayed Hasan Nasrallah.
God is the Grantor of success and Favor!
Issued by: The coordinating committee of the « We have a right » strike »