La nouvelle coupure de 2000 livres syriennes, juillet 2018 (photo Agence SANA, Damas)

La livraison de décembre 2018-janvier 2019 des Grands dossiers de Diplomatie (no 48) est consacrée, comme à l’habitude, à « L’Etat des conflits dans le monde« . Au Moyen-Orient ont été retenus: la guerre au Yémen; la guerre en Syrie; les tensions entre Israël et le Liban; le conflit israélo-palestinien. Nous y consacrons une brève synthèse aux évolutions récentes de la guerre en Syrie, sous l’angle d’une victoire du régime qui paraît de plus en plus probable. Notre analyse a été rédigée avant la décision du président Trump de retirer « au plus vite » les troupes américaines (soit environ 2000 hommes des forces spéciales) -alors qu’il défendait un choix inverse il y a encore peu, « pour ne pas laisser le terrain libre en Syrie aux Russes et aux Iraniens. » Quelques jours plus tard, le même tweete: « Franchement, l’Iran a les capacités de faire ce qu’elle veut en Syrie » (sic), et que: « La Syrie? c’est le sable et la mort » (re-sic). Comprenne qui pourra. Une chose est sûre: le retrait impromptu des forces américaines est un lâchage éhonté des combattants kurdes du Rojava (le Kurdistan de Syrie), qui ont été parmi, depuis 2014, les combattants les plus déterminés et les plus efficaces contre les djihadistes de l’Etat islamique (Daech) à l’est de l’Euphrate – quoi qu’en disent certains observateurs français dont le tropisme culturaliste sunnito-arabo-centré permanent leur fait régulièrement stigmatiser les Kurdes (et à d’autres moments les Iraniens, et les chiites). La décision du président américain -en supposant qu’elle ne soit pas infirmée sous peu par une de ces volte-faces dont il est coutumier, rebat les cartes au nord de la Syrie. Le président turc se propose ainsi de lancer une troisième opération militaire en Syrie pour « chasser les terroristes kurdes du PYD, aux ordres des terroristes du PKK » -encore faut-il qu’il obtienne pour cela l’accord de Moscou. Le président syrien se voit, quant à lui, offrir une ouverture inespérée en terme de retour de son armée au-delà de l’Euphrate -il a immédiatement envoyé un petit contingent à Manbij pour hisser le drapeau syrien dans cette ville à majorité arabe, mais jusque-là sous contrôle kurdo-américain, et qui était l’un des objectifs proclamés de l’armée turque. Cette épisode en cours ne peut que renforcer l’hypothèse des plus vraisemblables d’une victoire de Bachar Al-Assad en 2019, après 9 ans d’une guerre civile régionalisée et internationalisée, et qui a ravagé la Syrie. Dès lors, le point d’interrogation que nous avions mis à notre article rédigé à l’automne est sans doute désormais caduc. Répétons cependant que s’il a gagné la guerre, le régime de Damas n’a en rien gagné la paix; et qu’il reste dépendant des choix stratégiques et tactiques (par ordre d’importance en ce début 2019) de Moscou, d’Ankara et de Téhéran. En attendant, on relève une amorce de réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe, dont elle avait été suspendue en 2012: en témoignent la visite amicale du président soudanais Bechir à son homologue Bachar (en dépit du mandat d’arrêt international lancé contre Bechir pour crimes de guerre); et la réouverture de l’ambassade des Emirats arabes unis à Damas (les motivations de ce retour mériteraient d’être étudiées: appuyer la lutte contre les Frères musulmans qui restent soutenus par le Qatar?), ainsi que celle de Bahreïn. D’autres suivront, à n’en pas douter.

Jean-Paul BURDY, Syrie: la victoire du régime en 2019? in:
« L’Etat des conflits dans le monde«  , Les Grands dossiers de Diplomatie no 48, décembre 2018-janvier 2019 , p.58-59.

Syrie : la victoire du régime  en 2019 ?

 Le régime de Bachar al-Assad a amplifié en 2018 une reconquête territoriale rendue possible depuis 2015 par une intervention militaire russe massive. Cependant Moscou, au terme d’un accord avec Ankara, a décidé en octobre de suspendre « l’offensive finale » contre la province d’Idlib, dernier grand bastion rebelle. A l’est de l’Euphrate, soutenus par les Américains, les Kurdes contrôlent un tiers du territoire, et combattent des groupes dispersés de l’État islamique. Les acteurs extérieurs (Russie, Turquie, Iran, Israël, Etats-Unis) adaptent leur stratégie à l’évolution de ces rapports de force.

La reprise en main du territoire par le régime se confirme

En 2015, le régime ne contrôlait plus qu’un quart du territoire : son pouvoir s’exerce désormais sur les deux tiers du pays. En 2018, bombardements et blocus ont eu raison des deux dernières banlieues rebelles de Damas:  la Ghouta  orientale et Yarmouk. Au sud, la province de Deraa, où le soulèvement avait commencé  en 2011, a été reprise en juillet . La définition d’une « zone de désescalade » sous supervision de la police militaire russe y a évité des combats sanglants, même si des groupes djihadistes y continuent des actions de guérilla [1].  Le poste-frontière avec la Jordanie a été rouvert le 15 octobre.  Damas a repris le contrôle du plateau de Quneitra, qui jouxte le Golan syrien annexé par Israël, et un point de passage y a été rouvert.  Les forces du régime sont déployées sur la rive occidentale de l’Euphrate,  et dans la ville de Deir ez-Zor. Sur la rive orientale, les Forces démocratiques syriennes (FDS), kurdo-arabes, appuyées par les Américains et leurs alliés, ont refoulé les djihadistes de État islamique vers la frontière irakienne. Alors que les tribus arabes de la région prêtent allégeance à Damas, la question du statut du Kurdistan occidental (Rojava), autonome de fait depuis 2012, va se poser. Le Rojava est sous l’autorité du parti de l’union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK turc. Il n’est jamais entré en confrontation avec Damas et entretient de bonnes relations avec Moscou.

A l’automne 2018, Bachar al-Assad a annoncé  «l’offensive finale » contre la province d’Idlib, dernier bastion des rebelles au nord-ouest.  Les 3 millions d’habitants y sont pour moitié des déplacés entassés dans des camps précaires, faute de pouvoir rejoindre les camps de réfugiés en Turquie, la frontière étant verrouillée par l’armée d’Ankara.  A Idlib, les opposants démocrates non armés de 2011 sont désormais inaudibles. Divisées, les brigades nationalistes de l’Armée syrienne libre (ASL), sorties très affaiblis d’Alep-Est fin 2016, ont été regroupées par les Turcs avec des groupes salafistes et djihadistes au sein du Front national libre (FNL). Mais ce sont les djihadistes salafistes radicaux, longtemps soutenus par les pétromonarchies du Golfe et la Turquie, qui contrôlent 60 % de la province. Un temps supplantée par l’État islamique (Daech), la mouvance Al-Qaeda, aux multiples appellations successives (dont le Front al-Nosra)  a rétabli son hégémonie. En 2017, six groupes djihadistes radicaux  se sont regroupés dans l’Organisation de libération du Levant (Hayat Tahrir al-Sham, HTS ou Hetech), avec 15 à 20000 combattants syriens et étrangers, et des armes lourdes. Idlib est l’une des « zones de désescalade » définies en mai 2017 par l’accord d’Astana (Kazakhstan) entre Moscou, Ankara et Téhéran , et délimitée par 28 postes militaires des trois « pays garants .» Quand Damas a annoncé en septembre 2018 l’offensive contre Idlib, le président turc a fait le  forcing auprès du président russe pour obtenir la suspension des opérations. Leur accord le 17 septembre à Sotchi prévoit le retrait des armes lourdes de la ceinture de démilitarisation autour de la province. Mais les djihadistes détenteurs de ces armes estiment que leur départ ne ferait que faciliter l’offensive du régime.  La suspension des opérations, qui mécontente Damas et Téhéran, pourrait donc faire long feu.

La recomposition du jeu des acteurs extérieurs

Ankara cherche à éviter un embrasement militaire qui précipiterait vers la Turquie des centaines de milliers de réfugiés supplémentaires. Ayant pris acte de la présence durable de la Russie en Syrie, la Turquie a mené, en s’appuyant  sur des forces locales, deux opérations militaires au nord-ouest : Bouclier de l’Euphrate en 2016-2017  et Rameau d’Oliver en 2018 dans le canton d’Afrin. Elle a ainsi créé une zone d’influence destinée à la réinstallation d’une partie des 3,5  millions de réfugiés présents sur le sol turc ; et à bloquer toute continuité territoriale du Rojava le long de sa frontière. Stigmatisant le soutien de Washington aux « terroristes kurdes »,  Ankara s’est alors rapproché de Moscou et de Téhéran, une realpolitik cependant contradictoire avec son appartenance à l’Alliance atlantique. 

L’intervention terrestre des Gardiens de la révolution iraniens (pasdarans), coordonnant le Hezbollah libanais et des milices chiites iraniennes, irakiennes et afghanes, a sauvé le régime entre 2013 et 2015. Depuis l’arrivée des Russes, l’Iran a perdu son monopole militaire, et les objectifs de Moscou ne se confondent pas toujours avec ceux de Téhéran. Les Iraniens insistent sur l’urgence à restaurer l’unité du pays, en particulier à l’est de l’Euphrate, où la présence maintenue des Américains contrarie leurs plans. Téhéran a conclu de nouveaux accords de coopération militaire avec  Damas, et des projets économiques anticipant la reconstruction. La perspective d’une présence militaire iranienne permanente en Syrie, avec une montée en puissance du Hezbollah, provoque la multiplication de bombardements israéliens sur des sites iraniens.

Dans la doctrine russe, la force militaire est le préalable à la politique et à la diplomatie. La Russie est donc  solidement installée autour de deux bases permanentes à Hmeimim (aviation et forces terrestres) et Tartous (marine), et de multiples points d’appui. Dans un conflit asymétrique à multiplicité d’acteurs , elle a démontré sa capacité à projeter des forces nombreuses, et à déployer tous les systèmes d’armes, y compris stratégiques. Moscou a fait de la Syrie le point d’ancrage de son retour sur la scène internationale : la Russie affirme combattre  « le terrorisme international » en respectant et mettant en œuvre des traités internationaux ; elle s’accorde avec l’Iran et la Turquie, et dialogue avec tous les acteurs régionaux, d’Israël à l’Arabie saoudite. En réalité, elle se heurte cependant à plusieurs  difficultés.  

Sans que cela soit dit explicitement, Washington entend bien  empêcher la Russie de triompher sans obstacles en Syrie. Donald Trump avait initialement annoncé que les forces américaines se retireraient totalement dès que l’État islamique aurait été défait. Mais alors que cet objectif est presque atteint, le président américain annonce à l’automne 2018, à la satisfaction des Israéliens, et au mécontentement des Turcs et des Iraniens, que les militaires américains resteront tant que « les forces iraniennes ou soutenues par l’Iran,  qui exercent une influence déstabilisatrice au Moyen-Orient  et menaçante pour Israël », seront présentes. Washington exige également une solution politique au conflit, pour laquelle le régime de Damas ne témoigne d’aucune bonne volonté. Puis D.Trump annonce par un tweet matinal le retrait immédiat des forces américaines.

Un régime impavide et une reconstruction lointaine

Conforté par ses succès sur le terrain, indifférent à d’hypothétiques poursuites de la justice internationale,  Bachar al-Assad est assuré de rester au pouvoir : il est donc impavide dans son refus de toute réforme politique. Sa résilience implacable dans la guerre lui garantit de gagner largement les élections futures. Les redoutables services de sécurité (moukhabarates), archipel alaouite de quadrillage et de répression, sont immédiatement réinstallés sur les territoires reconquis. La bureaucratie d’État distribue depuis peu les certificats de décès (en général pour « crise cardiaque ») de milliers de prisonniers politiques disparus dans les centres de torture et prisons du régime.  On estime à 6 millions le nombre de déplacés, et autant  de réfugiés. Si certains ont commencé à rentrer dans leurs régions d’origine, souvent dévastées, c’est après « évaluation » par les moukhabarates. Promulguée le 2 avril 2018, la « Loi no 10 » facilite l’expropriation des terrains dans les zones détruites.  Les propriétaires disposent de délais très courts  pour faire valoir leurs droits en produisant des certificats de propriété [2], et en passant préalablement par les services de sécurité. Ce qui ouvre la porte à des spoliations massives, pouvant décourager le retour de nombreux réfugiés, tout en récompensant les oligarques et autres fidèles du régime. La Banque mondiale estime à plus 200 milliards d’euros le coût de la reconstruction,  supérieur à quatre fois le produit intérieur brut en 2010.  Alors que ni Damas, ni Téhéran, ni la Russie ne disposent de tels moyens financiers,  Américains et Européens conditionnent leur participation  à une résolution politique du conflit sous l’égide de l’ONU, un processus totalement au point mort [3]. La guerre est a priori gagnée par Bachar al-Assad. Mais elle n’est terminée, et la paix est un horizon des plus incertains.


[1]          La police militaire russe déployée en Syrie est pour l’essentiel composée de soldats musulmans, principalement Tchétchènes et Ingouches.

[2]    Souvent impossibles à fournir par des réfugiés qui ont tout perdu, d’autant qu’une partie importante de l’urbanisation syrienne est informelle.

[3]          Au sein de l’UE, les Allemands semblent vouloir plaider pour une reconstruction susceptible d’inciter une partie des réfugiés à rentrer au pays.


Point de vue : Quelle évolution de l’État syrien au cours des 8 ans de guerre ?

Le blog « Un œil sur la Syrie » a été créé et animé par Wladimir Glasman, alias Ignace Leverrier, jusqu’à son décès le 21 août 2015 1. Il est désormais alimenté par ses successeurs. La livraison du 22 décembre 2018 s’essaie à une analyse de l’évolution de l’État syrien pendant la guerre. L’analyse surestime vraisemblablement le délitement de l’État syrien, et l’influence de trois acteurs extérieurs (Russie, Iran, Turquie) sur le régime de Damas (preuve en est, à notre avis, l’incapacité de Moscou à obtenir la moindre concession politique de Bachar al-Assad). Mais elle offre un angle de lecture pertinent.

http://syrie.blog.lemonde.fr/2018/12/22/syrie-apres-huit-ans-de-guerre-le-regime-ne-controle-plus-tous-les-rouages-de-letat/

« Syrie : après huit ans de guerre, le régime ne contrôle plus tous les rouages de l’État. La Syrie aujourd’hui n’est ni un État souverain ni un État civil, mais une dictature mafieuse régie par un mandat russe et influencée par l’Iran. »

Un autre angle d’analyse, qui souligne la résilience du régime, est proposé par : BEAUCHARD Jacques, Le pouvoir syrien : essor du double ennemi et régénération sans fin des conflits, in :Paris, Ed.Areion, Diplomatie no 95, novembre-décembre 2018, 98p. p.12-17

1 cf. sa nécrologie par Christophe Ayad dans Le Monde du 24/8/2015:

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2015/08/25/disparition-de-wladimir-glasman-compagnon-de-route-de-la-revolution-syrienne_4736093_3382.html.