« Une plume de terre et de violence » titre Marc Semo dans Libération ce 1er mars après le décès hier, à 92 ans, de Yachar Kemal… Journaliste et romancier de réputation internationale, infatigable militant politique de gauche, Kemal Sadik Gökçeli (Kemal Sağdık Göğceli) est né en même temps que la République de Turquie, en octobre 1923, près d’Osmaniye, un village à majorité turkmène de Cilicie (sud-est méditerranéen, au pied des monts Taurus). Sa famille, kurde et pauvre, avait quitté la région de Van pour venir travailler sur les grands domaines des aghas. Enfant, il est marqué par les récits et épopées des bardes ambulants d’Anatolie (les aşık -achoug ou achouq, littéralement les « amoureux »), qui hantent aussi depuis des siècles le Caucase azéri, jusqu’à Bakou. Sorti de l’école primaire kémaliste, il est successivement berger, ouvrier agricole dans les champs de coton, ouvrier d’usine, employé du gaz, écrivain public dans la ville d’Adana. Il y rencontre des spartakistes turcs ayant fui l’Allemagne nazie, et assignés là à résidence par l’anticommunisme du régime d’Ankara. Il découvre à cette époque la littérature occidentale et mondiale à travers les traductions des auteurs « réalistes » alors en vogue dans la Turquie kémaliste: Dostoïevski, Flaubert, Zola, Gorki…

Membre du parti communiste clandestin (il siègera à son comité central), il est arrêté en 1950 pour activités subversives -la création d’un syndicat de tractoristes, en l’occurrence. Acquitté, mais harcelé par la police d’Adana, il part à Istanbul, où il prend le pseudonyme de Yachar Kemal (Yaşar Kemal), et devient journaliste au Cumhuriyet (le quotidien républicain kémaliste). Il fait des reportages, et écrit des nouvelles sur la vie quotidienne, le chômage, la misère urbaine… L’un des premiers papiers qui l’ont fait connaître était un reportage sur les enfants des rues à Istanbul. Il épouse en 1952 Thilda Serrero, fille d’une grande famille juive sépharade d’Istanbul, qui sera la principale traductrice de ses romans en anglais. Kemal publie en 1955 le premier roman de sa quadrilogie des Mèmed le Mince (Ince Memed, 1955-1987), qui le fait connaître en Turquie, puis à l’étranger, comme « le grand conteur d’Anatolie ».

Peu marqué par les influences religieuses, mêlant sensibilité marxiste et réalisme poétique, Kemal est pétri des traditions orales turques et kurdes, qui nourrissent ses permiers textes – comme Ağıtlar (Ballades), au début des années 1940 . Son oeuvre -35 romans, des nouvelles, des dizaines d’articles de presse – témoigne du devenir tourmenté de la société turque au XXe siècle. Elle traite d’épopées (Les seigneurs de l’Aktchasaz) ; de l’existence des minorités dans l’Etat républicain (Kurdes, Lazes, Turkmènes…) ; de la lutte des humbles des campagnes pour la dignité et les droits contre le pouvoir quasi féodal des aghas et des cheikhs ; du passage brutal de la société rurale traditionnelle à la société urbaine et industrielle (dans la trilogie Au-delà de la montagne, ayant l’Anatolie pour cadre; ou dans Et la mer se fâcha…, sur le petit peuple d’Istanbul). Il a plusieurs fois été cité pour le prix Nobel de littérature -celui-ci sera finalement attribué en 2006 au romancier stambouliote Orhan Pamuk. Son œuvre lui vaudra d’innombrables récompenses – en Europe plus qu’en Turquie même, d’ailleurs.

En 1994, les vigoureuses déclarations de Kemal contre la politique de l’Etat turc dans les régions kurdes (« Le ciel noir de la Turquie », dans un ouvrage sur « La liberté d’expression en Turquie« ) lui valent deux ans plus tard une condamnation par la Cour de sûreté de l’Etat pour « incitation à la haine »: une vigoureuse campagne internationale contraindra Ankara à assortir la peine du sursis. Revendiquant ses origines kurdes, mais écrivant en turc, il continuera jusqu’à la fin de sa vie à s’engager dans les luttes pour la démocratisation de son pays, pour soutenir les prisonniers grévistes de la faim, contre la peine de mort, pour la liberté d’expression, pour la liberté de la presse: autant de combats toujours d’actualité dans la Turquie du président Erdoğan et des islamo-conservateurs de l’AKP.

Références:

* Une livraison de la revue ANKA: Yachar Kemal, ANKA. Revue d’art et de littérature de Turquie, no 29-30, 1997, 264p.

* Une biographie : Nedim Gürsel, Yachar Kemal. le roman d’une transition, L’Harmattan, 2003, 216p.

* Un livre d’entretiens : Yachar Kemal. Entretiens avec Alain Bosquet, Gallimard NRF, 1992, 176p.

* Un site turc bilingue: http://www.yasarkemal.net/

* L’entrée « Turkish Literature » sur Wikipedia-English ouvre vers de nombreux liens:http://en.wikipedia.org/wiki/Turkish_literature

http://en.wikipedia.org/wiki/Turkish_literature

* La liste (en turc) des œuvres de Yachar Kemal sur Vikipedia-Türk : http://tr.wikipedia.org/wiki/Ya%C5%9Far_Kemal

http://tr.wikipedia.org/wiki/Ya%C5%9Far_Kemal

* Les œuvres de Kemal en traduction française (en général par Güzine Dino ou Munevver Andac), pour l’essentiel chez Gallimard, dans « La blanche », puis en Folio (les dates sont celles des traductions en français):

  • La série des « Mèmed » :
    • Mèmed le Minceİnce Memed ] (trad. Güzine Dino),‎ traduction en 1979
    • Mèmed le Faucon (İnce Memed II), 1976
    • Le retour de Mèmed le Mince (İnce Memed III), 1986
    • Le dernier combat de Mèmed le Mince (İnce Memed IV), 1989.
  • La trilogie « Au-delà de la montagne »
    • Le Pilier, 1966
    • Terre de fer, Ciel de cuivre, 1977
    • L’herbe qui ne meurt pas, 1978
  • La trilogie « Les Seigneurs de l’Aktchasaz »
    • Meurtre au marché des forgerons, 1981
    • Tourterelle, ma tourterelle, 1982
    • La Légende des mille taureaux, 1979
  • La trilogie « Salman le solitaire »
    • Salman le solitaire, 1984
    • La Grotte, 1992
    • La Voix du sang, 1995
  • Les deux volets « Une histoire d’Ile » . Regarde donc l’Euphrate charrier le sang, 2004  &  La tempête des gazelles, 2010

  et aussi :

  • Tu écraseras le serpent , 1982
  • La légende du mont Ararat, 1998
  • Alors les oiseaux sont partis… , 1983
  • Salih l’émerveillé, 1990
  • Et la mer se fâcha , 1985
  • L’herbe qui ne meurt pas, 1983
  • Pêcheurs d’éponges, 2011
  • Visages pile ou face, avec Abidine Dino, chez Fata Morgana, 1992