La purge continue en Turquie : après la police et la justice, soumises à une large épuration depuis la révélation fin 2013 d’affaires de corruption touchant au cœur du pouvoir de l’AKP et du premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, c’est la presse, autour du groupe Zaman, qui a été soumise à un vaste coup de filet policier. Le prétexte en est toujours le même : il s’agirait de démanteler « un vaste complot contre l’Etat turc et ses institutions », qui serait piloté depuis les Etats-Unis par le prédicateur Fethullah Gülen, autrefois allié politique du premier ministre, mais que celui-ci considère désormais comme son ennemi juré. En réalité, le « sultan Erdoğan », régulièrement soutenu à toutes les élections par la moitié de l’électorat turc, fort de sa récente élection dès le premier tour à la présidence de la République, et peut-être de son installation dans le pharaonique palais présidentiel Aksaray d’Ankara, consolide un pouvoir de plus en plus personnalisé et autoritaire, et qui sape peu à peu les libertés fondamentales qu’il avait pourtant affermies au début de la décennie 2000. Pas de quoi rassurer l’Union européenne, dont la Haute représentante Federica Mogherini était il y a peu à Ankara pour envisager la relance d’un processus d’adhésion au point mort depuis des années. Critiqué par Bruxelles pour ses atteintes répétées aux libertés publiques et aux « valeurs européennes », le « sultan » a rétorqué  : « Qu’ils s’occupent de leurs affaires ! »  -du moins selon la traduction diplomatique… Un an et demi après la répression du grand mouvement de Gezi, la notion de « poutinisation », de plus en plus  utilisée pour qualifier l’évolution du régime turc, semble bien faire sens.  JPB

Vague d’arrestations contre les médias
proches du mouvement Gülen en Turquie

Analyse de Jean Marcou publiée le 16 décembre 2014 sur le site de l’OVIPOT

http://ovipot.hypotheses.org/10675

Beaucoup s’y attendaient. Depuis le 11 décembre, une foule s’était rassemblée devant le siège du journal Zaman, dans le quartier de Çağlayan, à Istanbul, afin de décourager une éventuelle descente de police qui avait été annoncée la veille par Fuat Avni, un mystérieux usager de Twitter. Ce dernier avait décrit avec force détails la vague d’arrestations qui se préparaient contre des médias réputées gülenistes, avant de convenir que l’opération avait probablement été annulée, suite aux révélations qu’il avait faites. Or, l’opération en question a finalement eu lieu, le 14 décembre à l’aube, frappant 32 personnes dans 13 provinces, principalement des journalistes, des producteurs d’émissions de télévision et des policiers. Parmi les personnes concernées, on trouve notamment le rédacteur en chef du quotidien Zaman, Ekrem Dumanlı, le président de la chaine de télévision Samanyolu, Hidayet Karaca, ainsi que des hommes de télévision comme Salih Asan, producteurs de plusieurs feuilletons dont l’un (Şefkat Tepe) s’était attiré les foudres de Recep Tayyip Erdoğan en personne, parce qu’il avait représenté le prophète par un éclat de lumière dans un camion !

Le dernier épisode d’une lutte sans merci

Cette vague d’arrestations spectaculaires, qui frappe les principaux médias du mouvement Gülen encore en action en Turquie, est donc le dernier avatar de la lutte sans merci que le gouvernement de l’AKP livre à ses anciens alliés. Depuis une quinzaine d’années, la confrérie de cet iman d’inspiration soufie, exilé volontaire aux Etats-Unis, a favorisé le noyautage de l’administration turque par une nouvelle élite de fonctionnaires favorables aux idées de Recep Tayyip Erdoğan. Ces derniers, très nombreux notamment dans la justice et la police, ont été les chevilles ouvrières des grands procès (Ergenekon, Balyoz) qui, entre 2008 et 2013, ont laminé l’armée et l’appareil d’Etat kémaliste. Pourtant dès la fin 2010, des dissensions ont commencé à se manifester régulièrement entre le gouvernement et des ténors gülenistes (notamment certains procureurs). C’est le conflit des dershane en novembre 2013 (cf. notre édition du 26 novembre 2013)  et surtout le grand scandale de corruption du 17 décembre 2013 (cf. notre édition du 18 décembre 2013) qui ont rendu publique la guerre ouverte entre les anciens alliés. A la fin de l’année dernière, des procureurs liés au mouvement Gülen ayant fait arrêter plusieurs dizaines de proches du gouvernement dont 3 fils de ministres, Recep Tayyip Erdoğan, dont la propre progéniture risquait à son tour de se retrouver derrière les barreaux, a vivement réagi en déclenchant une épuration sans précédent de la police et de la justice, tandis qu’il accusait de «complot» et de «trahison», la confrérie désignée désormais invariablement sous le vocable de «structure parallèle».

En finir avec « la structure parallèle »

Le 12 décembre, lors d’une conférence de la TOBB (l’union des chambres et des bourses de Turquie), Recep Tayyip Erdoğan avait annoncé son désir d’en finir, une bonne fois pour toute, avec la «structure parallèle» qu’il avait accusée d’être instrumentalisée de l’étranger. Revenant sur le scandale du 17 décembre, il l’avait décrit comme un complot qui devait aboutir, selon lui, le 25 décembre suivant, à une arrestation du premier ministre et des membres de son gouvernement. D’après le nouveau président, le 17 et le 25 décembre ne sont ainsi pas autre chose que des tentatives de coup d’Etat, comme avant eux l’avaient été les événements de Gezi. Alors même que, depuis plusieurs semaines, d’anciens responsables de la police, accusés d’avoir espionné des personnalités de haut rang, étaient régulièrement arrêtés, l’opération qui vient d’être lancée frappe les médias, l’un des principaux moyens d’action du mouvement Gülen, le journal Zaman, dont le rédacteur en chef vient d’être arrêté, étant devenu le plus important tirage en Turquie, au cours de la décennie écoulée. Toutefois, dans le contexte de forte concentration du pouvoir que connaît le pays depuis la dernière élection présidentielle au suffrage universel, on peut craindre que cette mise au pas des médias gülenistes ne fragilise une liberté d’expression déjà trop souvent mise à mal au cours des derniers mois.

Réactions inquiètes des alliés de la Turquie

La plupart des réactions qui ont suivi la nouvelle de ces arrestations témoignent de cette crainte, pour ne pas dire de cette peur. Le quotidien Zaman titrait le 15 décembre « Jour sombre pour la démocratie » (Demokrasinin Kara Günü). Kemal Kiliçdaroğlu, le leader du CHP, a notamment déclaré : «Ce qui est en train de se passer ne se produit pas dans des démocraties en bonne santé. C’est un véritable putsch. Des détentions de journalistes et une descente de police dans une chaine de télévision, conduites au petit matin, sont des agissements que nous ne pouvons accepter, quelles qu’en soient les circonstances.» En ce début de semaine, la plupart des alliés occidentaux de la Turquie se sont exprimés dans le même sens. Nils Muiznieks, le commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, a demandé au gouvernement turc de respecter la liberté de la presse. Jane Psaki, la porte-parole du département d’Etat des Etats-Unis, a appelé les autorités turques à toujours faire prévaloir «la liberté de la presse, la procédure judiciaire et l’indépendance de la justice». Pour sa part, Federica Mogherini, la haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a estimé que l’opération conduite et l’arrestation d’un grand nombre de journalistes, étaient incompatibles avec les valeurs européennes. Cette dernière réaction a provoqué la colère de Recep Tayyip Erdoğan, qui a répondu le 15 décembre que «l’Union européenne ne pouvait s’immiscer dans des décisions… qui ont été prises dans le cadre de l’Etat de droit contre des éléments qui menacent la sécurité nationale.» Et pour finir, plus sommairement encore, le président turc a conseillé à l’UE «de s’occuper de ses affaires».