
CIO-Turquie : la lutte retirée des JO de 2020 ?
Un coup en dessous de la ceinture (d’or) des pehlivan…
La Turquie a vivement réagi après l’annonce, par le Comité international olympique (CIO), mardi 12 février, de la suppression des épreuves de lutte aux Jeux Olympiques de 2020 -pour l’organisation desquels Istanbul est ville candidate 1. «Nous ne le permettrons jamais», a clamé dès mercredi le président de la Fédération turque, Hamza Yerlikaya. «Nous allons travailler pour que cette erreur et que cette idée soient abandonnées. Organiser des JO à Istanbul sans la lutte est absolument impensable». La Grèce, l’Iran et le Japon ont aussi dit leur indignation. Ankara n’est donc pas seule à avoir protesté : mais dans ce pays, la « lutte turque » ou « lutte à l’huile » (Yağlı güreş), tient une place toute particulière. Et ce, sans discontinuité, depuis le milieu du XIVe siècle ! Ce qui explique son récent classement par l’UNESCO au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité…
La lutte à l’huile de Kırkpınar, « la mère de tous les sports »
Après d’autres tentatives dans les années 1990, la ville d’Istanbul a présenté une nouvelle candidature, cette fois à l’organisation des Jeux Olympiques de 2020. On sait depuis des décennies que le pays organisateur obtient toujours plus de médailles que quand il est simple participant aux JO. Pour 2020, si elle est organisatrice, la Turquie mise donc sur ses quelques points forts depuis qu’elle participe aux compétitions: or, sur 87 médailles gagnées entre 1908 (à Londres) et 2012 (à Londres), la lutte en représente 58, soit les deux tiers (et l’althérophilie 10, les 20 autres venant du judo, du taekwando, de la boxe et de l’athlétisme). Les sports de combat sont donc essentiels pour la Turquie, et tout particulièrement la lutte, parfois qualifiée de « sport national turc depuis 1346 ».
Ce serait en effet à cette date que les premiers tournois de « lutte à l’huile » se seraient tenus entre compétiteurs ottomans, un siècle donc avant la prise de Constantinople par le sultan Mehmet Fatih… Et une compétition « nationale » se serait définitivement fixée à Kırkpınar, à proximité de la ville d’Edirne, en Thrace turque, à partir de 1360 (ou 1361, ou 1362, selon les sources). Le Livre Guiness des records a enregistré cette date de 1360 pour qualifier le tournoi de Kırkpınar de « plus ancienne compétition sportive tenue de manière continue dans un même lieu ». Elle réunit chaque année des centaines de compétiteurs, et des dizaines de milliers de spectateurs, Turcs ou touristes étrangers. C’est l’un des temps forts de la saison sportive, avec la finale de la coupe de football de Turquie.
La forme
pratiquée à Kırkpınar, mais aussi dans nombre d’autres villes et
villages de l’Empire ottoman, puis de la République de Turquie, est
dite « lutte à l’huile » (Yağlı güreş)
parce que les lutteurs, torse nu, portant une culotte de cuir de
buffle jusqu’aux genoux, s’enduisent le corps d’huile d’olive avant
les échauffements collectifs, puis avant
les duels. Le vainqueur d’un
combat est celui qui réussit
à tenir son adversaire la tête en bas pendant
quelques secondes, puis à le
plaquer au sol.
Un « sport national turc » qui dépasse largement la seule Turquie

Zurkhaneh à Ispahan, Iran, 2007 (photo Ch.Duhamel)
La
tradition de la « lutte
turque à l’huile
» remonte, en réalité, à la plus haute antiquité méditerranéenne
et moyen-orientale : les archéologues en ont retrouvé des
preuves autour de la
mer Egée,
en Egypte, en Assyrie, en Mésopotamie, et en Perse. Un certain
nombre d’indices linguistiques et rituels suggèrent d’ailleurs que
la variante turque vient
d’Iran. En témoigne, en particulier, pour qualifier en turc le
lutteur, l’utilisation du mot persan « pehlivan »
((پهلوان
, que
l’on peut traduire par « champion » ou « héros »).
En Iran cependant, la lutte à l’huile ressort
parfois plus de la gymnastique, et se
déroule plutôt dans les espaces couverts des zurkhaneh,
les « maisons
de la force » :
le ring des combats est entouré d’estrades pour le ou
les
musiciens, pour le maître de cérémonie (ostad
ou mourched),
et pour les spectateurs. Dans le monde turc, les compétitions se
déroulent sur des pelouses à l’air libre. Les
compétitions entre pehlivan turcs et pehlivan iraniens sont
fréquentes depuis des décennies.
Une tradition ottomane revisitée par la République

Ali Gürbüz (« Ali le Robuste »), ceinture d’or au Kırkpınar de 2012
Comme toutes les « traditions immémorables », celles de la lutte turque ont été constamment réinterprétées. Le passage de l’Empire ottoman à la République a ainsi entraîné des évolutions significatives. Les dimensions rituelles religieuses en amont des combats, encore assez fortes dans les zurkhaneh iraniennes, se sont largement estompées en Turquie. Le nouveau régime a « républicanisé » et « nationalisé » les tournois. A Kırkpınar, le « grand champion » – Başpehlivan Kırkpınar– est renommé, dans l’entre-deux-guerres, et devient « le champion de Turquie ». Dans la volonté de « moderniser à l’occidentale » les activités sportives, il est également décidé de distribuer aux vainqueurs des combats des médailles d’or, d’argent et de bronze, à la place des récompenses traditionnelles : une ceinture en or massif (Altın kemer) pour le champion, et des animaux vivants : chameaux, chevaux, ânes, chèvres, moutons, oies. Cette substitution a fait long feu : dans de nombreux tournois anatoliens, à côté des médailles, on est revenu aux récompenses en nature, offertes par des mécènes (les « aghas » qui président les tournois), des entreprises ou des municipalités. La ceinture d’or est attribuée aux vainqueurs de trois tournois successifs : ce qui explique pourquoi des hommes politiques ayant remporté à trois reprises des élections se voient régulièrement remettre de telles ceintures, du premier ministre AKP Recep Tayyip Erdoğan au leader du parti d’opposition CHP Kemal Kılıçdaroğlu…

Le premier ministre, « ceinture d’or politique » au Kırkpınar de 2011
Européanisation et consécration de la « lutte à l’huile turque »
De même que les rites et les codes d’entraînement des gymnastes et lutteurs des zurkhaneh iraniennes ont toujours intéressé les Occidentaux, la « lutte turque » a également attiré leur attention. En 1867, quand le sultan Abdülaziz vient à Paris pour visiter l’exposition universelle 2, il amène dans sa suite une équipe de « lutteurs à l’huile » qui feront plusieurs combats-exhibitions, dont l’un devant l’impératrice Eugénie. Si l’on frappait volontiers les « têtes de Turc » dans les fêtes foraines, on était en même temps admiratif de ceux qui étaient « forts comme un Turc« …
En 1996 est créée en Turquie la Fédération turque des sports traditionnels (Geleneksel Spor Dallari Federasyonu) dont la « lutte à l’huile » est le fleuron. Peu après, cette Fédération obtient que les tournois de Kırkpınar soient retransmis par les chaînes satellitaires turques, et par une chaîne télévisée néerlandaise. L’objectif affichée, outre la diffusion auprès des Turcs immigrés en Europe occidentale, est de populariser ce sport en Europe et dans le monde (le Japon du sumo deviendra grand amateur de « lutte turque »). Amsterdam va donc devenir l’épicentre de cette diffusion du modèle hors de Turquie, avec l’organisation annuelle à partir de 1997 de « l’Amsterdam Kırkpınar ». Avec une conséquence imprévue au départ : les compétitions d’Amsterdam vont devenir les « Championnats européens de lutte », renvoyant, dès lors, les compétitions-mères de Turquie, et d’Edirne en particulier, au statut de simple « Championnat de Turquie ». Il est vrai que, dans les dernières décennies, la lutte traditionnelle a perdu un peu de sa visibilité, submergée qu’elle est en Turquie par la couverture permanente de tous les sports possibles par une multitude de chaînes satellitaires généralistes ou spécialisées, pour ne pas parler des nombreux titres de la presse écrite. Néanmoins, l’inscription du tournoi de Kırkpınar sur la liste du « patrimoine culturel immatériel de l’humanité » par l’Unesco en 2010 a rétabli une partie du prestige de cette « plus ancienne compétition sportive continue »… On peut donc comprendre le mécontentement turc, mais aussi grec et japonais, face à la décision toute récente du CIO de remettre en cause des compétitions remontant à l’Antiquité, qu’elles soient, en l’espèce, revendiquées par les uns au nom de « la lutte gréco-romaine« , par les autres au nom de « la lutte turque » 3…
NOTES
1 Le vote de de la commission exécutive du CIO a placé la lutte dans la catégorie des sports qui devront passer par la case « candidature » pour accéder aux prochains Jeux. Elle se retrouvera en concurrence avec sept autres sports qui frappent à la porte des JO: le squash, l’escalade, le karaté, le wushu – un art martial -, le baseball/softball, le wakeboard – un sport nautique – et les sports de roller. La décision définitive sera prise en septembre lors de l’approbation du programme olympique pour 2020. Les critères de retenue des sports sont multiples : ils reposent, en particulier, sur les audiences télévisuelles et les droits qui en découlent, sur les ventes de billets, sur la lutte anti-dopage. Bref, principalement sur des considérations financières.
2 Après avoir visité quelques grands lycées parisiens sous la houlette de Victor Duruy, le sultan importe à Constantinople le modèle du lycée français napoléonien : le Lycée impérial francophone de Galatasaray ouvrira ses portes en 1868.
3
Le sous-secrétaire d’Etat grec chargé des Sports, Giannis
Ioannidis, a appelé le Comité international olympique (CIO) à
revenir sur sa décision de supprimer la lutte du programme des jeux
Olympiques 2020 : « Nous
avons appris la décision du CIO avec grande tristesse et grande
surprise (…) Car la lutte est liée à l’histoire de la Grèce et des Jeux Olympiques antiques ».