Ce 17 décembre 2012, venu à Sidi Bouzid se recueillir sur la tombe de Mohamed Bouazizi, puis commémorer le deuxième anniversaire de la révolution, le président tunisien Moncef Marzouki a été accueilli par des jets de pierres et de tomates, et par des cris: « Dégage ! Dégage ! » -le mot d’ordre qui avait mobilisé le pays jusqu’au départ de Ben Ali le 14 janvier 2011, avant de se répandre dans nombre d’autres pays de la région, à commencer par l’Egypte… Sous la double pression de manifestants salafistes d’abord aux bannières noir et blanc, syndicalistes ensuite, M.Marzouki a du être exfiltré de la tribune vers le bâtiment du gouvernorat. Ce même jour, le pape Benoît XVI reçoit au Vatican Mahmoud Abbas: le président de l’Autorité palestinienne effectue une tournée en Europe pour remercier les pays qui ont voté pour l’admission de la Palestine comme Etat observateur lors de l’Assemblée générale de l’ONU le 29 novembre dernier. Le pape a dit « espérer que la reconnaissance implicite de l’Etat palestinien par l’ONU inciterait la communauté internationale à trouver une solution juste et durable au conflit israélo-palestinien. ». Mais la veille, 16 décembre, alors que les résultats du référendum sur la nouvelle constitution déchiraient l’Egypte, le régime de Bachar al-Assad avait bombardé le quartier de Yarmouk, à Damas, le plus grand camp palestinien de Syrie: cette attaque sanglante alimente des combats fratricides inter-Palestiniens. Deux ans après l’épisode fondateur du 17 décembre 2010, la décomposition et la recomposition politiques n’en sont qu’à leur tout début dans le monde arabe, au Maghreb comme au Machrek.

Quelques traits communs se retrouvent dans plusieurs pays: la crise économique et sociale qui travaille les pays non rentiers (particulièrement la Tunisie et l’Egypte); les déchirements autour des projets de nouvelles constitutions, et de la place qui y est accordée à la charia (dans ces deux mêmes pays); les tensions autour du découpage des circonscriptions électorales, qui biaisent fortement le choix des électeurs (en Jordanie, au Koweït, au Bahreïn). Si la mouvance sunnite des Frères musulmans a été confirmée dans l’ensemble de la région comme la principale force politique, ou l’est devenue par les urnes en 2011-2012 (au Bahreïn dès 2002, en Palestine dès 2006, en Tunisie, en Egypte, au Koweït, partiellement au Maroc, potentiellement en Syrie), elle est aussi concurrencée par des courants salafistes plus radicaux; elle est contestée par des oppositions libérales et/ou « laïques » qui tendent dorénavant à se regrouper; elle est potentiellement affaiblie par le désenchantement social de son électorat. Enfin, la chute annoncée du régime de Bachar al-Assad, qui n’est plus désormais une hypothèse d’école, accélère les recompositions régionales. Deux coups de projecteur, l’un sur la Tunisie (1), l’autre sur la Palestine (2)…

En Tunisie: crise sociale et reconfiguration politique

Abdessalem Trimesh, qui s’était immolé par le feu à Monastir le 10 mars 2010, neuf mois avant M.Bouazizi

Comme nous l’avons souligné dans une précédente chronique (Analyse du 3 septembre 2012), la persistance de la crise économique, et la non-visibilité de l’effet des politiques publiques (ou leur inefficacité, voire leur absence) dans les régions déshéritées du pays se traduisent par de fortes tensions sociales: grèves catégorielles ou générales; manifestations qui dégénèrent souvent en affrontements avec une police à l’attitude pour le moins ambiguë; barrages sur des grands axes de circulation parfois pendant des semaines, etc. Un autre indice en est la reprise depuis quelques mois des tentatives d’émigration vers l’Italie sur des embarcations de fortune, avec les bilans tragiques qui les accompagnent, et qui provoquent régulièrement des manifestations de « mères de disparus » dans le pays (par exemple en septembre dernier). Ces tensions sont concentrées dans les régions et les villes paupérisées du centre-ouest du pays, d’où sont parties en décembre 2010 les émeutes qui se sont transformées en révolution: Sidi Bouzid, Kasserine, Siliana, Le Kef, Gafsa, Tozeur…Mais aussi Sfax, le grand port industriel et deuxième agglomération du pays.

La contestation politique y est permanente: contre les gouverneurs nommés par Ennahda, et qui sont accusés de se comporter, comme sous Ben Ali, comme des courroies de transmission du parti, beaucoup plus que comme coordinateurs de l’action de l’Etat; contre la police, accusée de réprimer tout aussi brutalement, dans la rue ou dans les commissariats, qu’avant la révolution: à plusieurs reprises, les manifestants en ont ainsi appelé à l’armée, contre la police. On y ajoutera la résistance persistante, dans les sphères politiques et associatives, des organisations féminines et féministes adossées à un statut juridique hérité de la période bourguibiste et aux évolutions de la société tunisienne, contre les tentations explicites de la majorité nahdaouie à minorer institutionnellement la place des femmes.

La scène politique évolue peu à peu, avec l’esquisse d’une nouvelle bipolarisation. Forts des soutiens idéologiques et financiers venus du Golfe, les salafistes, qui n’avaient pas de représentation dans une assemblée constituante désormais caduque, exercent une pression multiforme croissante dans l’espace public: pour imposer un nouvel ordre moral et religieux (pour acter dans le projet constitutionnel la charia comme source unique de la législation; contre les débits de boissons alcoolisées; pour le port du voile, voire du niqab, etc.); et en s’implantant dans les quartiers populaires et les zones déshéritées au sein d’une jeunesse à la fois exaspérée par le chômage, et radicalisée par les prêcheurs qui ont investi nombre de mosquées. Ennahda a une attitude ambiguë face aux salafistes, oscillant entre l’instrumentalisation (le radicalisme bruyant des salafistes permet aux nahdaouis de se présenter comme « modérés ») et l’évidente connivence (dans la perspective de futures alliances électorales pour les législatives de 2013).

En face, on voit s’esquisser une coalition d’anciens bourguibistes, de cadres intermédiaires du parti benaliste, et de forces « libérales » et « laïques » qui, en se structurant au sein d’un nouveau parti d’opposition (Nida Tounès, formé autour de l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi), entendent faire pièce, lors des prochaines échéances électorales, à la main-mise croissante des nahdaouis sur l’appareil d’Etat. Forte de ses 750000 adhérents revendiqués, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), acteur historique de la vie politique et sociale tunisienne depuis l’indépendance, et bien qu’elle n’ait plus désormais le monopole de la syndicalisation, prend une part croissante sur la scène politique. Elle avait joué un rôle majeur dans l’organisation des mobilisation sociales dans les dernières décennies. Fin 2010-début 2011, c’est largement l’UGTT qui a pris en main les émeutes initiales pour les organiser en mobilisation politique contre le régime, en partant du centre (Sid Bouzid, Kasserine), du sud-ouest (bassin de Gafsa) et de Sfax en direction de Tunis. Depuis le printemps 2012, c’est encore largement l’UGTT, et les syndicats qui lui sont rattachés (enseignants, employés territoriaux, mineurs, dockers, etc.) qui organisent la mobilisation sociale et politique contre le gouvernement. Il est vrai qu’elle se retrouve très souvent en confrontation directe, et parfois violente, avec des islamistes radicalisés, affiliés à Ennahda ou à des groupes salafistes: on l’a constaté, une fois de plus, lors de la très forte tension qui a accompagné pendant trois semaines, en novembre, la grève et les manifestations à Siliana, au sud-ouest de Tunis. L’UGTT avait prévu d’organiser une grève générale dans l’ensemble du pays jeudi 13 décembre 1, pour protester contre l’attaque, par des groupes se réclamant d’Ennahda, de la commémoration du 60e anniversaire de la mort du leader syndical Farhat Hached 2. Finalement, l’UGTT a retiré le mot d’ordre national tout en maintenant des actions de grève dans plusieurs gouvernorats: un coup de semonce syndical et politique supplémentaire contre le gouvernement nahdaoui…. Mais on comprend mieux pourquoi le dirigeant historique d’Ennahda, Rached Ghannouchi, a récemment qualifié l’UGTT « d’opposition radicale »

NOTES

C’est la troisième fois seulement depuis sa création que l’UGTT appelait à une grève générale. Les précédents étaient 1978 (manifestations puis émeutes contre le régime de Bourguiba, violemment réprimées) et le 12 janvier 2011 (2h de grève pour forcer le départ de Ben Ali)

2  Farhat Hached (1914-1952), militant nationaliste aux côtés de Bouguiba et de Salah Ben Youssef, est le principal fondateur de l’UGTT et son dirigeant de 1946 à 1952. Il a largement nourri le programme social modernisateur de Bourguiba, qu’il a d’ailleurs accompagné lors de sa première intervention devant l’ONU, en 1951. Hached a été assassiné le 5 décembre 1952 par l’organisation de La Main rouge, représentant les colons français extrémistes.Les modalités de cet assassinat ne sont pas totalement éclaircies. Cf.

http://www.pouriaamirshahi.fr/spip.php?article388