
Le Hezbollah libanais a participé de plein exercice à l’accueil du pape Benoît XVI : par plusieurs déclarations de bienvenue ; au plan protocolaire et politique ; par le pavoisement de la banlieue sud de Beyrouth ; par les ovations de spectateurs amenés là par l’organisation ; par la large couverture réservée à l’évènement par son groupe de médias audio-visuels, al-Manar ; et, plus indirectement, par la présence des autorités chiites aux côtés des autres dignitaires musulmans lors des réceptions officielles. Le pape à peine reparti, Hassan Nasrallah a appelé à la télévision à une semaine de manifestations contre le film islamophobe sur le Prophète. Il a également demandé la réunion d’urgence de différentes instances régionales, dont la Ligue arabe. Ces différents positionnements, non contradictoires, doivent s’apprécier dans le contexte des incertitudes politiques ouvertes pour le Hezbollah par la crise syrienne…
Bandeau d’accueil du site d’Al-Manar, 14/9/2012 (capture d’écran. Cliquer pour agrandir)
Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, a attendu le départ du pape Benoît XVI pour appeler, dimanche 16 septembre en fin de journée, les musulmans libanais à une semaine de manifestations contre le film islamophobe « L’innocence des musulmans » : lundi dans la dahiyé –la banlieue sud de Beyrouth, fief politique de l’organisation; mercredi à Tyr, au sud Liban ; vendredi à Baalbeck, dans la Bekaa ; et samedi à Bint Jbeïl, à nouveau au sud Liban. Tous lieux, donc, à forte composante chiite. Mais on aura aussi relevé que l’appel de Nasrallah s’adresse, plus largement, à tous les musulmans de la région, chiites ou non.
Les jeunes scouts du Mehdi (Hezbollah) devant l’aéroport
Le Hezbollah a, directement ou indirectement, participé de plein exercice à l’accueil pendant trois jours du pape Benoît XVI. Directement, par des déclarations de bienvenue en amont, et au plan protocolaire, à travers des ministres ou élus du Hezbollah, ou proches de l’organisation; en organisant, par l’intermédiaire de son groupe de médias audio-visuels, al-Manar, une importante couverture de l’évènement (aussi importante que pour la venue du président iranien Ahmadinejad à l’automne 2010, a-t-il laissé dire) ; en mobilisant non sa milice, mais une partie de sa base populaire pour ovationner le pape (via des cars spécialement affretés, qui ont amené des jeunes de différentes structures liées à l’organisation du sud Liban et de la Bekaa jusqu’à Beyrouth) : tout le monde a ainsi remarqué, à la sortie de l’aéroport Rafic Hariri, les jeunes scouts du Mehdi, liés au Hezbollah, portant le portrait de Khomeyni sur leur chemise, et agitant drapeaux du Vatican et du Liban et portraits du pape (photo). Indirectement, par la présence des autorités chiites aux côtés des autres dignitaires musulmans lors des réceptions officielles. La route de l’aéroport, mais aussi toute la banlieue sud, où rien ne se fait sans décision de l’organisation, ont donc été largement pavoisées aux couleurs du Vatican (le jaune est également la couleur du Hezbollah…), et décorées de portraits du pape.
Les deux épisodes, accueil du pape et appel à manifester, sont liés. Le Hezbollah est dans une phase politique complexe, découlant de la guerre civile en Syrie, et d’une fragilisation croissante du régime de Bachar al-Assad : les ondes de choc en sont de plus en plus sensibles dans les pays frontaliers de la Syrie, et tout particulièrement dans le plus fragile d’entre eux, le Liban. L’hypothèse désormais plausible d’une chute du régime syrien ne peut qu’inquiéter une organisation politico-militaire qui lui est fortement liée, principalement en ce que Damas est l’intermédiaire nécessaire et incontournable pour les relations avec l’Iran, mentor idéologique et pourvoyeur de fonds et d’armes depuis la création du mouvement en 1982. Le prix à payer, si « l’axe de la résistance » Iran-Syrie-Hezbollah s’effondrait (notre chronique du 10 août 2012), sera proportionnel au soutien que le Hezbollah aura apporté à Damas : or, le Hezbollah est, en quelque sorte, « en bout de chaîne », et directement confronté à Israël.
Comité d’accueil infantile et féminin du Hezbollah, devant l’aéroport
Le pape, et le film
L’appel du
Hezbollah à réserver un accueil populaire au pape est à plusieurs dimensions. Il traduit la
volonté de l’organisation de rappeler que les chiites sont une composante comme
les autres du système confessionnel libanais, ouverte au dialogue avec les
autres communautés constitutives de ce système. Il entend
rappeler, au plan libanais, que les chiites sont prêts à des accords politiques
avec qui y est ouvert, y compris bien sûr avec les (ou : des) sunnites et avec les (ou :
des) chrétiens: l’actuel gouvernement du premier ministre
sunnite Najib Mikati repose ainsi sur une coalition politique pro-syrienne du
Hezbollah et des chrétiens du général Aoun. On signalera à ce propos que le
Hezbollah a d’ailleurs intérêt à ce que les chrétiens soient divisés entre
anti-syriens et pro-syriens, leur répartition entre les deux camps politiques
principaux du pays garantissant en quelque sorte un équilibre de statu quo, et prévenant un accord chrétiens-sunnites anti-chiite Par
ailleurs, les appels du pape à la pacification en Syrie, et à « l’arrêt
des livraisons d’armes vers la Syrie » sont en adéquation avec la
dénonciation des « ingérences étrangères » dans le conflit
–l’organisation ciblant là bien évidemment les soutiens occidentaux et du Golfe aux «terroristes étrangers »
agissant sur le territoire syrien, et non les soutiens iranien et russe
au
régime de Bachar al-Assad. Enfin, le Hezbollah entend indirectement
rappeler que le régime syrien a toujours protégé la minorité chrétienne
dans sa diversité – alors même qu’il apparaît, au-delà des chefs des
communautés religieuses chrétiennes, qu’il n’y a pas unanimité au sein
de cette minorité pour continuer à soutenir Bachar.
L’appel
du
secrétaire général à l’organisation d’une semaine de manifestations
permettra de vérifier la capacité maintenue du Hezbollah à mobiliser
massivement dans ses bastions beyrouthin, du Sud et de la Bekaa, mais
aussi
plus largement auprès de musulmans sunnites, qui n’ont pas, en dehors
d’affrontements circonscrits à Tripoli, eu l’occasion de manifester leur
mécontentement. La réussite de la manifestation beyrouthine, ce lundi 17
septembre, à laquelle le secrétaire général Hassan Nasrallah a tout à
fait exceptionnellement
participé en personne, est acquise, traduisant capacité de mobilisation
et capacité d’organisation para-militaire. L’objectif étant d’afficher
aux yeux du monde sunnite que les chiites sont partie prenante de la
réaction du monde musulman dans l’affaire du film. Par ailleurs, l’on
sait qu’au Moyen-Orient l’anti-américanisme
est une valeur largement fédératrice, au-delà des dissensions entre
sunnites et
chiites, entre Frères et salafistes. L’occasion est donc fournie par le
film islamophobe de le mettre en
avant en brûlant la bannière étoilée et des effigies d’Obama, quand bien
même
le gouvernement américain n’est pour rien dans la production de ce
brulot
cinématographique, pur produit en revanche du premier amendement… Enfin,
il n’est pas impossible que les initiatives de Hassan Nasrallah aient
été coordonnées avec Téhéran, qui essaie de ne pas se laisser dépasser
par les autres pays musulmans dans l’affaire du film, et vient, pour
cela, de relancer spectaculairement la fatwa de Khomeyni contre Salman
Rushdie: que le secrétaire général du Hezbollah lie les Versets
sataniques de Rushdie au film islamophobe n’est sans doute pas l’effet
du hasard.
Des positions (relativement) prudentes
sur la Syrie ?
Bien qu’il soit, comme à l’habitude avec le Hezbollah (à l’instar du mentor iranien : l’art de la dissimulation chiite, la taqieh, y est peut-être pour quelque chose…), extrêmement difficile de s’informer sur les débats et les décisions stratégiques internes, les observateurs estiment cependant que le soutien persistant de l’organisation au régime de Bachar al-Assad provoque des tensions en interne. Au-delà de la réitération régulière d’un soutien à Damas depuis que la contestation s’est développée en Syrie (donc depuis l’été 2011), dont on comprend bien les arguments eu égard à l’histoire du Hezbollah, on peut relever trois points :
–
Il n’y a pas officiellement d’engagement armé de l’organisation
libanaise chez le
voisin syrien, au-delà de « conseillers en sécurité » qui sont, en tous
cas, moins visibles que les conseillers iraniens de la force al-Qods,
bras armé
extérieur des Gardiens de la Révolutions (dont on vient, via leur chef
M-Ali Jafari, d’avoir la confirmation
officielle qu’ils sont présents en Syrie ET au Liban, suscitant une
interpellation du président libanais Michel Sleimane) . Pourtant, ces
dernières semaines, l’organisation a porté en terre au Liban plusieurs
cadres militaires, « morts en accomplissant leur mission« …
– Le Hezbollah semble soutenir l’idée de « dialogue national » que le président al-Assad a épisodiquement avancée, sans évidemment la moindre amorce de mise en œuvre crédible à ce jour. C’est un moyen d’essayer de se rapprocher de certaines forces sunnites modérées, quand on sait que le monde sunnite moyen-oriental est de plus en plus radicalisé contre Damas, et que la confessionnalisation des conflits autour du binôme chiites/sunnites se confirme de jour en jour.
– La proposition de Hassan Nasrallah d’une réunion extraordinaire urgente de la Ligue arabe pour condamner le film et les « atteintes au sacré » (thème mis en avant bien avant le film par les Frères musulmans égyptiens, et les constituants d’Ennahda en Tunisie) participe de la même recherche d’un rassemblement dépassant les clivages confessionnels : il n’est pas sûr du tout, cependant, qu’il soit entendu, compte tenu de la force du « bloc sunnite » au sein de l’organisation régionale depuis la fin 2011.
Ces trois
éléments laissent à penser, d’une part, que le Hezbollah doit nécessairement
prendre en compte l’hypothèse d’une issue politiquement défavorable à la guerre
civile en Syrie (la chute du régime de Damas) ; et que, d’autre part, il
existe vraisemblablement des débats internes sur le soutien à apporter à un
régime syrien dont les exactions contre sa propre population traduisent une
faiblesse politique réelle. Ces derniers mois, quelques
déclarations de religieux ou d’intellectuels chiites « indépendants »
montrent, d’autre part, que la révolte syrienne peut aussi être comprise par
une petite partie des chiites libanais, dont des jeunes –tous ne sont pas dans l’orbite
pro-syrienne du Hezbollah ou du mouvement Amal- comme « une révolte des
opprimés contre les oppresseurs » : une formule de l’imam Moussa
Sadr, artisan et grande figure spirituelle du « réveil chiite »
au Liban dans les années 1960-1970, et qui a mystérieusement disparu
lors d’un
voyage dans la Libye de Kadhafi en 1978. Or, Moussa Sadr a été évoqué à
plusieurs reprises pendant la visite du pape par des élus chiites comme
référence du dialogue interconfessionnel et de la non-violence; et le
Hezbollah utilise, par exemple, la formule
« opprimés/oppresseurs » dans son soutien à lutte des chiites
du Bahreïn pour la liberté et la démocratie, contre la monarchie sunnite des
al-Khalifa.
——
Mis bout à bout, ces différents éléments traduisent l’inquiétude du Hezbollah, qui entend manifester sa volonté de rester dans le jeu politique à la fois au Liban, bien évidemment, mais aussi au plan régional -le soutien à Damas ayant brutalement érodé le prestige que l’organisation et son secrétaire général avaient gagné dans le monde arabo-musulman en 2006, lors de la « Guerre des 33 jours » contre Tsahal. Dans les évolutions actuelles, une position trop pro-syrienne risque fort de laisser le Hezbollah très largement, sinon totalement, isolé en cas de chute du régime à Damas. Ce qui ramènerait l’organisation plus de 20 ans en arrière, avant qu’elle ne devienne une composante à part entière du système confessionnel libanais, participant ainsi à l’intégration d’une communauté chiite numériquement en développement, mais qui était resté pendant très longtemps socialement et politiquement marginalisée.