Marrakech, Maroc, 8 mai 2005

Madame Fadia Kiwan, professeure de science politique, directrice de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth, et militante pour la promotion des droits des femmes dans le monde arabo-musulman, et pour leur participation à la vie politique, a bien voulu nous accorder un long entretien à l’occasion de son récent séjour à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, invitée par les masters « Méditerranée-Moyen-Orient » et « Organisations internationales ».


Un entretien avec la professeure Fadia Kiwan.

L’Organisation des femmes arabes, une organisation spécialisée et ses ambiguïtés

> Question: Fadia Kiwan, vous participez au conseil exécutif de l’Organisation des femmes arabes (OFA: Arab Women Organization, AWO), où vous représentez le Liban: pouvez-vous nous présenter cette organisation ?

Fadia Kiwan:L’Organisation des femmes arabes (OFA/AWO) a été créée à partir d’une « Déclaration du Caire » en novembre 2000, qui concluait le premier « Sommet des femmes arabes » réuni alors à l’initiative de Mme Suzanne Moubarak, épouse du président Moubarak, et de la reine Rania de Jordanie. Ce sommet avait été co-organisé par le Conseil national pour les femmes en Egypte, la Fondation Hariri du Liban, et la Ligue arabe. Il a conclu qu’il fallait une organisation spécialisée qui veille à mettre en place des programmes pour la promotion des femmes. Après quelques étapes, l’OFA a été institutionnalisée en mars 2003, après ratification par les parlements: c’est donc une organisation intergouvernementale sous l’égide de la Ligue arabe. Elle a son siège au Caire, tout comme la Ligue arabe.

Elle a une double structure:

  • un « conseil supérieur » de décision, qui réunit les « First Ladies », les « Premières Dames » – les épouses des présidents ou des monarques, es qualités; ou en cas d’empêchement d’une épouse de président, une femme de haut rang. Ce conseil supérieur se réunit tous les deux ans, il est présidé par rotation alphabétique des pays, et définit les grands axes d’activité de l’OFA.
  • un « conseil exécutif », qui réunit des représentantes qualifiées de chacun des Etats membres, chargées de décliner et de mettre en œuvre les orientations définies par le conseil politique. En s’appuyant sur une administration très légère.

16 Etats de la Ligue arabe sur 22 participent actuellement à l’OFA: l’Arabie saoudite n’a pas encore fait acte de candidature, le Qatar et le Koweït non plus -mais les Emirats arabes Unis et le Bahreïn sont très actifs au sein de l’OFA. Celle-ci est une structure légère, mais qui bénéficie de financements non négligeables, souvent de grosses donations des « Premières dames » ou des Etats. La réunion annuelle 2012 va prochainement se tenir à Alger, qui assure la présidence tournante avec une femme ministre du gouvernement de M.Bouteflika, en l’absence de « Première Dame ».

> Question: Quels sont les objectifs et les principaux axes d’action de l’OFA?

F.Kiwan:  Les objectifs de l’OFA sont généraux. Il s’agit de promouvoir les femmes au sein des sociétés arabes, dans tous les domaines: sociaux, économiques, politiques… Dans les secteurs de l’éducation, de la santé, les médias, l’économie, les secteurs du droit et de la justice. Il s’agit aussi d’encourager l’engagement des femmes en politique. De mettre la question des femmes sur l’agenda politique des Etats membres, en particulier pour pousser à la mise en œuvre par les Etats arabes des textes internationaux concernant les femmes qu’ils ont signés et ratifiés. D’être présentes dans toutes les enceintes, les réunions, où la question des femmes, du statut des femmes, des politiques publiques concernant les femmes, est susceptible d’être abordée. L’OFA a aussi un objectif de collecte, de mise à disposition et de diffusion des données concernant les femmes dans le monde arabe, que ce soit les textes juridiques des différents Etats, ou des éléments statistiques. En terme d’action, il s’agit d’organiser des séminaires, des ateliers, des conférences; de soutenir la mise en place de réseaux d’organisations gouvernementales ou non gouvernementales (des ONG); de soutenir des programmes de recherche sur et pour les femmes du monde arabe. Tout ceci s’appuie sur des objectifs et programmes internationaux qui visent à promouvoir les femmes: « Strategy for the Enhancement of Women » « Women Empowerment », « Gender mainstreaming », etc.

Régimes arabes autoritaires et promotion des femmes

> Question: Après un an de « révolutions arabes », une partie des « Premières Dames» ne le sont plus: Mme Moubarak, Mme Ben Ali-Trabelsi (dont le mandat de présidente tournante commencé en 2009 devait s’achever en mars 2011)… N’était-ce pas, n’est-ce pas un problème, que l’OFA ait été, ou soit, étroitement liée aux régimes en place?

F.Kiwan:  Il y a évidemment des ambiguïtés dans la relation entre la mouvance des femmes féministes, et les régimes arabes non démocratiques. Et il est vrai que les évènements de 2011 ont provoqué de vifs débats au sein de l’organisation sur l’institutionnalisation de l’OFA. Il est évident, par exemple, que la disparition (politique) de Mme Moubarak, qui avait été très active en Egypte et au-delà, dans l’OFA, a provoqué un moment de désarroi au sein de l’organisation. Il y a eu des débats houleux. Mon analyse est que dans des régimes autoritaires comme le sont (ou l’étaient) la plupart des régimes arabes, le fait que ce soit les « Premières Dames » qui président l’OFA leur donnait les moyens d’imposer aux ministères et aux administrations des directives pour mettre en œuvre les objectifs de l’OFA. Seul le Liban déroge un peu à cette règle, car la « Première Dame » n’intervient pas directement dans les affaires de l’Etat. Mais en Egypte, Mme Moubarak avait un vrai pouvoir; en Jordanie, la reine Rania peut peser quand elle intervient. Il faut donc retenir plutôt les aspects positifs de ces situations, qui permettaient de faire avancer les choses. C’est en partie sous la pression des « Premières Dames » qu’un certain nombre de régimes autoritaires ont promu des femmes à des postes de responsabilité: des femmes ministres, des femmes ambassadeurs, des femmes dans la justice. Dans ces régimes, on est dans une logique du « top to bottom ». Les initiatives et les pressions viennent d’en haut, souvent seules capables de faire bouger des ministères ou des administrations qui sont plutôt immobiles, et des sociétés réticentes par conservatisme.

On est certes dans les ambiguïtés, ou les contradictions. On peut ainsi parfois presque parler d’une cooptation des femmes pour les installer à des postes de responsabilité: de fait, vous avez une vice-présidente de la République à Damas, des femmes ministres dans un certain nombre de gouvernements, des femmes ambassadeurs au Bahreïn. Or, ces mêmes régimes n’ont pas toujours agi pour faire évoluer les codes du statut personnel et de la famille, qui sont partout liés aux principes religieux (en particulier la charia). Mais on peut aussi remarquer que les avancées qui ont été faites en matière de droits des femmes dans certains codes ces dernières années -au Maroc, au Bahreïn, par exemple, sont souvent venues d’en haut, alors que les sociétés, ou les pouvoirs religieux étaient souvent réticents. Le roi du Maroc a fait progresser la moudawana, le code marocain de la famille. Les princesses jordaniennes ont manifesté dans la rue contre les crimes d’honneur. Mme Moubarak a mené des campagnes actives contre l’excision, contre les maltraitances contre les femmes, pour le micro-crédit pour les femmes. Pour autant, il est sûr que les bouleversements de 2011 ont provoqué un désarroi au sein de l’OFA -en particulier avec la chute du régime Moubarak.

> Question: Pourrait-on dès lors parler, pour certains Etats arabes, et comme on a pu le faire par exemple à propos de la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1930, d’un « féminisme d’Etat »?

F.Kiwan:  La formule est peut-être excessive. Je parlerais plutôt « d’affinités » de ces régimes pour les femmes. Mais il est sûr que ce « féminisme », au sens de la cooptation, de la promotion, des femmes à des postes de responsabilités, fait partie du répertoire d’action politique des Etats arabes, de leur stratégie. Les régimes autoritaires n’ont rien à perdre à promouvoir des femmes, au contraire: ca leur donne, en interne (en élargissant leurs soutiens sociaux), mais surtout en direction du monde extérieur, une image un peu plus positive. Dans le monde arabe, il est connu que nombre d’ONG qui interviennent sur la question des femmes (comme dans d’autres domaines aussi) sont en réalité financées par les gouvernements. Les régimes autoritaires n’ont rien à perdre, et tout à gagner, à promouvoir les femmes: la question de la démocratisation est une autre question, largement déconnectée. La promotion des femmes donne une image de modernité. Et il y a des dynamiques qui sont ainsi amorcées: les médias véhiculent les informations et les images sur la promotion de certaines femmes, et sur des programmes en direction des femmes: cela facilite les coopérations régionales, et installe une espèce de saine concurrence entre les Etats: on veut faire au moins aussi bien, ou mieux, que son voisin.

L’impact des engagements internationaux des Etats arabes

> Question: Concernant les droits des femmes, quel est l’impact des textes internationaux, et des engagements internationaux, sur les Etats arabes?

F.Kiwan:  On est en présence d’une double dynamique interactive de l’ONU vers les Etats, et des individus -des femmes- vers les Etats.

D’une part les Etats arabes signent et ratifient de grands textes internationaux découlant de la Déclaration universelle des droits de l’homme, telle la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes (plus connue sous l’acronyme anglais CEDAW: Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination against Women). La CEDAW a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1979, et il y a actuellement 187 Etats parties1. Les Etats arabes l’ont signée et ratifiée. Certains sans réserves substantielles – curieusement le Yémen, par exemple; d’autres en exprimant des réserves sur certains articles du texte2. C’est le cas du Liban, qui a exprimé ses réserves à propos du mariage civil (très peu pratiqué, car les codes du statut personnel sont propres aux différentes confessions); ou encore, en cas de mariage, sur l’octroi par une femme de la nationalité libanaise à son époux non-libanais et à ses enfants. L’Arabie saoudite a ratifié avec une réserve d’ordre général d’importance: « En cas de divergence entre les termes de la Convention et les normes de la loi musulmane, le Royaume n’est pas tenu de respecter les termes de la Convention qui sont divergents. ». Les pays musulmans ont souvent fait référence à la compatibilité du texte de la CEDAW à la charia islamique. Mais une fois que les Etats ont ratifié via leur parlement ou via une autre instance, ils sont soumis à des monitoring réguliers par les organismes internationaux, par des organisations intergouvernementales et des ONG. Qui les interrogent, et les interpellent, sur la mise en œuvre à la fois dans leurs textes nationaux et dans leurs pratiques effectives, sur leur respect des textes signés. Les Etats doivent fournir des rapports d’étape, des rapports définitifs, accepter des audits, etc.: ils sont donc sous pression internationale, car ils doivent jouer le jeu de la norme, en l’occurrence le « Gender mainstreaming ».

D’autre part, dans les pays eux-mêmes, des femmes, des associations, des ONG, peuvent s’appuyer sur les textes signés et ratifiés par leur gouvernement en matière de droits des femmes, de non-discrimination, etc., pour faire pression pour la mise en œuvre effective des textes, et obtenir des amendements aux codes existants.

> Question: On observe, dans les réserves des Etats musulmans sur la CEDAW, une référence assez systématique à la charia?

F.Kiwan:  Effectivement, puisque le plus souvent la charia est le fondement des codes du statut personnel et de la famille concernant la majorité des populations. Comme d’autres organisations, l’OFA s’appuie donc bien évidemment sur les normes internationales, en particulier la CEDAW, pour impulser la réflexion sur les modalités possibles de mise en œuvre des principes, par exemple pour proposer, ou soutenir, la révision des législations locales du statut personnel et de la famille. L’OFA a ainsi mis en place une équipe spécialement dédiée à ces actions. Le travail consiste à collationner tous les textes juridiques de tous les Etats arabes concernant les femmes, à en tirer un lexique alphabétique le plus complet possible, à faire le point sur les différents tribunaux chariatiques ou civils, et à collationner la jurisprudence de ces tribunaux, pour essayer de promouvoir les jurisprudences qui vont dans le sens du développement des droits des femmes. C’est un moyen de faire évoluer les traditions juridiques. Il y a eu quelques tensions dans la commission autour du fait de savoir s’il fallait ou pas envisager aussi le statut des non-musulmanes des différents Etats arabes. Finalement, il a été décidé qu’il fallait prendre en compte la diversité religieuse des pays, et donc son incidence sur les statuts personnels différents.


La participation différentielle des femmes aux mouvements de 2011

> Question: Venons-en aux évolutions, aux « révolutions » de 2011 dans le monde arabo-musulman. Comment évaluez-vous la participation des femmes aux évènements de 2011?

F.Kiwan:  La participation des femmes a été évidemment différentielle selon la nature et la forme des évènements pays par pays. En Tunisie, où il y a à la fois des conditions héritées de l’histoire, et des traditions de mobilisation féminine, les femmes ont été actives et visibles. Au Maroc, on a pu relever nombre de femmes mobilisées, proches ou pas des islamistes, les manifestions ont été souvent mixtes, et les femmes sont aussi présentes dans les partis politiques proches du pouvoir. On sait par ailleurs que le makhzen a contribué à faire avancer les choses en matière de statut des femmes: voir la réforme de la moudawana, le Code de la famille, il y a quelques années. En Egypte, cela a été contrasté: au début de la mobilisation, sur la place Tahrir, les jeunes filles étaient aussi nombreuses et actives que les jeunes hommes. Puis quand on a évolué vers une mobilisation de masse, et de plus fortes tensions, il y a eu moins de femmes. Quand les mouvements tendent vers l’insurrection et la violence, les femmes sont moins présentes. On a peu vu les femmes dans la crise libyenne, par exemple. On a peu vu de femmes au début en Syrie, et on peut peut-être penser que cela s’explique par un régime plutôt favorable par tradition aux femmes en terme de statut; et plus tard parce que la violence s’est développée.

Au Bahreïn, la forte mobilisation des femmes dans les manifestations a été très organisée, très encadrée, par les partis politiques chiites. Avec une « mixité séparée », comme au Yémen: les femmes sont très mobilisées, mais compte tenu de l’absence de tradition de mixité dans les sociétés du Golfe et de la Péninsule arabique, très conservatrices, hommes et femmes manifestent ensemble, mais séparément. Au Yémen, la situation est rendue plus complexe par l’impact très fort des appartenances tribales sur les comportements individuels et collectifs. Il ne faut pas oublier non plus, dans ces mouvements de 2011, qu’il y a aussi eu des mobilisations de femmes pour défendre les régimes en place: on l’a vu en Libye pour Kadhafi, ou au Yémen pour le président Saleh. Dans les différents mouvements, il y a eu des composantes libérales, et des composantes religieuses conservatrices. Il faudra aussi s’intéresser à un certain nombre d’épisodes significatifs dans ces évènements: par exemple, en Egypte, les violences faites aux femmes sur la place Tahrir, des agressions sexuelles, ou les tests de virginité imposés à des manifestantes arrêtées par la police militaire pour les discréditer devant l’opinion publique.

> Question: Est-ce que la « question des femmes » a été l’une des causes, ou l’un des enjeux, des mouvements de 2011?

F.Kiwan:  Pas directement. Dans le monde arabe, les choses bougent pour les femmes, et les femmes bougent, depuis de nombreuses années. Les sociétés changent, s’ouvrent, le niveau d’éducation s’accroît, les comportements démographiques changent, les femmes sont plus présentes sur le marché du travail, les modèles extérieurs circulent par la télévision ou internet. Et des femmes, des associations, des ONG, travaillent à faire évoluer la situation et le statut des femmes. Tout cela est bien antérieur aux mobilisations de 2011. Quand on analyse les mouvements de 2011, et que l’on y observe la place et le rôle des femmes, on constate qu’il y a une participation des femmes, mais que « l’agenda femmes » n’est jamais présent en tant que tel, sauf peut-être en Tunisie. Par exemple, la mobilisation des femmes au Bahreïn en 2011 n’avait pas pour objet l’évolution de leur statut. Alors même que, dans la dernière décennie, les femmes du Bahreïn se sont mobilisées pour leur cause, sur l’évolution du Code de la famille, etc.: les organisations de femmes, principalement chiites, ont été dynamiques ces dernières années, pour essayer de faire modifier le code de la famille.

De mon point de vue, ce n’est d’ailleurs pas mauvais en soi que les femmes ne se mobilisent pas spécifiquement sur la question des femmes, mais qu’elles participent de la mobilisation politique en général, et de la revendication démocratique: elles ne sont donc pas cantonnées à leurs seuls problèmes. En même temps, on peut se demander pourquoi une mobilisation pour la démocratie ne se décline pas aussi sous forme de revendications pour les droits des femmes ! Il y a parfois une forme d’instrumentalisation des femmes par des partis politiques qui n’ont pas les femmes sur leur agenda… Et on peut regretter qu’il n’y ait pas beaucoup de prise de parole politique publique très visible des femmes; et que n’ait émergé véritablement aucun « leadership  féminin », ce qui a sans doute déçu un certain nombre de jeunes femmes qui étaient très présentes au début des mobilisations, dans la phase où les jeunes d’internet et des blogs étaient à l’avant-garde des mouvements, sur la place Tahrir, par exemple. Car tous ces jeunes ont ensuite été débordés par des partis politiques ayant leurs propres dirigeants.

Un avenir plutôt sombre du côté des femmes

> Question: Quelles conséquences, positives et négatives, voyez-vous pour les femmes suite aux évolutions en cours dans le monde arabe ?

F.Kiwan:  Là encore, il faut analyser pays par pays. Mais globalement, l’avenir me paraît plutôt sombre du côté des femmes. Car les élections portent au pouvoir des partis ou courants politiques conservateurs, et ça annonce plutôt un mauvais quart d’heure pour les femmes. On voit bien qu’avec le passage au stade électoral, les femmes ont été, sauf exception, peu nombreuses sur les listes de candidats, et peu élues. Il y a d’ores et déjà une régression dans certains pays par rapport aux élections précédentes, quand les régimes autoritaires non démocratiques réservaient des quotas de sièges pour les femmes -ce qui était d’ailleurs la condition pour qu’il y ait des femmes élues, compte tenu du caractère très conservateur des sociétés en question. Mme Moubarak avait par exemple envisagé de réserver 25% des sièges de députés à des femmes pour les législatives de 2010: finalement ça ne s’était pas fait, mais il y avait néanmoins sensiblement plus de femmes à l’assemblée du Caire en 2010 qu’il n’y en a après les législatives de fin 2011, où les Frères musulmans et les salafistes ont remporté le scrutin ! La démocratie électorale de 2011 se traduit donc objectivement par une diminution de la présence des femmes en politique. Parce que les idées d’égalité et de parité ne sont encore pas du tout intégrées dans les représentations politiques; parce qu’on encore dans les schémas où les initiatives viennent d’en haut -pour les réformes des codes de la famille, par exemple, ou pour les quotas de femmes dans les assemblées. Les régimes des Frères musulmans n’ont pas la préoccupation de l’élargissement des droits des femmes, mais ils vont aussi être confrontés aux héritages et aux acquis: ils seront sans doute réticents face à des textes comme la CEDAW, mais ils seront néanmoins contraints par ce texte ratifié par l’Egypte.

> Question: Vous êtes donc plutôt pessimiste?

F.Kiwan:  Oui et non. Oui parce qu’on peut s’attendre à des pressions conservatrices sur les femmes, en matière d’habillement, de mœurs, parce que les femmes siègeront moins dans les assemblées élues, parce que la mixité va peut-être se réduire dans certains espaces sociaux, etc. Il est vraisemblable qu’en matière de droit des femmes, on va être beaucoup plus dans le discours de l’équité que dans celui de l’égalité. Mais, compte tenu de leurs actions passées, et de leur mobilisation pendant les évènements, les femmes ne vont pas partout se laisser faire, et accepter des concessions. Y compris les nombreuses femmes qui ont voté pour des partis traditionalistes, conservateurs, mais qui ne sont pas toutes disposées pour autant à ce que leur statut régresse: car il y a aussi un « féminisme islamique », notion parfois difficile à comprendre, voire à accepter, mais qui est un des acteurs des nouveaux champs politiques du monde arabo-musulman. Et qui s’appuie parfois sur une relecture du Coran qui tend à sortir de la notion d’équité (les femmes doivent être traitées avec équité, et la différence des droits correspond à une inégalité des obligations3) pour promouvoir plutôt la notion d’égalité des hommes et des femmes.

Il va donc y avoir des tensions, des luttes, qui diffèreront selon les pays: les Tunisiennes seront dans doute plus actives pour protéger les acquis de leur statut que les Egyptiennes, qui sont dans une société beaucoup plus conservatrice. Car une partie des femmes sont productrices de normes et de pratiques conservatrices. Les réalités sociales et politiques sont complexes: il est clair que toutes les femmes ne sont pas progressistes, et que tous les hommes ne sont pas réactionnaires. Et inversement. Car on est dans l’interaction du genre, de la construction des relations hommes/femmes dans des sociétés mixtes et qui bougent. La période qui s’ouvre sera une période d’épreuves pour les femmes. Mais on peut en voir le côté positif: nombre de droits obtenus jusque-là avaient été octroyés, accordés par les régimes autoritaires. Maintenant, avec la démocratisation, il faudra se mobiliser et se battre pour les droits, pour l’égalité. Ce sera une épreuve militante face à des régimes réticents, face à des hommes qui ont lutté pour la démocratie, mais ne la conçoivent sans doute pas encore comme démocratie inclusive des femmes. Les femmes vont à la fois devoir négocier avec les nouveaux pouvoirs, mais aussi parfois devoir les combattre. Nous sommes donc sans doute à une période charnière de l’histoire des femmes arabes, et qui sera formatrice pour les femmes elles-mêmes.

Propos recueillis par Jean-Paul Burdy le 8 février 2012

NOTES  (JP.Burdy):

1  Voir le texte de la CEDAW:  http://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/text/fconvention.htm

2  Les réserves des différents Etats parties sont loin de venir uniquement d’Etats musulmans:  la France en a ainsi formulé plusieurs.  Le Maroc est le seul Etat arabe qui a levé l’intégralité de ses réserves initiales sur la CEDAW, suite à un « Appel de Rabat » de juin 2006 qui avait lancé une campagne d’opinion pour « L’égalité sans réserves », et débouché sur un message du roi en décembre 2008, à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les réserves des différents Etats parties sont précisées sur le site de l’ONU: http://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=IV-8&chapter=4&lang=fr&clang=_fr#EndDec

3  Equité et égalité: le raisonnement islamique traditionnel sur la question de l’équité insiste sur le fait que les hommes doivent assumer plus d’obligations (par exemple la responsabilité économique de leurs parents, des femmes de la famille, veuves ou divorcées) , qui légitiment , par exemple, que les femmes touchent une moindre part d’héritage. Mais les évolutions sociales (découlant du travail des femmes à l’extérieur, par exemple, ou des responsabilités partagées sur les enfants) tendent de nos jours  à une plus grande égalité des obligations, donc légitiment une plus grande égalité de principe et des droits entre hommes et femmes.