Au-delà du système monarchique (musulman sunnite) que partagent ces deux Etats, on pourrait s’étonner qu’une chronique soit consacrée aux relations du Maroc et du Bahreïn. Les rivages du Golfe (que nous nous garderons ici de qualifier d’arabe, ou de persique, pour ne fâcher personne…) sont, en effet, bien éloignés des côtes atlantiques de la monarchie chérifienne. Mais quelques rappels chronologiques, et quelques dépêches d’agences de ce mois de juillet 2011 permettent sans peine d’alimenter le propos.

1999 : à Manama et à Rabat, deux nouveaux monarques, deux « printemps » décevants

Certes, c’est une coïncidence chronologique, et elle ne suffit pas à fonder une politique commune. Néanmoins en 1999, à quelques mois d’intervalle, deux nouveaux monarques montent sur le trône : au Bahreïn, le 6 mars, le roi Hamad II bin Isa (il a alors 49 ans) succède à son père Isa bin Salman (1961-1999) ; au Maroc, le 23 juillet, le roi Mohammed VI (il a alors 33 ans) succède à son père Hassan II (1961-1999)

Dans les deux cas, à Manama comme à Rabat, l’arrivée d’un nouveau monarque, après les longs règnes agités de leurs pères respectifs  (33 ans, tous deux depuis 1961) a ouvert l’espoir de réformes politiques et sociales, et en particulier d’un élargissement des libertés. On a alors parlé, en utilisant une formule qui est devenue une forme de stéréotype discursif, de « printemps marocain », ou « printemps de Rabat » ; et de « printemps bahreïni », ou « printemps de Manama ». Formules qui renvoyaient à une très forte attente sociale de changement. De fait, dans les régimes monarchiques héréditaires, seule la disparition du monarque régnant peut entraîner un changement à la tête de l’Etat. La remarque valant d’ailleurs aussi pour les « républiques héréditaires » (ou à objectif héréditaire : Egypte, Yemen, Libye…), dont la Syrie a offert le surprenant spectacle en 2000, quand Bachar al-Assad a succédé à son père Hafez qui exerçait sa dictature de fer depuis 1970 : une succession par défaut pour Bachar, puisque c’était son frère Bassel qui avait été préparé à succéder à son père. On a alors aussi parlé (ou rêvé) – du « printemps de Damas ».

Les espoirs de changement politique et social ont fait long feu. Inégalement, selon les conditions nationales. Au Maroc, la disparition des formes les plus radicales de la répression du souverain précédent (le bagne de Tazmamart, les détentions illimitées), la possibilité d’une liberté d’association appréciée, la réforme du code de la famille (Moudawana), ont été des avancées réelles. En revanche, l’absence de réforme significative du Makhzen marocain a frustré beaucoup d’espérances, comme l’immense fortune du Palais. Au Bahreïn, le sentiment d’ouverture des années 1999-2001 s’est transformé en ressentiment d’une partie de la population et des forces politiques, quand il est apparu que les réformes annoncées en 2001 s’enlisaient dans une reprise en main que beaucoup ont alors attribué à l’oncle du roi et inamovible premier ministre. La Charte nationale d’action prévoyant une monarchie constitutionnelle, et adoptée par référendum à plus de 98%, n’a pas été mise en œuvre, ouvrant la voie à une agitation politique permanente. Quand à la Syrie, les « cercles de discussion » ouverts avec l’arrivée de Bachar n’auront duré que six mois. Les vieilles habitudes du régime paternel reprendront très vite : les opposants retourneront au mieux en exil, au pire en prison ; le parti Baas confirmera sa tutelle sur des partis alliés à la botte ; les innombrables moukhabarates reprendront leur quadrillage obsessionnel de la société, et l’usage routinier de la torture comme véritable politique publique; le clan alaouite et ses alliés profiteront d’une libéralisation économique octroyée pour dévoyer les idéaux de Michel Aflaq, Salah al-Bitar et Zaki al-Azuzi, en une kleptocratie arrogante.

2009 : La « 14e province d’Iran », et la rupture des relations diplomatiques Maroc-Iran

Les prétentions iraniennes sur l’archipel du Bahreïn ne datent pas de la révolution iranienne de 1979. Elles s’appuient, depuis longtemps, sur l’influence historique de l’Iran dans le Golfe ; sur la domination effective exercée à plusieurs reprises par l’Empire de Perse sur l’archipel de Bahreïn – dont il reste d’ailleurs culturellement l’origine et la langue persanes d’une partie de la population de Manama. Contrairement à ce qu’on lit parfois, l’importance du chiisme au Bahreïn n’est pas principalement due à la Perse chiite, mais elle découle de liens spirituels particuliers , qui ont souvent transité par les centres chiites d’Irak et leurs hawzas. A l’époque contemporaine, Téhéran a formulé à plusieurs reprises l’idée du rattachement de l’archipel à la « mère-patrie iranienne », par exemple lors du retrait des Britanniques et de l’accession du Bahreïn à l’indépendance, en 1971. Et, à nouveau, après la révolution iranienne de 1979 : certains révolutionnaires ont alors proclamé Bahreïn « 14e province d’Iran », et y ont ouvertement soutenu quelques mouvements chiites radicaux qui ont fait chanceler la monarchie, en particulier en 1981, lors d’une tentative de coup d’Etat largement réprimée par les officiers britanniques sous contrat dans l’armée et les ministères de force de Manama.

Or, en 2009 encore, cette thématique ressurgit. L’affirmation sur al-Jazeera, le 22 février, par le mollah Ali Akbar Natiq Nouri –conseiller du Guide Ali Khamenei, que Bahreïn est bel et bien la « 14e province », dont on attend qu’elle envoie ses députés pour occuper les sièges qui lui sont réservés au Majlis de Téhéran, provoque une énième crise diplomatique bilatérale, et les habituelles protestations de la quasi totalité des Etats arabes (les Emirats arabes unis, et en particulier Dubaï, et le sultanat d’Oman -qui a toujours veillé à un équilibre nécessaire entre l’Arabie et l’Iran, resteront discrets lors de la crise).

L’un des aspects les plus remarquables de cette tension entre l’Iran et le Bahreïn, relevé par tous les observateurs, a été la virulente réaction marocaine, « à l’artillerie lourde » a-t-on pu lire chez un analyste. Rabat a immédiatement manifesté haut et fort son soutien au roi du Bahreïn. Et Mohammed VI est allé très vite jusqu’à rompre, le 7 mars 2009, ses relations diplomatiques avec l’Iran. A la surprise, non feinte apparemment, de Téhéran, qui ne s’attendait visiblement pas à être attaqué sur le dossier du Bahreïn (et la déclaration d’une personnalité iranienne finalement secondaire) par le roi du Maroc… Mais on n’oubliera pas que la rupture peut aussi être analysée sous l’angle, très peu connu, d’un développement du chiisme au Maroc, encouragé plus ou moins directement par l’ambassade de la République islamique [1] : le mouvement est certes de peu d’ampleur,  et ne concerne que quelques milliers de personnes, mais il inquiète le Palais, car il remet en cause les fondations de l’unité de l’islam autour de la dynastie alaouite et de la personne du roi, « Commandeur des croyants », et comme tel garant de l’unité de la nation.

Décennie 2000 : Les souverains du Golfe en vacances au Maroc

Parmi les éléments d’explication de la proximité de Mohammed VI et du roi Hamad II, certains ont rappelé les contacts personnels réguliers noués lors des séjours des monarques du Golfe au Maroc, où ils possèdent presque tous de somptueuses résidences, et où ils ont procédé à de gros investissements, en particulier dans le secteur immobilier. De fait, après les attentats du 11 septembre, avec les critiques occidentales contre certaines responsabilités saoudiennes et émiraties dans le financement de mouvements islamistes djihadistes, avec aussi la thématique huntingtonienne et américaine du « choc des civilisations » qui ont crispé l’Occident contre le monde musulman, Marbella et d’autres villégiatures estivales traditionnelles en Europe ou aux Etats-Unis ont perdu de leur attrait pour certains dirigeants du Golfe ou de la Péninsule.

Plus encore qu’auparavant, le Maroc est devenu dans la dernière décennie une destination de vacances privilégiée des familles royales du Golfe, où elles disposent pour la plupart de somptueuses résidences privées, en particulier à Marrakech et alentour : c’est le cas du roi Hamad du Bahreïn et, bien sûr, du roi Abdallah d’Arabie saoudite. En juillet 2010, les deux monarques ont ainsi passé des séjours plus ou moins longs au Maroc, et s’y sont rencontrés en compagnie de l’émir du Qatar Hamad al-Thani. Au printemps 2011, le souverain saoudien, après une opération aux Etats-Unis, a passé plusieurs semaines de convalescence dans le royaume chérifien, continuant à suivre les affaires de son royaume et du Golfe depuis le Maroc – y compris la montée du péril démocratique à Manama. On se souvient qu’à son retour, à sa descente d’avion à Riyad, il a été accueilli au pied de la passerelle par le roi du Bahreïn : l’on pense que c’est ce jour-là qu’a été décidé le principe d’une intervention saoudienne (sous couvert du Conseil de coopération du Golfe) pour mater le mouvement démocratique a Manama.

Mai 2011 : le Maroc, nouvel adhérent au Conseil de coopération du Golfe ?

Nous avons déjà consacré une chronique à l’élargissement du Conseil de coopération du Golfe à la Jordanie et au Maroc, décidé à Riyad le 10 mai 2011 (Cf. notre analyse du 15 mai 2011). Nous insistions alors sur les liens multiples qui unissent les monarques du Golfe, et en particulier les souverains saoudiens, à la monarchie chérifienne. Ils reposent sur la dimension religieuse de cette dernière: le roi du Maroc, commandeur des croyants, est le descendant du Prophète. Elle repose aussi sur la participation historique du Maroc à certaines interventions militaires dans le Golfe et dans la Péninsule. Et enfin sur les importants investissements en pétrodollars du Golfe au Maroc. Au-delà des formules de circonstance, la logique de l’élargissement potentiel du Conseil de coopération du Golfe au Maroc (et à la Jordanie) est bien sûr géopolitique. Dans le contexte des « printemps arabes », il s’agit de consolider le syndicat des monarchies arabes conservatrices, face aux menaces de déstabilisation par la revendication démocratique, et accessoirement par les revendications sociales (moins aiguës cependant dans les pétro-monarchies qu’au Maghreb ou dans les Etats non rentiers du Machrek). Et de réagir à ce que les monarques du Golfe ont analysé comme une menace sécuritaire majeure pour leur propre existence: le lâchage par les Etats-Unis de leur allié stratégique le président égyptien Moubarak. Dans ce contexte, l’élargissement du CCG traduit également la volonté de consolider le front anti-iranien dans la région.

Le réflexe monarchique d’autodéfense avait déjà joué à plusieurs reprises depuis le milieu du XXe siècle : après les révolutions anti-monarchiques des Officiers libres en Egypte (1952) puis en Irak (1958) et en Libye (1969) ; lors de conflits qui, au plus fort de la « nation arabe » nassérienne ou baasiste, ont cherché à déstabiliser, voire à renverser les régimes monarchiques arabes: au Yémen dans les années 1960, au Koweït en 1958 puis en 1990, en Jordanie en 1958 ou en 1970, etc. Et au Bahreïn, lors de multiples tentatives de renversement de la monarchie sunnite par des groupes révolutionnaires se réclamant de la nation arabe dans les années 1960 et 1970, et plus tard par quelques mouvements chiites radicaux inspirés soit par quelques hawza irakiennes radicalisées de Najaf ; soit par l’exemple d’une révolution iranienne qui a réitéré ses prétentions territoriales sur l’archipel du Bahreïn. Dans toutes ces situations, le royaume du Maroc a manifesté politiquement, et parfois militairement, son engagement aux côtés des régimes monarchiques de la Péninsule, du Golfe ou du Levant. Au regard de ces épisodes, l’annonce de sa prochaine entrée au CCG n’est donc pas illogique, dans le double contexte de « printemps arabes » déstabilisateurs (même si, pour le moment, ils ont surtout concerné des républiques, à l’exception notable du Bahreïn), et des menées iraniennes au Moyen-Orient autour d’un « arc chiite » dont on rappellera qu’il a ainsi été dénommé par le souverain Abdallah de Jordanie en décembre 2004.

Juillet 2011 : échange de télégrammes de félicitations entre Manama et Rabat

On pourrait mettre sur le compte des seuls bons usages diplomatiques les échanges récents de télégrammes de félicitations entre Rabat et Manama avec, là encore, une coïncidence chronologique remarquable. Le roi Hamad a félicité le 2 juillet son homologue Mohammed VI pour le succès éclatant du référendum de la veille sur l’adoption de la nouvelle constitution marocaine (les 98% marocains de 2011 rappelant étrangement cependant les 98% bahreïnis de 2001…). De son côté, après avoir soutenu le roi Hamad dans les épreuves traversées par le royaume du Bahreïn en février-mars dernier, le souverain chérifien a félicité son homologue pour l’ouverture, le 2 juillet, de la séance inaugurale du Dialogue national.

La surprise est venue de Manama quelques jours après, d’un acteur politique que l’on n’attendait pas nécessairement sur ce terrain. Et c’est la presse marocaine qui s’en est fait l’écho, plus qu’une presse bahreïnie que l’on peut comprendre un peu gênée par l’initiative. C’est, en effet, le principal parti chiite d’opposition, al-Wefaq (qualifié dans les dépêches « d’association », ou « d’ONG », puisque, officiellement il n’y a pas de partis politiques autorisés au Bahreïn) qui a, par un communiqué rendu public, « félicité le peuple et le Roi du Maroc pour le résultat du référendum, considérant que la nouvelle constitution

[proposée par le roi Mohammed VI]

constitue un pas important pour la consécration de l’édifice démocratique du Maroc. » Dans le même texte, al-Wefaq demande au gouvernement bahreïni « d’engager des réformes constitutionnelles semblables à celles adoptées au Maroc, pour diriger le pays vers une monarchie constitutionnelle. ». Et les opposants chiites de prendre exemple sur les réformes marocaines, qui limitent les pouvoirs du roi au profit d’un premier ministre aux prérogatives élargies, et surtout issu de la majorité parlementaire : on sait que l’hostilité populaire au régime de Manama se focalise sur la personne et la politique répressive de l’oncle du roi, Khalifa bin Salman al-Khalifa, premier ministre depuis…1971. (Cf. notre analyse du 3 juillet 2011). Al-Wefaq souligne également que la nouvelle constitution marocaine garantit une indépendance de la justice qu’ils réclament depuis une décennie, et plus encore depuis l’épisode des tribunaux d’exception qui a marqué la phase de répression postérieure au 15 mars 2011, et à la proclamation de l’état d’urgence par le roi.

Cette prise de position d’al-Wefaq, outre qu’elle confirme son habileté tactique, est très intéressante, puisque venant d’un mouvement d’opposition chiite qui était accusé, il y a encore quelques semaines, de vouloir renverser la monarchie bahreïnie –ce qui était en réalité la position, très minoritaire, de groupes radicaux lors de l’épisode de la place de la Perle. Le parti chiite al-Wefaq prend le régime sunnite de Manama totalement à contre-pied : en lui donnant en exemple la monarchie sunnite chérifienne, sa capacité à évoluer vers une monarchie constitutionnelle, et à démocratiser les institutions, le tout pour répondre rapidement à une demande populaire latente ou explicite, dont le Mouvement du 20 février n’a été qu’une des manifestations publiques. Al-Wefaq confirme, du même coup, qu’il est un parti réformiste, qui joue le jeu des institutions, et s’inscrit dans le projet de monarchie constitutionnelle, à condition que les normes démocratiques soit garanties par la constitution, et effectivement mises en œuvre.

Les espoirs du « printemps de Manama » de 1999, et de la réforme constitutionnelle de 2001, ont été suffisamment douchés par les limitations drastiques au fonctionnement démocratique des institutions, pour qu’en 2011, al-Wefaq pose des exigences fortes en la matière. C’est d’ailleurs ce qui rend autorise à s’inquiéter de la décision prise dimanche 17 juillet, par l’organe consultatif (la choura) de ce parti, de se retirer d’un « Dialogue national dont les résultats sont déterminés d’avance », al-Wefaq s’estimant par ailleurs « sous représenté et marginalisé » dans ce processus. Dans un communiqué, le mouvement chiite explique également sa décision par le fait que « ce dialogue n’aboutira pas à une solution politique radicale de la crise au Bahreïn, mais qu’il va, au contraire, compliquer cette crise politique ». Et ce, malgré les exhortations à rester, formulées par les organisateurs du « Dialogue national » (Cf. notre analyse du 3 juillet 2011). A suivre donc.

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Le « modèle turc » a beaucoup été vanté (y compris par l’autopromotion qu’en a fait le gouvernement Erdoğan lui-même) au tout début des « printemps arabes », tunisien et égyptien surtout. Il connaît ces dernières semaines de sérieuses turbulences avec les crises libyenne, et surtout syrienne, cette dernière remettant en cause l’un des piliers principaux de la « nouvelle diplomatie » dite « néo-ottomane » menée par Ankara ces dernières années. Il est donc assez ironique de voir émerger, en ce début juillet 2011, un « modèle marocain », -celui de la monarchie constitutionnelle entérinée par le référendum du 1er juillet, qui pourrait effectivement intéresser, au-delà du seul cas du Bahreïn, toutes les monarchies arabes. Ou plutôt leurs populations…

NOTES

[1]   Sur le développement du chiisme au Maroc, et le lien avec la rupture des relations diplomatiques en 2009, voir :  RIGOULET-ROZE David, La récente montée du chiisme dans le royaume chérifien marocain. Une résurgence endogène ou un phénomène d’importation ? chapitre 10 de : L’Iran pluriel. Regards géopolitiques, Paris, L’Harmattan, 2011, 431p., p.369-380