Mohammed-Reza Shah et Fawzia d’Egypte (1939 ou 1940?)

Pays de poids démographique équivalent, poids lourds dans la région du Moyen-Orient, l’Iran et l’Egypte n’ont pourtant  pas entretenu de relations diplomatiques pendant trois décennies: Téhéran manifestant ainsi principalement son refus du traité de paix signé par le président Sadate entre l’Egypte et Israël.  Après le départ forcé du président H.Moubarak le 11 février 2011, Jérusalem s’est d’ailleurs beaucoup inquiété du sort qui pourrait être réservé à ce traité de paix par un futur régime égyptien potentiellement  moins bien disposé à son égard que celui de l’héritier de Sadate.

Le quotidien égyptien al-Ahram a annoncé lundi 4 mars 2011 le rétablissement imminent des relations diplomatiques entre l’Egypte et l’Iran, annonce confirmée peu après à Téhéran. Ce serait là une des premières conséquences de la « révolution égyptienne » en matière diplomatique – et ce, au moment même où, suite à la répression du mouvement démocratique au Bahreïn, on frôle la rupture des relations diplomatiques entre Téhéran et les six Etats du Conseil de coopération du Golfe. Faut-il en déduire que les orientations stratégiques régionales sont en train d’évoluer au profit d’un camp des « durs »? …

Tensions aux temps du nationalisme arabe


En 1939, le premier mariage du shah Mohammed-Reza Pahlavi (1941-1979) avec la princesse égyptienne Fawzia (fille du roi Fouad, et soeur du roi Farouk, le dernier monarque égyptien), établit certes des liens entre les deux dynasties. Mais l’événement est anecdotique et éphémère (le divorce est prononcé dès 1945). Plus important est le fait que les nationalistes en Perse et en Egypte ont partagé, pendant la première moitié du XXe siècle, une volonté commune de se débarrasser de la même tutelle semi-coloniale britannique. On peut ainsi considérer que la nationalisation de la compagnie pétrolière britannique Anglo-Iranian Oil Co. par le Dr.Mossadegh, en 1951 (contre l’avis du shah), préfigure la nationalisation du canal de Suez par le colonel Nasser cinq ans plus tard.

Mais cet intérêt commun ne peut masquer une dégradation des relations bilatérales après le renversement du roi Farouk par les Officiers libres égyptiens, en 1952: le shah est de plus en plus étroitement lié aux Etats-Unis, alors que Nasser se rapproche des Soviétiques; l’Iran entretient de bonnes relations avec Israël, alors que les conflits israélo-arabes se succèdent; le panarabisme militant du dirigeant égyptien entre en opposition avec la volonté du shah de devenir le « gendarme du Golfe »; aux critiques iraniennes contre l’intervention des troupes égyptiennes au Yémen pour soutenir les républicains contre les monarchistes défendant le régime de l’Imamat, Nasser rétorque par une revendication « nationale arabe » sur la province iranienne occidentale du Khouzistan, peuplée d’Arabes, qu’il rebaptise « Arabistan »; et, comme les dirigeants irakiens après la révolution de 1958, il utilise systématiquement l’appellation de « Golfe arabique », à la grand fureur des Iraniens.

Rupture des relations diplomatiques en 1980

Timbres iraniens en l’honneur de Sayyed Qotb et de Khaled Islambouli

Les relations s’améliorent avec l’accession d’Anouar el-Sadate au pouvoir au Caire, en 1970: celui-ci considère que l’Iran peut devenir un Etat partenaire de l’Egypte, équilibrant le rapport des forces dans le Golfe, face au rival baasiste irakien, et à l’Arabie saoudite wahhabite. Quand, en pleine révolution iranienne, Sadate signe les accords de Camp David avec Israël, très contestés dans le monde musulman, il reçoit le soutien politique du shah. C’est pourquoi Sadate accueille Mohammed-Reza shah lors de son départ en exil en janvier 1979: le shah mourra d’ailleurs sur le sol égyptien le 27 juillet 1980, et Sadate lui organisera des funérailles nationales. Dès lors, outre son alliance avec les Etats-Unis, Camp David et l’accueil du shah sont deux motifs de la détestation de Sadate par les révolutionnaires iraniens: les relations diplomatiques sont rompues en 1980, et Téhéran se réjouira officiellement de l’assassinat de « Sadate le Pharaon » par des islamistes égyptiens en octobre 1981. Une avenue de Téhéran portera le nom de l’assassin de Sadate, Khaled Islambouli, jusqu’en 2004: il sera honoré par un timbre-poste iranien, comme d’ailleurs le maître à penser des Frères musulmans égyptiens, Sayyed Qotb (ou Qutb), pendu par Nasser en 1966.

L’expansionnisme chiite initial de la République islamique (il y aurait environ 750000 chiites en Egypte, susceptibles d’être influencés par Téhéran), et le soutien actif de l’Egypte à l’Irak pendant la guerre contre l’Iran (1980-1988) confortent le blocage de toute relation bilatérale jusqu’au début de la décennie 1990. Mais en 1991, des troupes égyptiennes participent à la coalition internationale pour la libération du Koweit envahi l’année précédente par l’Irak, affaiblissant ainsi durablement l’ennemi juré de Téhéran. Avec le retour de l’Iran à une diplomatie de realpolitik dans les années 1990, en particulier sous le président M.Khatami, les échanges commerciaux reprennent  modestement.  M.Khatami rencontre le président H.Moubarak à Genève en 2003, en marge d’une assemblée de l’ONU, et le rétablissement des relations diplomatiques est alors évoqué, sans suite.

En effet, l’élection de M.Ahmadinejad à la présidence iranienne en 2005 replonge dans la tourmente les relations entre les deux pays. Le président Moubarak dénonce à plusieurs reprises l’action déstabilisatrice de l’Iran en Irak, par l’intermédiaire de la communauté chiite. M.Ahmadinejad stigmatise le vieux raïs égyptien pour son inaction en faveur des Palestiniens, et sa collusion avec Israël -par exemple lors de la guerre à Gaza fin 2008-début 2009. Les deux pays se côtoient pourtant au sein de plusieurs organisations régionales ou internationales: Organisation de la Conférence islamique, Mouvement des non-alignés, etc. L’Egypte reste cependant le seul Etat arabe à ne pas avoir d’ambassade à Téhéran: si le Maroc a suspendu ses relations diplomatiques en 2009 (suite à des déclarations iraniennes de revendication sur le Bahreïn), même les émirats du Golfe ont  maintenu ou rétabli des ambassades à Téhéran.

Les révolutions de 2011 font bouger les lignes

La « révolution égyptienne » du début de 2011, qui renverse Moubarak, modifie la donne. La République islamique d’Iran a rapidement pris position sur les « révolutions arabes », comprenant le bénéfice politique qu’elle pouvait éventuellement tirer d’une contestation populaire affaiblissant, voire renversant, des régimes soutenus par les Etats-Unis, et ayant signé des accords de paix avec Israël. Le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, avait donc, dans un prêche en persan puis en arabe lors de la grande prière du vendredi 4 février 2011, appelé à une insurrection générale des peuples musulmans. Avec comme modèle la révolution iranienne de 1979, et comme objectif la généralisation de régimes islamiques. Vendredi 11 février 2011 -le jour où Moubarak est contraint d’abandonner le pouvoir-, dans le cadre des festivités officielles du 32e anniversaire de la République islamique, le régime de Téhéran organise ainsi une grande manifestation de soutien à « la juste lutte des peuples arabes…pour l’instauration de régimes islamiques, anti-américains et anti-sionistes. » (quelques jours plus tard, le 14 février, l’opposition verte au régime de Téhéran appelle à des contre-manifestations de « soutien au peuple égyptien… pour la démocratie et la liberté »: voir notre chronique du 16 février 2011)

Ce propagandisme iranien est certes bien loin des préoccupations des manifestants tunisiens, cairotes ou libyens. Mais, suivant de quelques années la chute de Saddam Hussein, et donc la disparition de l’Irak comme puissance nationale-arabe face à l’Iran, et à l’heure même où se constitue à Beyrouth un gouvernement d’union sur lequel le Hezbollah pro-iranien a d’importants moyens de pression, le départ de Moubarak et un affaiblissement diplomatique accru de l’Egypte sont alors potentiellement de nouveaux gains stratégiques pour l’Iran.

Signe symbolique du changement: pour la première fois depuis la révolution de 1979, deux navires de guerre iraniens (une frégate et un navire de ravitaillement et de soutien) franchissent le canal de Suez vers la Méditerranée, à destination d’un port syrien, « pour une visite de routine et d’amitié ». A l’aller le 22 février 2011, et au retour le 5 mars, le gouvernement israélien a vainement protesté contre ce qu’il qualifie de « provocation politique et [de] menace iraniennes ». Après avoir envoyé des signaux contradictoires, le Conseil suprême de l’armée égyptienne, qui a contraint H.Moubarak à la démission, avait finalement autorisé le passage de ces navires iraniens. Officiellement, en vertu de la Convention de Constantinople de 1888. Mais, Convention ou pas, le président Moubarak n’avait jamais, et n’aurait sans doute jamais, délivré pareille autorisation à Téhéran…

L’annonce du prochain rétablissement des relations diplomatiques -dont le calendrier et les modalités restent alors à préciser- est un épisode sans doute plus significatif que cette traversée du canal de Suez. Traduit-il pour autant un renversement des options diplomatiques égyptiennes, comme le craignent depuis quelques semaines déjà certains commentateurs israéliens? Sans préjuger bien sûr de l’avenir, on pouvait relativiser l’ampleur de l’évènement. Il s’agissait plus d’une « normalisation » de realpolitik que d’un virage de la diplomatie égyptienne -en l’occurrence de l’armée, qui est actuellement aux commandes au Caire- sur le dossier israélo-palestinien. En réalité, mi-2014, ce rétablissement n’a toujours pas eu lieu, vraisemblablement parce que les militaires égyptiens n’y tenaient pas, et que le président frériste Mohamed Morsi n’avait pas envie de faire ce cadeau à une République islamique qui soutient massivement le régime de Bachar Al-Assad à Damas, honni au Caire.