1926: pose de rails dans le désert iranien (photographie non localisée)


Ehsan Norouzi , Trainspotter. L’aventure de la trans-iranienne, 2017 ; tr.fr. de Sébastien Jallaud, Ed.Zulma, 2025, 300p. Titre persan: خطاحسان نوروز یکتاب قطار باز: ماجرای یک خط, [Livre du train ouvert : L’histoire d’une ligne / Ketab ghatar baz: majeray-e yek khat ].


L’édition française et l’une des éditions iraniennes d’Ehsan Norouzi.


Il est heureusement d’autres moyens d’approcher l’Iran qu’à travers des lectures idéologiques ou géopolitiques cent fois ressassées, et qui apparaissent souvent hors sol, coupées de l’histoire et des réalités vécues par la population iranienne dans sa grande diversité ethnique, linguistique et régionale. Ehsan Norouzi nous offre un biais original : un an de pérégrinations sur les différents lignes de chemin de fer du pays, après avoir (difficilement) décroché une autorisation générale de parcourir le réseau, de visiter les gares et les dépôts, de coucher dans les dortoirs des cheminots et – le graal pour lui – de monter dans les cabines des mécaniciens des trains de voyageurs ou de fret. Norouzi est, depuis son enfance, un ferrovipathe, « un « fou du rail », à l’image des trainspotters britanniques remplissant depuis des décennies leurs petits carnets listant locomotives et autres matériels ferroviaires.

Nanti de son autorisation-sauf-conduit délivré à Téhéran par le directeur des relations publiques des Chemins de fer, Norouzi parcourt le pays dans toutes les directions, dans une diversité des paysages dont les circuits touristiques ne rendent pas toujours compte : des montagnes du nord aux monts Zagros au sud-ouest, de la végétation semi-tropicale du Mazandaran aux déserts du sud-est. Des régions peuplées parfois d’ours et de panthères, où l’on peut passer d’immenses congères hivernales à une aridité salée absolue écrasée de chaleur… Avec des difficultés de percée des lignes qu’on a peine à imaginer aujourd’hui, en particulier dans des zones de montagnes où toute route carrossable était absente.

Son récit tisse l’histoire de l’introduction du chemin de fer et de la construction de ses lignes principales, depuis la Perse des Qadjar (la première ligne, de moins de 10km, relie Téhéran à Rey à la fin des années 1880, et d’abord en traction hippomobile) jusqu’à l’Iran du grand modernisateur qu’a voulu être le très autoritaire Reza Shah dans les années 1930 (à l’instar de son homologue turc au même moment, Mustafa Kemal). Le shah, dans sa voiture-salon, est souvent venu inspecter les travaux chaotiques de la ligne trans-iranienne, montre-chronomètre à la main. La trans-iranienne était l’un des grands projets de modernisation nationaliste de Reza Shah, et sera à peu près achevée en 1938, après douze ans de travaux harassants. La deuxième guerre lui a donné un coup d’accélérateur quand les Américains (associés aux Britanniques) ont choisi l’axe golfe Persique-mer Caspienne pour ravitailler les Soviétiques en armements, munitions, chars, pétrole, etc.

Car l’histoire du chemin de fer en Iran est une histoire d’impérialismes, et de rivalité des impérialismes qui se disputent depuis le XIXe siècle les zones d’influence en Perse et en Afghanistan – en gros les Russes (puis Soviétiques) poussant du nord vers le sud – en posant des rails à écartement large pour y faire circuler de futurs convois militaires; et les Anglais (puis Anglo-Américains) poussant du sud-est vers le nord-ouest – avec des rails à écartement standard (donc britannique…). Pour répartir les risques, les shahs ont concédé des lignes aux uns et aux autres, confiant les travaux à des entreprises soumissionnaires diverses, belges, allemandes, suédoises, danoises, américaines, etc. L’auteur rappelle au passage que l’architecte de la gare de Téhéran était un Ukrainien d’origine polonaise, Vladislav Gorodetsky ; et que le créateur du logo des chemins de fer iraniens, Frederik Thalberg, était né en Russie de parents suédois, plus tard naturalisé Iranien.

Une des richesses de ce récit tient dans les multiples rencontres que fait Norouzi, parfois très brèves, parfois plus développées : tous les métiers du rail sont représentés, du cantonnier à l’ingénieur de Téhéran, de l’aiguilleur au chargé du ravitaillement en eau des locomotives à vapeur dans les régions désertiques, des chefs de gares désoeuvrés aux mécaniciens et chauffeurs qui ont connu l’ère de la vapeur avant de passer sur les énormes motrices diesel américaines. Sans oublier les bureaucrates bornés et tatillons qui peuplent nombre d’administrations iraniennes. Diversité professionnelle, diversité régionale, diversité linguistique, entre l’azéri et le baloutche, le persan et l’arabe, l’ourdou ou le dari… Influence aussi des premiers syndicats iraniens, et du parti communiste Toudeh – bien implanté chez les cheminots comme chez les ouvriers du pétrole, avant d’être dévoré par ses alliés islamistes peu après la révolution de 1979…

Le texte de Norouzi (lequel est né à Ispahan en 1979 et a traduit en persan Jack Kerouac, un autre passionné d’aventures) ressort de différentes catégories d’écriture : le récit de voyage bien sûr, sous forme de carnet ; l’essai historique documenté – l’auteur s’est plongé dans des archives inédites, et n’omet pas de valoriser un patrimoine souvent négligé ; le reportage sociologique à échelle humaine, toujours empathique malgré des conditions de reportage parfois rudes. Il n’est donc pas surprenant que Trainspotter ait obtenu le prix Nicolas Bouvier 2025, hommage à l’un des plus célèbres écrivains-voyageurs du siècle dernier – qui avait d’ailleurs lui-même traversé l’Iran dans des conditions souvent épiques.


Milieu des années 1930: Reza Shah (et son fils Mohamed Reza) dans sa voiture-salon, inspectant, montre-chronomètre en main, les travaux de la ligne trans-iranienne…