Visuel installé en avril 2024 sur la place Imam Hussein, au cœur de Téhéran,
Suite au courrier comminatoire envoyé début mars 2025 par le président Trump au guide Ali Khamenei, et après que celui-ci a paru opposer un refus à la demande d’une négociation sur le nucléaire avec les Américains, les Iraniens ont accepté de rencontrer ceux-ci, avec un médiateur omanais. En posant cependant deux lignes rouges à leur équipe de négociateurs : défendre le droit de l’Iran (partie au TNP de 1968) à l’enrichissement de l’uranium pour un programme de nucléaire civil ; ne pas discuter du programme de missiles balistiques, qui est du seul ressort de la souveraineté nationale. Après 5 rencontres, les observateurs dégagent trois scénarios pour la suite, plutôt défavorables pour Donald Trump pour les deux premiers, très menaçant pour Téhéran pour le troisième.
Scénario 1 : un retour dégradé à l’accord de 2015, entérinant les avancées iraniennes

Téhéran, avenue Karim Khan Zand, mars 2025: la célèbre peinture murale de 2006 « Down with the USA » est remise en peinture.
Après avoir vanté son talent de négociateur de génie sur la scène internationale, « le roi du deal » Donald Trump s’est vite retrouvé à la peine, accumulant, de Kiev à Gaza, impasses et échecs. La probabilité est forte qu’il se heurte aussi à la complexité du réel à Téhéran. Un accord sera peut-être trouvé, mais à quel prix ? 1
En 2017, Trump a déchiré l’accord JCPoA que son prédécesseur et la communauté internationale2 avaient difficilement conclu à Vienne le 14 juillet 2015. Mais le plan Trump 2018 de « pression maximale » a été un échec. Téhéran, adoptant une position de « résistance maximale » n’a rien renégocié, et s’est affranchi des règles respectées depuis le JCPoA sur le niveau d’enrichissement de l’uranium : on est passé d’un enrichissement limité à 3,7 % au niveau de 60% 3– le seuil pour la fabrication d’une bombe étant fixé à 90%… Le programme nucléaire iranien est aujourd’hui bien plus avancé qu’en 2015. En 2025, Trump se retrouve apparemment à reconstruire ce qu’il a démoli lors de son premier mandat. Car, pour autant que l’on comprenne le bilan des premières réunions tenues à Mascate et à Rome, l’Iran conserverait sa capacité à développer, sous contrôle de l’AIEA, un programme nucléaire civil ne pouvant avoir de finalités militaires; et les Etats-Unis lèveraient pour partie les sanctions et l’embargo pétrolier. Soit les deux axes principaux de l’accord de 2015, que Trump avait alors qualifié de « désastre absolu ».
Le président américain, toujours pressé, serait prêt à accepter une version dégradée de l’accord qu’il a déchiré il y a sept ans, en réduisant nettement ses exigences initiales : plus question de « démantèlement total » du programme nucléaire iranien ; plus de mention du « rôle déstabilisateur de l’Iran » dans la région, et de ses proxies au Moyen-Orient ; plus d’exigence de joindre le programme balistique à la négociation nucléaire, alors qu’il inquiète beaucoup dans la région4.
Quels seraient alors les gains pour Trump ? Il aurait obtenu un « deal » signé par lui, mais qui pourrait apparaître comme un échec. Car, le régime iranien, outre la bouffée d’oxygène économique, conserverait les gains stratégiques accumulés depuis 2018, lui permettant ainsi d’approcher du statut de puissance du seuil. Ce deal permettrait-il de jeter les bases d’une nouvelle architecture de sécurité régionale ? Il faut à ce stade regarder du côté des pétromonarchies. Lors de la tournée de Trump dans le Golfe (13-16 mai), Riyad, Doha et Abou Dhabi ont défendu la recherche d’une approche conciliante avec Téhéran – craignant en cas d’échec d’être les premières victimes d’un affrontement régional. Il y a 10 ans, ces mêmes capitales étaient farouchement hostiles à l’accord du JCPoA. Washington semblerait envisager un consortium régional pour l’énergie nucléaire qui, outre l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes, inclurait l’Iran, sous la supervision de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Ce qui serait une ouverture pour Téhéran, mais forcerait les Iraniens à explicitement renoncer à une dimension militaire de ses activités. De son côté, la République islamique travaille à être réintégrée comme puissance régionale par ses voisins arabes du Golfe. Une ligne illustrée par le rétablissement des relations diplomatiques avec Riyad le 11 mars 2023, après une médiation chinoise. Les diplomates et ministres iraniens ont, depuis, multiplié les visites aux EAU, en Arabie saoudite, auprès du CCG, etc.
Scénario 2: l’Iran dans une évolution à la nord-coréenne

Téhéran, avril 2024, après les premières frappes iraniennes contre Israël
Un deuxième scénario serait inspiré par le modèle de la Corée du Nord, dont on sait qu’il est observé de près à Téhéran : les Iraniens feraient durer les négociations, considérant – peut-être à tort- qu’ils ont le temps pour eux, alors que Trump est contraint par le calendrier électoral américain. Et ayant bien relevé que Trump, toujours pressé, laisse tomber les dossiers qui ne débouchent pas sur un résultat concret rapide. En 2019, Donald Trump avait ainsi tenté de passer un « deal » avec le président dictateur Kim Jong-un (qu’il avait initialement traité avec mépris de « Little rocket man ») – pour dénucléariser le nord de la péninsule5. Le compromis envisagé avait échoué et le président américain s’était désinvesti du dossier. Depuis, la Corée du Nord (qui s’est unilatéralement retirée du TNP dès 20036) a poursuivi son programme nucléaire militaire ; s’est nettement renforcée dans le domaine des missiles balistiques ; est devenu un solide allié de la Russie, à qui elle fournit armes et troupes dans sa guerre contre l’Ukraine. Depuis longtemps lourdement sanctionnée pour son non-respect des normes internationales par l’ONU, étiquetée en son temps comme « Etat voyou » partie à « l’axe du Mal » par Washington, toujours présentée comme étant dans un isolement profond, Pyongyang n’en est pas moins devenue un acteur majeur au plan régional. La puissance nucléaire, désormais reconnue par Washington7, associée à l’extension de l’arsenal balistique garantissant une certaine sanctuarisation du territoire et du régime, et un statut dans la géopolitique internationale.
Il y a là de quoi inspirer les radicaux iraniens tenants de la non-négociation avec Washington, et de l’accélération du programme nucléaire, en abandonnant la négation pluri-décennale de sa dimension militaire. Le Guide, relayé par d’autres dirigeants, répète certes depuis toujours que la fabrication, la détention ou l’usage de l’arme nucléaire sont « fondamentalement contraires (haram) aux principes de l’islam ». Mais alors, pourquoi vouloir à tout prix enrichir de l’uranium à des pourcentages qui n’ont aucune nécessité pour des activités civiles. Régulièrement, et encore après le début des négociations, certains politiques iraniens8 et certains pasdaran laissent entendre qu’un changement de doctrine pourrait/devrait être envisagé : acquérir la dissuasion nucléaire (ou devenir un « Etat du seuil » très proche de l’étape finale de détention de l‘arme) serait le seul moyen restant de sanctuariser le territoire national et de se faire respecter après l’affaiblissement des proxies et les attaques israéliennes en 2024. Certains éditorialistes iraniens prenant l’exemple de l’Ukraine qui n’aurait sans doute pas été attaquée en 2022 si elle avait conservé ses armes nucléaires après la chute de l’Union soviétique.
Scénario 3 : Israël intervient contre un programme nucléaire iranien maintenu

Téhéran, place de la Palestine: l’horloge numérique installée en 2017 et affichant le compte-à-rebours devant mener à la destruction d’Israël, au plus tard en 2040…
Le Premier ministre Benyamin Netanyahou affirme depuis des années que la menace nucléaire iranienne est existentielle pour Israël. Il a dénoncé le principe de négociations avec Téhéran, puis l’accord de Vienne de 2015, et approuvé le retrait américain du JCPoA en 2018. Il a agité à plusieurs reprises la menace d’une intervention militaire contre les sites iraniens, rappelant que l’État hébreu est déjà intervenu contre des installations nucléaires irakienne et syrienne9. Israël a frappé à deux reprises l’Iran le 19 avril, puis le 25 octobre 2024, mais ces frappes ont été retenues sous pression de l’administration Biden, ne visant ni les sites nucléaires, ni les installations pétrolières.
Sur l’Iran, le retour de Trump a la Maison Blanche n’a pas donné carte blanche à Netanyahou, au contraire. Le président américain ne veut pas se sentir les mains liées par Israël, et se trouver impliqué contre son gré dans un nouveau conflit. Le Premier ministre n’a apparemment pas été prévenu de la réouverture de « négociations directes » avec l’Iran : il l’a appris, bouche bée, le 7 avril, dans le bureau Ovale en rencontrant Trump, mais s’est abstenu de contredire le président américain. Peu après, le président américain a répété qu’il n’était pas question qu’Israël envisage des frappes aériennes contre des sites nucléaires iraniens, l’autorisation de Washington et les bombes américaines à forte puissance de pénétration profonde lui étant de toutes façons indispensables pour une telle opération10.
Israël estime ne saurait y avoir de « deal » avec Téhéran n’aboutissant pas à « la destruction et au démantèlement de toutes les installations nucléaires iraniennes sous une supervision américaine, et une exécution américaine. » Car Israël est plus que sceptique le résultat ces négociations, pour plusieurs raisons : le refus annoncé de l’Iran de renoncer à son programme d’enrichissement, tout en bénéficiant d’un allègement des sanctions qui permettrait à la République islamique de relancer ses interventions régionales ; le fait que le programme balistique ne soit pas inclus dans la négociation. L’option militaire reste donc pleinement sur la table. Téhéran ayant parallèlement laissé entendre que dans le cas de frappes israéliennes, l’Iran pourrait être amené à recourir à des frappes balistiques dans son voisinage du Golfe, où les bases américaines et les intérêts américains sont nombreux.
Début juin 2025, alors qu’est annoncé un 6e round de négociations à Mascate, ni l’Iran, ni le président américain ne semblent avoir le souhait d’aller à la confrontation. Pour le Guide, le sujet le plus important est la perpétuation du régime face à une société iranienne économiquement épuisée et qui le déteste majoritairement. Mais, au risque de l’échec des négociations, l’Iran tient aussi à conserver les acquis de son programme nucléaire, qu’il pourrait donc être tenté d’accélérer pour atteindre l’état du seuil, en jouant la carte nationaliste et obsidionale. Et n’entend pas céder un pouce de terrain sur le programme balistique, dont Téhéran a toujours dit qu’il était du seul et entier ressort de sa souveraineté nationale. Ce qui ouvrirait, dès lors, l’hypothèse de frappes préventives israéliennes, avec le soutien tacite ou explicite des États-Unis. L’avenir est donc des plus incertains, ce qui alimente les spéculations sur la viabilité à long terme du régime, surtout dans la probabilité croissante d’une disparition du Guide, octogénaire et en mauvaise santé11.
NOTES
1 FRACHON Alain,« Sur le nucléaire iranien, Donald Trump reconstruit ce qu’il a démoli lors de son premier mandat » Le Monde, 24/4/2025. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/24/sur-le-nucleaire-iranien-donald-trump-reconstruit-ce-qu-il-a-demoli-lors-de-son-premier-mandat_6599499_3232.html
2 Outre les Etats-Unis, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) a été ratifié par l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, la Chine et la Russie.
3 Toute dimension militaire à ce programme d’enrichissement fait l’objet d’une négation permanente , alors qu’elle est évidente depuis plus de deux décennies – même si la décision n’a pas été prise de lancer la construction de l’arme nucléaire. Selon l’AIEA, au 17 mai 2025, l’Iran dispose de 408,6kg enrichis à 60%, soit une augmentation particulièrement rapide de 133,8kg en trois mois. En janvier 2023, l’AIEA avait détecté sur le site de Fordo « des particules d’uranium enrichies à 83,7 % »: cf. https://www.iaea.org/sites/default/files/23/06/gov2023-24_fr.pdf .
4 GOLSHIRI Ghazal, VINCENT Elise, « Les progrès du programme balistique iranien inquiètent les Occidentaux », Le Monde,10/5/2025. URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/05/10/les-progres-du-programme-balistique-iranien-inquietent-les-occidentaux_6604791_3210.html . Alors que les discussions sur le nucléaire reprennent, les Iraniens savent que leur arsenal est une de leur meilleure assurance-vie et ils en font une de leur « ligne rouge ». A ce titre, leur programme balistique ne fait pas partie, pour l’heure, des sujets amenés à être négociés officiellement.
5 L’initiative a donné lieu à quelques scènes mémorables : le président Trump foulant sur quelques mètres le sol de l’Etat-paria dans la zone de démarcation entre les deux Corées en juin 2019 ; trois sommets avec le maître de Pyongyang ; et l’esquisse d’un improbable et vague « deal » de dénucléarisation de la péninsule, resté sans lendemain.
6 MAITRE Emmanuelle, « Le droit de retrait du TNP, vingt ans après la Corée du Nord » , Note de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), no 06/2023.
URL: https://www.frstrategie.org/publications/notes/droit-retrait-tnp-vingt-ans-apres-coree-nord-2023
7 En janvier 2025, Donald Trump a qualifié la Corée du Nord de « puissance nucléaire », expression reprise par le secrétaire à la défense Pete Hegseth. Jusqu’alors, Washington refusait de reconnaître ce statut à la RPDC.
8 Tel le conservateur Ali Larijani, ancien ministre, ancien président du majlis, ancien secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, actuellement représentant spécial de Khamenei. Il a insisté le 1er avril 2025 sur le fait que l’Iran ne recherchait certes pas le nucléaire militaire, mais : « si les acteurs extérieurs calculaient mal et intensifiaient les mesures coercitives (…), l’Iran devrait réévaluer sa position stratégique ».
9 « Vers un conflit direct Israël-Iran ? », Grands dossiers de Diplomatie- GDD no 85, avril-mai 2025, p. 72-74
10 Les bombes à haut pouvoir de pénétration américaines BLU sont indispensables pour endommager significativement des installations nucléaires et des stocks de missiles enfouis sous des montagnes.
11 Des scénarios de transformation politique sont dès lors envisagés. Le plus vraisemblable est celui d’une transition interne, dans laquelle le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI, pasdaran) serait probablement l’acteur décisif, exploitant ses vastes ressources économiques et son appareil sécuritaire pour façonner la succession. Plutôt qu’une véritable réforme systémique, ce scénario constituerait une refonte superficielle du régime préservant ses structures de pouvoir fondamentales, tout en accordant quelques ouvertures sociétales (sur le hijab, par exemple).