L’ambassade de la République islamique d’Iran à Damas saccagée le 8 décembre 2024


Le 31 décembre 2024, dans le quotidien réformateur iranien Etemad,l’éditorialiste Abbas Abdi joue la métaphore pour tirer un bilan sans concession de l’année écoulée pour la République islamique :

« [Nous sommes comme] une voiture sans conducteur ; ou alors avec un conducteur incapable de contrôler le véhicule. De plus, la destination du voyage est inconnue ; ou alors il n’y a pas de consensus à ce sujet. Le nombre de passagers dépasse la capacité du véhicule. Et de toutes façons, il n’y a pas assez de carburant pour le voyage. »

On peut esquisser quelques éléments développant chacune des allusions d’Abbas Abdi.


Novembre 2023: discours de Khamenei en soutien au Hamas


1) Régionalement, et au-delà d’une logorrhée qui vise à masquer les échecs subis, les dirigeants de la République islamique n’ont pu que constater un affaiblissement majeur de leur proxies (le Hamas est laminé à Gaza, le Hezbollah est décapité au Liban), et la perte de la Syrie, où elle avait beaucoup investi depuis des décennies. La mort d’Hassan Nasrallah, tué par une frappe israélienne le 27 septembre, et qui était une espèce de fils politique charismatique du Guide suprême Ali Khamenei, est un coup très sévère pour Téhéran, comparable à l’assassinat par un missile américain de Qassem Soleimani, le chef de la Force Al-Qods , en janvier 2020 à Bagdad.


De droite à gauche: Soleimani (tué en 2020), Nasrallah (tué en 2024), le Guide…


La kyrielle des assassinats ciblés israéliens contre des dirigeants du Hamas (en particulier Ismaël Haniyeh, le chef politique de l’organisation tué par une frappe israélienne dans une résidence officielle à Téhéran, alors qu’il venait d’assister à l’investiture du président Pezechkian ; mais aussi Yayah Sinwar, le chef militaire, tué à Gaza), du Hezbollah à Beyrouth, et des cadres de la Force Al-Qods des pasdaran un peu partout au Liban et en Syrie, alimentent, au-delà de la martyrologie chiite, la paranoïa de Téhéran.


Ismaël Haniye, dirigeant du Hamas, reçu à Téhéran par le président Pezechkian le 31 juillet, jour de l’investiture de ce dernier: Haniye sera tué par une frappe israélienne la nuit suivante.


Avec la chute et la fuite honteuse de Bachar al-Assad (début décembre, il a reçu successivement le ministre iranien des Affaires étrangères, puis l’ancien président du majlis et conseiller du Guide, Ali Larijani – mais Téhéran a visiblement refusé d’aider encore une fois Bachar), la perte de la Syrie prive Téhéran d’un accès direct au Liban et au Hezbollah. Or, les régimes de Damas et de Téhéran étaient stratégiquement liés depuis les premières années de la République islamique. Depuis 2012, pour légitimer une intervention coûteuse et très impopulaire dans sa population, le régime avait établi en Syrie sa « ligne de défense des Lieux Saints [chiites]» : « Si nous ne combattons pas en Syrie, nous devrons combattre à Téhéran, Ispahan et Chiraz », avait alors répété le Guide. Grâce au Hamas et à son attaque terroriste et pogromiste du 7 octobre 2013, discrètement soutenue par le Hezbollah dès le 8 octobre, « l’axe de la résistance » que l’Iran avait développé depuis 45 ans de Téhéran à Bagdad, et de Damas à Beyrouth, a explosé, sans perspective de reconstitution à cours terme de cette profondeur stratégique, quoi qu’en pérore le Guide, qui annonce, dès l’arrivée des dirigeants d’HTS à Damas, que « la jeunesse syrienne [pro Assad] va vite reprendre son pays en mains »…

2) En revanche, on peut estimer qu’une bonne partie des Iraniens sont très satisfaits des événements, sans évidemment pouvoir l’exprimer publiquement. Cela fait, en effet, plus de deux décennies que dans les manifestations d’opposition (quel qu’en soit le motif : social, économique, estudiantin, féministe ; mais aussi lors de matchs de football), on entend le slogan « Ni Gaza, ni Liban, l’Iran d’abord ! ». Pour dénoncer les coûteux transferts financiers vers les proxies (Hezbollah surtout, mais aussi Hamas palestinien et autres Houthis yéménites), et les engagements militaires en Syrie massifs dès 2012 pour sauver la dictature de Bachar. Or celui-ci avait été attaqué par ses opposants en 2011 par le mot d’ordre « A bas le dictateur ! ». Slogan qui fait écho à un autre slogan iranien souvent entendu ces dernières années: « Marg bar diktator ! / A mort le dictateur ! » contre la figure du Guide, c’est-à-dire contre le régime de la République islamique. On sait que de virulentes critiques s’expriment à Qom contre le Guide, au sein même du clergé conservateur. La chute de Bachar à la fin de l’année 2024 montre que personne n’est à l’abri d’un « événement » qui peut abattre les statues, comme nombreuses ont été les statues abattues ces deux dernières décennies au Proche et au Moyen-Orient.


Réunion des dirigeants iraniens autour du Guide, Téhéran, 27 août 2024


3) Alors que la succession du Guide exacerbe les ambitions (sans titres ou compétences particulières, son fils aîné Mojtaba Khamenei essaie de pousser sa candidature, dans une logique dynastique), le régime apparaît largement paralysé. Le système décisionnel est englué dans des dizaines de conseils suprêmes et autres commissions d’experts, pour partie composés de religieux (très) âgés. Par exemple, ces derniers mois, deux ans après le début du mouvement Femme-Vie-Liberté, une loi renforçant la répression des femmes mal voilées est bloquée par le président réformateur Pezeshkian alors que les ultra-conservateurs exigent sa mise en œuvre (c’est le président Raïssi mort en mai 2024, qui avait lancé le projet). Et le Guide n’arrive pas à trancher, balançant entre la préférence idéologique et chariatique (le voilement systématique des femmes comme pilier du régime), et la crainte que la promulgation d’une telle loi ne relance la contestation Femme-Vie-Liberté. D’autant que la légitimité électorale du régime est résiduelle. Le « réformateur » Pezeshkian a été élu président en juillet pour succéder à l’ultra-conservateur Raïssi. Mais la participation électorale a été officiellement établie à 20 %, mais le pourcentage de 8 % a été avancé par l’entourage de Pezeshkian. Le socle électoral est donc des plus réduits, au-delà des électeurs contraints (comme les fonctionnaires qui dépendent directement des autorités de la République islamique) et des gardiens du régime (les pasdaran, les bassidj).

4) La situation socio-économique est calamiteuse. La grande majorité de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté, victime du chômage et d’une inflation galopante. La classe moyenne a largement sombré. Preuve s’il en était besoin de la gabegie et de la corruption du régime (plus sans doute que des sanctions américaines ou internationales), le pays connaît en ce rigoureux hiver 2024 de multiples coupures d’électricité faute… de carburant dans les centrales thermiques ! Or, l’Iran est en théorie le 6e producteur mondial de pétrole et détient les 2e réserves mondiales de gaz… On peut là comparer la situation de l’Ian à celle d’un de ses rares alliés, le Vénézuela de Maduro, qui dispose lui aussi de réserves d’hydrocarbures majeures, mais a réussi à faire partir le tiers de sa population en exil politico-économique.

5) En ce début 2025, la stratégie de survie du régime de la République islamique repose toujours sur deux piliers et un axe diplomatique.

* La répression à l’intérieur, illustrée par un seul chiffre : près d’un millier d’exécutions capitales en 2024, dont des dizaines de femmes (deuxième rang mondial après la Chine et avant l’Arabie saoudite) . Le Guide multiplie les discours d’encouragement aux piliers de cette répression: les Gardiens, le bassidj. Et joue beaucoup de la carte nationaliste et obsidionale pour compenser la perte de son « axe de la résistance ».

* L’accélération du programme nucléaire, tout en manifestant quelques velléités d’ouverture à l’international (AIEA, propositions à l’UE, discussions discrètes avec les Américains dans le sultanat d’Oman). Nucléaire associé au développement de missiles à longue portée. Mais les deux frappes israéliennes sur l’Iran en avril et en octobre (frappes retenues à ce stade, dans le contexte de la campagne électorale américaine: ni les installations pétrolières, ni les installations nucléaires n’ont été visées) ont montré la supériorité militaire d’Israël et la vulnérabilité majeure de la défense iranienne.

* Diplomatiquement : le « regard vers l’Est / nagah be sharq / Look East Policy » (un choix stratégique contraint tourné vers la Russie plus d’ailleurs que vers la Chine, qui n’apprécie pas les frappes houthies dans le golfe d’Aden, lesquelles ont très fortement renchéri le coût de transport des conteneurs de la Chine vers l’Europe) et le Sud (l’Iran est désormais membre de plein exercice des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghai, OCS) s’est renforcé. Mais, au-delà de l’affichage anti-occidental, ces orientations ne procurent guère de gains concrets pour l’Iran. La diplomatie iranienne cherchant par ailleurs, tout au long de l’année 2024, à renouer des relations dans le Golfe, en direction en particulier de l’Arabie saoudite. L’Iran est donc le grand perdant étatique de 2024, au contraire de son voisin et concurrent régional turc…


L’Iran participe au sommet des BRICS à Kazan, Russie, les 22-24 octobre 2024