Notre préface à l’étude de Yekta Akhbarifar, mars 2024.

Le meurtre, le 16 septembre 2022, de Mahsa Jina Amini par la gasht-e ershad, la sinistre police des mœurs, a provoqué une énième révolte d’ampleur contre le régime islamique, parfois qualifiée de « révolution des femmes » – une expression réductrice en ce que les femmes, actrices majeures, étaient largement soutenues par de très nombreux hommes. Iranienne, poursuivant des études de sciences politiques en France, diplômée du master  « Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient » de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, Yekta Akhbarifar a suivi et vécu intimement l’année de contestation « Femme-Vie-Liberté » qui a suivi la mort de Mahsa. A la fois à travers ses sources iraniennes primaires et secondaires – famille, contacts amicaux, réseaux sociaux, médias iraniens ; et à travers les médias français. Ce sont les décalages entre ces deux flux d’information qui l’ont amenée à s’interroger sur les biais interprétatifs  des événements iraniens qu’elle relevait quotidiennement dans les médias français. Elle a donc construit une base documentaire d’articles de la presse écrite nationale et généraliste, qu’elle a introduits dans les logiciels d’analyse quantitative et qualitative de sciences sociales IRaMuTeQ et TermoStat – avouons qu’ils restent très mystérieux à l’historien que  nous sommes. Elle y a ajouté quelques entretiens – en regrettant cependant n’avoir recueilli qu’un seul témoignage de journaliste. Elle a ensuite fait le choix d’appliquer à ce corpus la grille de lecture d’Edward Saïd sur l’orientalisme. Dans l’objectif de cerner la manière dont sont présentés l’Iran et les Iraniens – et Iraniennes surtout :  quelles images et quelles narrations prédominent -elles?  comment ces représentations contribuent-elles à façonner les perceptions du public français de l’Iran, de ses évolutions sociétales et politiques, et du « moment Mahsa » ? .

Publié en 1978, « L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident » d’Edward Saïd (1935-2002), intellectuel palestino-américain, professeur de littérature comparée à l’Université Columbia, est considéré comme un ouvrage majeur. Parce qu’il donne des clés de lecture stimulantes des discours occidentaux sur les sociétés non occidentales. Saïd y explore la manière dont « l’Orient », c’est-à-dire les sociétés, les cultures et les peuples d’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient, très largement confondu avec la seule religion musulmane et les seules populations arabes, a été représenté et interprété par les Occidentaux. Saïd soutient que l’orientalisme est bien plus qu’une simple discipline académique ou un champ d’étude, mais qu’il a largement construit un ensemble de représentations idéologiques légitimant, et partant contribuant à perpétuer, la domination politique, économique et culturelle de l’Occident. « L’Orient » y apparaît comme l’antithèse de « l’Occident », un  « Autre » souvent exotique, mystérieux, irrationnel et sous-développé. Selon Saïd, les orientalistes ont souvent produit des récits essentialistes et stéréotypés,  ignorant la diversité et la complexité du réel. Et Saïd de relever que la plupart des  journalistes, en général ignorant des langues des populations et des terrains dont ils traitent, projettent largement leurs propres préjugés et parfois fantasmes sur les peuples orientaux. 

Dans un premier temps, l’auteure  examine les fondements théoriques de l’orientalisme et leur possible application aux médias, en soulignant l’importance de la compréhension des mécanismes qui sous-tendent la construction de la réalité médiatique. Forte de sa familiarité avec le pays et de sa connaissance de la société iranienne, l’auteure passe ensuite en revue les principales caractéristiques et composantes de la « révolution des femmes » en Iran. Par contraste, elle met en évidence la manière dont ces éléments sont interprétés et présentés dans les médias français en 2022-2023, à travers ce qu’elle estime être « le prisme de l’orientalisme ». Une attention toute particulière est accordée à la « question du voile », qui devient souvent le point focal de la couverture médiatique. Les médias français, presque toutes tendances confondues, tendent à essentialiser cette question du voile, en le présentant comme le symbole ultime de l’oppression des femmes en Iran, sans tenir compte ni de la diversité des expériences et des opinions au sein de la société iranienne ; ni du fait que le voile/tchador/hijab était loin d’être la préoccupation unique des manifestant.e.s – même si des images fortes ont alors fait le tour du monde, en particulier du côté des écolières se dévoilant collectivement dans leurs classes. L’auteure examine également la manière dont les médias français interprètent le mouvement féministe en Iran, et le situent par rapport aux « normes occidentales » qui seraient, en soi, émancipatrices. Elle met en lumière les tendances à la fois paternalistes et ethnocentriques qui caractérisent souvent cette interprétation .

Ces récits médiatiques rendent-ils compte et/ou renforcent-ils des rapports de domination et de subordination post-coloniaux? Fallait-il convoquer Edward Saïd ? Nous en sommes un peu moins convaincu que l’auteure – qui d’ailleurs s’interroge elle-même sur cette convocation théorique en conclusion de son travail. Les biais interprétatifs des médias français que pointe l’auteure s’appliquent globalement au monde musulman dans son ensemble, où la grande diversité et richesse des différentes civilisations (Afrique du Nord, Proche-Orient, Moyen-Orient, monde turc, monde iranien, aire arabe) et des Etats ne sont guère différenciés. Eu égard à l’histoire coloniale et post-coloniale de la France, et aux débats politiques et sociétaux contemporains, il n’est guère étonnant que soient largement mises en avant les questions obsessionnelles de la laïcité et du voile. Et, dans le cas d’espèce, on ne peut guère reprocher aux chercheurs et chercheuses français ou franco-iraniens de ne pas s’intéresser d’assez près à l’Iran et à ses évolutions politiques et sociétales : il y a des lustres que la moindre étude de terrain est quasi impossible. Notre collègue, la chercheuse Fariba Adelkhah, qui a passé plusieurs années à la prison d’Evin parmi des milliers d’autres femmes, est bien placée pour en témoigner. Les médias non universitaires, par ailleurs plutôt empathiques vis-à-vis du mouvement « Femme-Vie-Liberté »,  ne peuvent donc guère avoir qu’une compréhension minimale des réalités iraniennes, qu’on peut effectivement considérer comme relativement simpliste et essentialiste, influencée par des stéréotypes liés aux biais cognitifs français – exacerbés ces dernières années autour du voile,  par exemple.  Le lecteur jugera sur pièces ce travail stimulant. Pour finir, l’auteure appelle de ses vœux une approche plus nuancée et contextuelle, qui tienne compte de la diversité et de la richesse de la société iranienne, et évitant les pièges de la simplification et de la généralisation. Nulle doute que par ce travail et par ses recherches ultérieures, Yekta Akhbarifar contribuera à ce bel objectif, à la fois scientifique et humaniste !

      Jean-Paul BURDY, historien, enseignant-chercheur associé à Sciences Po Grenoble.