Dans les tribunes d’un stade de Doha, fin novembre 2022…


« Ils ont perdu. Sur le terrain et en dehors ». Des manifestations de joie après la défaite face aux Etats-Unis (0-1), surtout dans les provinces kurdes

Le 29 novembre, au stade Al-Thumama de Doha, les Iraniens ont été battus 0-1 par les Américains, et ne disputeront donc pas les huitièmes de finale du Mondial 2022.. A peine le match terminé, il y a eu concerts de klaxons, sifflets et feux d’artifice  un peu partout dans le pays pour célébrer… la défaite de l’équipe nationale iranienne1. Ces manifestations de joie ont été d’abord et surtout relevées dans toutes les villes du Kurdistan iranien (Sanandaj, Saqqez2, Mahabad, Marivan, etc.)3. Ce qui confirme, une fois de plus, une dimension kurde spécifique du mouvement de contestation déclenché le 16 septembre par la mort de Mahsa Jina Amini aux mains de la police des mœurs. Les réseaux sociaux ont répercuté les sifflets et manifestations de joie dans les grandes métropoles du pays (Téhéran, Ardabil, Meched, Kerman, Zahedan, Rasht, Karaj, etc.).

Les forces de sécurité sont intervenues violemment contre ces manifestations anti-régime de fait. Un manifestant a été tué par balles à Bandar Anzali, dans la province du Gilan, sur la mer Caspienne. Mehran Samak, 27 ans, était un footballeur amateur, et l’ami d’un joueur de l’équipe nationale. Il était au volant de sa voiture et klaxonnait quand il a été atteint à la tête4. Ses funérailles ont été l’occasion d’un rassemblement où l’on a entendu la foule crier « Mort au dictateur !».

Pas d’unanimité en Iran et à Doha autour de ce Mondial  2022: partisans et opposants au régime

Avant de rallier le Qatar, les joueurs iraniens ont rendu visite au président de la République, l’ultraconservateur Ebrahim Raissi, s’attirant les foudres des contestataires. Si la Team-e Melli a posé à Doha un acte politique initial fort en refusant de chanter l’hymne national lors de son premier match (contre l’Angleterre), on ne peut donc oublier que cette équipe nationale est aussi considérée comme un outil de propagande par le régime iranien. Celui-ci a veillé à ce que l’humiliant incident humiliant ne se reproduise pas : lors du deuxième match, l’hymne national a été chanté par l’équipe – après des menaces explicites contre les joueurs récalcitrants et leurs familles, menacées d’emprisonnement.

Les journalistes ont relevé des tensions dans les tribunes et autour des stades entre tenants du régime, et opposants. Si on a insisté sur les manifestations d’opposition (slogans, drapeaux, banderoles, maquillage), d’autres photographies montrent aussi la présence de soutiens au régime: des femmes voilées selon les normes des uniformes officiels ; des hommes dont certains ont été explicitement reconnus sur les réseaux sociaux comme des bassidj, la milice subordonnée aux pasdaran, et qui a été chargé de l’essentiel de la répression de rue depuis le 16 septembre (mort de Mahsa Jina Amini aux mains de la police des mœurs).

Un cadre iranien des forces de sécurité a involontairement reconnu, lors d’une conférence de presse, qu’un accord avait été passé avec la police qatarie pour que celle-ci neutralise les tentatives d’opposition publique à Doha pendant les matchs, et autour des stades5. Ce que quelques séquences télévisées ont confirmé : des Iraniens portant des t-shirts avec le slogan « Femme-Vie-Liberté » et interdits d’entrée dans les stades par la sécurité qatarie; des invectives échangées, et même des bagarres entre soutiens et opposants au régime, autour de ces mêmes stades6. De la même manière, il y a eu aussi en Iran des rassemblements de soutien à l’équipe nationale avant et pendant la rencontre avec les Gallois, puis avec les Américains. Après la première victoire iranienne contre le Pays de Galles le 25 novembre (2-0), on a même pu voir des membres des forces de sécurité, en armes, danser dans les rues de certaines villes du Kurdistan. Le régime a d’ailleurs, pour l’occasion, libéré 709 détenus arrêtés lors des récentes manifestations – une manœuvre qui n’a pas amélioré l’image de la sélection nationale iranienne.

Déjà, le 21 juin 1998, un match Iran-Etats-Unis historique au stade de Gerland à Lyon (2-1 pour l’Iran)

Compte-tenu de l’histoire des relations entre Téhéran et Washington depuis 1979, et l’antiaméricanisme étant l’un des principaux piliers idéologiques de la République islamique, le match entre l’Iran et les Etats-Unis est considéré comme le plus politique du Mondial 2022, et à ce titre l’un des plus attendus. Par le régime iranien et ses soutiens, qui aspirent évidemment à une victoire qui détournerait (provisoirement au moins) l’attention d’une société travaillée par des mois de révolte ; par les opposants qui en espèrent une défaite qui serait un peu celle du régime qu’elles/ils affrontent ; par les médias internationaux, intéressés par la dimension géopolitique de l’événement7. Qui avait eu un précédent, en 1998.



Le contexte géopolitique est sensiblement différent. En 1997 a été élu comme président de la République Mohammad Khatami, un homme évidemment issu du sérail, mais considéré un « réformateur modéré », susceptible de faire souffler un certain libéralisme culturel et sociétal dans le pays. On ne sait bien évidemment pas encore qu’il sera vite bloqué dans tous ses efforts de réformes par les conseils religieux d’un côté (qui bloquent les lois votées au majlis), par les pasdaran de l’autre8 . En 1998, on espère encore une détente intérieure, et l’Iran réformateur du président Khatami soulève les espoirs d’un dégel avec l’Occident, et avec les Etats-Unis en particulier. Car à l’antiaméricanisme obsessionnel des principalistes du régime répond une tropisme évident d’une grande partie de la population pour les Etats-Unis, y compris peut-être pour l’American Way of Life9.

Le tirage au sort de la FIFA avait suscité une certaine inquiétude, à Washington surtout. Les deux équipes avaient été installées loin l’une de l’autre (les Américains près de Lyon, les Iraniens dans la lointaine Yssingeaux, en Haute-Loire). Mais l’ambiance s’est dégelée à l’arrivée au stade de Gerland. Les joueurs de la «Team Melli» ont offert à leurs adversaires américains des bouquets de roses blanches, en signe de détente. Et, à l’initiative du capitaine américain les deux équipes ont posé ensemble pour une photo d’avant-match qui fera le tour du monde. L’Iran l’emportera 2 buts à 1, mais les deux équipes n’accéderont pas aux huitièmes de finale. L’ambiance de 1998, rappelée à l’occasion du Mondial au Qatar, a donc été sensiblement différente de celle du match du 29 novembre 2022 10.

En 1998, la victoire sur les Etats-Unis a évidemment une dimension géopolitique. Alors que Khatami avait exprimé le souhait de « briser le mur de méfiance », et la secrétaire d’État Madeleine Albright (présente à Gerland) « envisager la perspective d’une relation différente avec l’Iran depuis les changements survenus en 1997 », cette rencontre n’a finalement pas fait évoluer les relations irano-américaines. Le Guide de la République islamique, Ali Khamenei, déclare après la victoire que « l’adversaire puissant et arrogant a senti le goût amer de la défaite », le président Khatami préférant mettre l’accent sur une « victoire symbole de l’union nationale ». Les joueurs de 1998 sont promus en héros par le régime, qui les intègre à sa propagande.

Cette victoire au stade de Gerland avait en tous cas entraîné des célébrations joyeuses en Iran même, sans clivages partisans.



NOTES

1 Cf. https://www.huffingtonpost.fr/sport/article/iran-etats-unis-des-manifestants-celebrent-la-defaite-iranienne-en-coupe-du-monde_210911.html ; & : https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20221130-manifestations-de-joie-en-iran-apr%C3%A8s-l-%C3%A9limination-de-la-s%C3%A9lection-nationale-du-mondial

2 Saqquez est la ville natale de Mahsa Jina Amini .

3 « Tîma Îranê li bermaber Amerîkayê têk çû; Li Rojhilatê Kurdistanê û Îranê xelkê dest bi şahiyan kir » [L’équipe iranienne a perdu contre l’Amérique ; Les gens ont commencé à célébrer la défaite au Kurdistan oriental et en Iran], Erbil (Kurdistan d’Irak), Agence de presse kurde RÛDAW, 31/11/2022. URL : https://www.rudaw.net/kurmanci/middleeast/iran/30112022

4 Cf. «Di ‘pîrozbahiyên têkçûnê’ de hevalê lîstikvanê tîma futbola Îranê hat kuştin [L’ami du joueur de l’équipe iranienne de football a été tué lors des « félicitations de la défaite » ] », Erbil (Kurdistan d’Irak), Agence de presse kurde RÛDAW, 01/12/2022. URL : https://www.rudaw.net/kurmanci/middleeast/iran/01122022

5 Contrairement aux autres Etats du Golfe, le Qatar (qui partage avec Téhéran l’énorme dôme gazier du Golfe, et qui fait la richesse de l’émirat) entretient des relations relativement cordiales avec la République islamique. C’est d’ailleurs l’un des reproches que plusieurs des autres Etats membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, EAU, Bahreïn plus l’Egypte) avaient fait à Doha, jusqu’à organiser le boycott et l’embargo du Qatar en 2017. Le Mondial a été l’occasion d’une réconciliation officielle – seul Bahreïn maintenant une attitude d’hostilité à Doha – pour des raisons bilatérales spécifiques.

6 Un journaliste danois adéclaré avoir été brièvement arrêté après avoir filmé des supporters pro-régime attaquant des contestataires pro-manifestations. Rasmus Tantholdt, de TV2 Danemark, a indiqué sur Twitter que les forces de sécurité qataries lui avaient demandé d’effacer la séquence.

7 Cf: MALBRUNOT Georges, MAILLOT Hugues, REMISE Christophe,« Coupe du monde: Iran – États-Unis, le match des meilleurs ennemis », Le Figaro, 28/11/2022.URL:https://www.lefigaro.fr/sports/football/coupe-du-monde/coupe-du-monde-iran-etats-unis-le-match-des-meilleurs-ennemis-20221128 ; & : HERNANDEZ Anthony, « Coupe du monde 2022 : Iran – Etats-Unis, l’illusion d’une diplomatie du football », Le Monde, 23/11/2022. URL : https://www.lemonde.fr/football/article/2022/11/29/coupe-du-monde-2022-iran-etats-unis-l-illusion-d-une-diplomatie-du-football_6152078

8 Ceux-ci exigeront en particulier de Khatami, en 1999, une répression impitoyable du mouvement étudiant du « Printemps de Téhéran », sous peine d’y perdre son poste. L’épisode le plus violent a été la ratonnade sanglante des dortoirs de l’Université de Téhéran.

9 Officiellement, les États-Unis sont le «Grand Satan / Sheitan-e Bozorg», qui mérite d’être conspué par de permanents « Marg bar Amrika / Mort à l’Amérique », et dont le drapeau doit être foulé au pied dans la rue, ou à l’entrée de l’aéroport Merhabad de Téhéran, par exemple. Acte fondateur de la nouvelle République islamique radicalisée, la prise d’otages de l’ambassade américaine – 444 jours de détention entre novembre 1979 et janvier 1981 pour 52 diplomates américains – est toujours ressentie comme un traumatisme aux États-Unis. Depuis, les deux pays n’entretiennent plus de relations diplomatiques, et Washington empile depuis quatre décennies des sanctions contre Téhéran. Mais de nombreux étudiants iraniens partent aux Etats-Unis pour y faire un doctorat. La diaspora iranienne aux Etats-Unis est nombreuse et active, en particulier sur la côte Ouest (Los Angeles est parfois surnommée Irangeles, ou Tehrangeles…).

10 Les médias internationaux ont compte d’une certaine agressivité des journalistes iraniens lors de la conférence de presse d’avant-match. Les journalistes iraniens y ont multiplié les questions sur le racisme aux États-Unis ; sur la présence des forces armées américaines autour de l’Iran ; sur les difficultés pour les ressortissants de la République islamique à se rendre outre-Atlantique ; sur le fait que le nom d’Allah avait disparu du drapeau iranien dans des tweet de l’équipe américaine, etc.


Supporters iraniens à Doha, fin novembre 2022: pro- et anti-régime.