1542: « Sinus Persicus » sur « L’Atlas de Ptolémée » du bâlois Sébastien Münster
Les Iraniens – officiels comme simples citoyens- ont mal réagi à un tweet du 16 janvier du président Macron annonçant le déploiement dans le détroit d’Ormuz d’une force navale européenne (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Grèce, Italie, Pays-Bas et Portugal) visant à « renforcer la sécurité maritime dans la zone« ; et confirmant le déploiement dans la Province orientale (soit la zone pétrolière majeure du pays) d’un radar de « réassurance du royaume saoudien« , la Task Force Jaguar. Mais, autant que l’annonce du déploiement de forces navales supplémentaires (alors que Téhéran ne cesse de dénoncer les présences militaires étrangères) , c’est l’utilisation par le président de la formule « golfe Arabo-persique » qui a suscité l’ire iranienne . Soit une énième relance de la « naming dispute » opposant depuis des lustres la République islamique aux Etats arabes et, plus largement, à tout utilisateur « maladroit » du vocabulaire.
Le Golfe est-il « arabique » ou « persique »? La question, la polémique, ne sont pas nouvelles. Ainsi, quand le président Mitterrand – dont on ne peut douter qu’il était au fait du sens des mots – utilise volontairement l’expression « golfe Arabo-persique » en 1990, le président iranien d’alors, Hachemi Rafsandjani répond vertement: « C’est un scandale […] que le chef d’un pays de vieille culture comme la France, et un homme aussi cultivé que François Mitterrand, se comporte ainsi, au mépris de toutes les réalités historiques ». (Le Monde, 6/10/1990). La polémique sur la dénomination dure depuis largement plus d’un demi siècle. Car les Iraniens tiennent à l’appellation exclusive de « golfe Persique ».

Timbres iraniens émis en 2006 pour argumenter l’appellation de « golfe Persique »
« The Gulf naming dispute »
Ce sont les Grecs -dès Ptolémée- qui ont baptisé le Golfe « persique », entérinant ainsi le fait que les Perses dominent la région dès la période anté-islamique, avec de fortes communautés persophones sur la rive occidentale (Koweït, Bahreïn, Dubaï). Ce sont les marchands persans au long cours qui initient alors les Arabes aux techniques maritimes. Les cartulans, portulans et atlas arabes, portugais, hollandais et anglais confirment très majoritairement les appellations de « Sinus persicus », « Bahr Fars », « al-Khalij al-Fars» , « Gulf of Persia » . Pour autant, contrairement à des affirmations trop unilatéralement argumentées, on trouve d’autres appellations sur les cartes: « Golfe de Bassorah », rappelant la fonction portuaire ancienne de la ville natale supposée de Sinbad le Marin; « Mare Elcatif, ou al-Katif », vieille référence géographique à une des oasis les plus anciennement peuplées de la rive occidentale, al-Qatif. Mais aussi « Sinus arabicus », ou « Golfe arabique », appellation présente dès le XVe siècle, contrairement à un discours pro-iranien qui date son émergence du nationalisme arabe des années 1950-1960 2
Les routes du grand commerce arabe et occidental
La présence maritime de la Perse se réduit quand les dynasties turkmènes safavides originaires des steppes d’Asie centrale arrivent au pouvoir en Iran. Le pouvoir perse abandonne alors les régions côtières du sud (par ailleurs très inhospitalières par leur climat étouffant et leurs marécages insalubres, en dehors de quelques havres portuaires) , et le développement de la construction de navires comme le soulignait au début du XVIIIe siècle le Français Jean Chardin (1643-1713) dans ses « Voyages en Perse » . Mais le déclin des Persans résulte aussi de la concurrence croissante et armée des navires européens (successivement et principalement les Portugais -qui construisent un grand fort dans l’île d’Ormuz, les Hollandais de la Compagnie des Indes orientales, les Anglais); de la puissante thalassocratie du sultanat de Mascate (l’actuel Oman) s’étendant des côtes orientales de l’Afrique (Zanzibar) jusqu’au Baloutchistan (le Makram) et à l’Inde; et d’une lointaine tutelle ottomane, cependant moins importante dans le Golfe que sur la mer Rouge. Les dynasties bédouines arabes qui s’installent sur les côtes occidentales du Golfe (et qui sont pour certaines originaires de Perse méridionale) règnent sur des populations parfois majoritairement chiites, et persophones pour certaines. Ces dynasties, encore au pouvoir actuellement dans les émirats, se placent, contraintes et forcées au début du XIXe siècle, sous protectorat britannique: l’exemple de Bahreïn, un temps possession perse, est là le plus représentatif. De « Côte des Pirates », le Golfe, étape commerciale sur la route maritime de l’Empire des Indes (surtout après l’ouverture du canal de Suez), devient la « Côte de la Trève » (Trucial States): une « Mare Britannica », et qui le restera jusque dans les années 1960, les Américains prenant alors le relais. La Perse n’a alors plus d’influence politique ou commerciale véritablement significative dans la région, jusqu’à ce que Washington ne désigne le shah comme « gendarme du Golfe » – une décennie à peine avant la révolution islamique.
La réémergence du « Golfe Arabique »
Après la disparition de l’Empire ottoman, deux Etats nouveaux apparaissent dans l’entre-deux-guerres: l’Irak (monarchie sunnite installée en 1920, sous mandat puis influence britannique jusqu’en 1958), et l’Arabie saoudite (proclamée en 1932, sous influence américaine à partir de 1945), gardienne wahhabite des Lieux saints de l’islam. Ces Etats arabes riverains du Golfe, producteurs de pétrole à partir de 1928 (Irak), 1932 (Bahreïn) et 1938 (Arabie), ainsi que l’affirmation du nationalisme arabe dans les années 1950 (principalement en Egypte, Syrie, Irak) vont contribuer à la réémergence d’une appellation épisodiquement utilisée dans l’histoire: « le Golfe Arabique » (« al-Khalij al-Arabiyya »). Les rhétoriques nassérienne et baasiste, mais aussi la Ligue des Etats arabes, vont (presque) systématiquement l’utiliser, au grand dam de Téhéran : l’Empire du shah comme la République islamique tiennent à l’appellation historique -même si certains révolutionnaires iraniens de 1979-1980 avaient (très brièvement) caressé le projet de la convertir en « golfe Islamique »… Les pétromonarchies du Golfe, Arabie saoudite en tête, fortes de moyens financiers conséquents, ont fait pression sur les éditeurs de revues (la National Geographic Society américaine) et de grands atlas internationaux pour qu’ils utilisent l’appellation de golfe Arabique. La Ve Flotte américaine, basée à Manama, Bahreïn, utilise systématiquement « Arabian Gulf »: « par respect pour ses hôtes », selon les porte-parole officiels de la Marine US… A l’inverse, Téhéran censurera épisodiquement des magazines (The Economist) ou des atlas internationaux faisant figurer la mention « golfe Arabique ».

Prendre parti(e) dans la querelle terminologique
Pensant peut-être ne vexer personne et apaiser les parties au conflit géo-terminologique par une appellation « neutre », certains politiques et journalistes occidentaux utilisent l’appellation de « golfe Arabo-persique » : une erreur ! Au contraire, cela exaspère les deux parties. De même d’ailleurs, que l’appellation simplifiée « le Golfe ». Depuis le développement de l’internet et l’explosion des réseaux sociaux, la polémique est entretenue par des internautes radicalisés par l’enjeu terminologique…
Un groupe Facebook « Arabian Gulf for Ever », apparemment basé aux Emirats arabes unis, utilise ainsi depuis une décennie les cartes géographiques anciennes à l’appui de la thèse du golfe Arabe. Et multiplie les caricatures à l’appui de la terminologie « golfe Arabe »: elles sont pro-émiraties, pro-saoudiennes et pro-bahreïnies; et mettent dans le même sac les ennemis mortels du golfe Arabe: l’Iran, les Etats-Unis (d’Obama) et Israël (en ayant recours au passage à tous les poncifs antisémites) – un classique dans le Golfe depuis 2003 et 2011. La pieuvre iranienne (parfois remplacée par un crotale) est ainsi associée à la pieuvre juive, bien connue des antisémites depuis la fin du XIXe siècle et les années 1930…


Pour en revenir au président Macron, Abbas Moussavi, le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, tous les jours présent dans les médias iraniens, a répondu le 18 janvier (en persan, en anglais et en français) au tweet présidentiel : « Je tiens à rappeler à Monsieur Macron que le Golfe se trouvant au sud de l’Iran n’a qu’un seul nom : le golfe Persique. [Et que] votre présence militaire dans cette zone est autant erronée que sa dénomination […] Ces deux erreurs sont de taille, mais peuvent être corrigées »

Un article du 19 janvier sur le site de l’agence de presse Tasnim, proche des Gardiens de la révolution (https://www.tasnimnews.com/en/news/2020/01/19/2184853/iranian-spokesman-raps-macron-for-misnaming-persian-gulf) .
NOTES & SOURCES
On ne peut que recommander au lecteur l’entrée « Persian Gulf Naming Dispute » de Wikipedia English, pour sa remarquable galerie de cartes géographiques anciennes (une soixantaine) figurant le golfe Persique et… le golfe Arabique: Cf: http://en.wikipedia.org/wiki/Persian_Gulf_naming_dispute. Globalement, l’article de Wikipedia penche quelque peu pour la thèse perso-iranienne…