
On se souvient (notre chronique du 12 juin 2017) qu’officiellement l’élément déclencheur de la « crise du Qatar » remonte à la nuit du 23 au 24 mai 2017: l’agence de presse officielle Qatar News Agency (QNA) diffuse alors plusieurs dépêches, reprises par son compte twitter, attribuant à l’émir Tamim ben Hamad Al Thani des critiques sévères des résolutions du sommet américano-musulman de Riyad des 20 & 21 mai, parallèlement à des propos clairement favorables à l’Iran 1. Curieusement, ces dépêches, surprenantes sur le fond, ont été instantanément reprises par les agences et médias saoudiens et émiratis (Al Arabiya, Sky News Arabia, etc.), qui bousculent leurs unes pour des « Breaking News » retentissantes et évidemment à sens unique, ne laissant aucun espace aux démentis qataris. Elles enflamment les réseaux sociaux de la région, puis des Etats-Unis qui, dans les heures et les jours qui suivent, stigmatisent le Qatar, pratiquement érigé en suppôt du terrorisme international et du « Grand Satan » iranien. Doha a très vite (mais il a quand même fallu plusieurs heures pour cela) démenti les « fausses déclarations attribuées à l’émir Tamim », en les expliquant par un piratage massif des comptes web et twitter de QNA 2. Rétropédalage en urgence ou piratage réel? Cette dernière hypothèse s’est rapidement révélée la bonne. Le rouleau compresseur médiatique anti-Qatar en route, il était impossible de l’arrêter. Il a préparé le terrain aux mesures brutales « de rétorsion » contre l’émirat annoncées les 5 et 6 juin par le Quartet Arabie-EAU-Bahreïn-Egypte: rappel des ambassadeurs, rupture des relations diplomatiques, fermeture des frontières terrestres et maritimes, fermeture des espaces aériens aux avions de Qatar Airways, interdiction de diffusion d’Al-Jazeera sur les satellites arabes et sur internet, expulsion sous 15 jours des Qataris résidant en Arabie saoudite, etc.
Cette opération de cyberattaque a été décortiquée par François Chauvancy, officier général (2S) et donc spécialiste des questions de cyberguerre, dans un ouvrage paru il y a peu, et synthétisé dans un article de la dernière livraison de Diplomatie (no 95, novembre-décembre 2018). L’auteur montre que l’attaque informationnelle du 23 mai, qui a été le déclencheur de la crise, a été nécessairement planifiée pour déstabiliser l’émirat, et relayée par des think tanks conservateurs américains, vraisemblablement inspirés par les multiples agences de communication et de lobbying que l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis entretiennent à grands frais à Washington et à Londres. Le temps de la riposte judiciaire que l’émirat a lancé auprès de différentes instances (dont l’Office britannique de régulation, la Cour internationale de justice de La Haye, l’OMC, etc.) est évidemment inopérant dans ce type de cyberattaque relayé instantanément et sans aucune régulation sur les réseaux sociaux -on sait que ceux-ci sont, avec quelques chaînes télévisées satellitaires en continu, les vecteurs prolifiques de la désinformation et des fake news qu’adore le président Trump. Comme toujours dans ce genre de guerre virtuelle, on ne sait pas précisément qui a conduit et inspiré l’affaire : des « hakers mercenaires russes pourraient l’avoir conduite » (on ne prête qu’aux riches, en l’occurrence les « fermes à trolls » de Saint-Petersbourg), et « les commanditaires pourraient être émiratis » (une autorité étatique donc).
Le « Qatar bashing » n’a pas commencé le 23 mai 2017, mais dès le printemps 2014, lors de la première « crise du Qatar » (notre chronique du 5 mars 2014). La stratégie d’expansion et d’affichage international de Doha a suscité l’ire de ses voisins et rivaux, exaspérés par le soutien de l’émirat aux Frères musulmans, pourchassés au Caire et détestés à Abou Dhabi plus encore qu’à Riyad ; par l’obtention (dans des conditions controversées eu égard à l’importance des « défraiements » accordés aux décideurs de la FIFA) de l’organisation de la coupe du monde de foot 2022 ; par un « soft power » qatari largement doté financièrement, et particulièrement efficace auprès de certaines capitales (à Paris, tout particulièrement, en particulier sous la présidence de Nicolas Sarkozy). On conclura avec l’auteur que « la guerre de l’information et la cyberguerre sont devenues des modes d’action en géopolitique pour tenter d’imposer sa volonté, en évitant, au moins dans un premier temps, une opération militaire. 3» En attendant, l’opération lancée par le Quartet contre le Qatar en mai 2017 a fait long feu, en même temps qu’elle a fait exploser le mythe déjà bien écorné du « consensus du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ». Un échec pour le tout puissant Mohammed ben Zayed (MBZ) à Abou Dhabi ; et un échec de plus pour le toujours prince-héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS), qui ne cesse décidément de les accumuler depuis 2015, du Yémen à l’Affaire Kashoggi….
Lire :
CHAUVANCY François, Blocus du Qatar ; l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d’influence, affrontement économique, Paris, Hermann, 2018, 330p.
CHAUVANCY François, Cyberattaques et actions d’influence dans la crise du golfe arabo-persique de 2017, in :Paris, Ed.Areion, Diplomatie no 95, novembre-décembre 2018, 98p. p.39-43
NOTES
1 On avait noté dans les semaines précédant l’arrivée du président Trump à Riyad le 20 mai 2017, pour deux jours mémorables en matière de lutte contre le terrorisme internationale, une accentuation du « Qatar bashing » sur des réseaux sociaux américains pro-Trump et pro-Israël, dénonçant le Qatar comme financeur du terrorisme international.
2 Voir un long exposé-plaidoyer pro domo de la chronologie du « complot médiatique contre le Qatar » dans : http://www.observatoire-qatar.com/politique/item/767-reprise-de-la-guerre-froide-du-golfe. Il est vrai que la reprise immédiate et nocturne des dépêches de QNA par des agences et médias pro-saoudiens peut étonner. CNN, reprise par d’autres médias américains, subodore une manipulation par la Russie dans ce « hacking » de la QNA. Le FBI a ouvert une enquête sur un possible piratage de la QNA.
3 Chauvancy, Diplomatie…, p.43
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