
Les 5 et 6 juin 2017, l’Arabie saoudite (en réalité son prince héritier et ministre de la Défense Mohammed ben Salmane, MBS), les Emirats arabes unis (en réalité le prince héritier d’Abou Dhabi et ministre de la Défense de la fédération des EAU, Mohammed ben Zayed, MBZ), Bahreïn (royaume vassal de l’Arabie saoudite) et l’Egypte du maréchal al-Sissi (politiquement et financièrement soutenue par les deux premiers), qui composent le « Quartet », annoncent une série de «mesures de rétorsion» contre l’émirat du Qatar. Leur acceptation conditionne le retour du Qatar dans «le consensus du Conseil de coopération du Golfe » (sic). Officiellement, ces mesures entendent sanctionner des dépêches des 23 et 24 mai de l’agence Qatar News Agency (QNA) attribuant à l’émir Tamim ben Hamad Al Thani des critiques sévères du sommet américano-musulman de Riyad les 20 et 21 mai, et des propos clairement favorables à l’Iran.
Parmi les 13 exigences, plusieurs concernent la Turquie, et en particulier « la fermeture de la base militaire turque au Qatar ». Or, celle-ci n’est pas encore sortie de terre, bien qu’envisagée depuis plusieurs années. C’est en 2002 qu’a été conclu le premier accord militaire bilatéral turco-qatari, qui amorce une coopération dans les domaines de la formation et de l’industrie de la défense. Celle-ci va être amplifiée par les convergences entre Ankara et Doha lors des printemps arabes de 2011 (en particulier le soutien actif aux Frères musulmans au Moyen-Orient comme au Maghreb), puis lors de la première « crise du Qatar » en 2014 : installation, en décembre 2014, d’un haut comité stratégique bilatéral ; accord militaire, en mars 2015, prévoyant la possibilité de déployer conjointement des forces dans les deux pays ; premières manœuvres conjointes en décembre 2015, en présence du président turc.
C’est à l’occasion de ces manoeuvres qu’est annoncée l’implantation d’une base militaire turque inter-armes permanente dans l’émirat, permettant aux deux pays de faire face « aux menaces communes » dans la région du Golfe, sans cependant que ces menaces soient précisées. Si l’on met l’adhésion au Pacte atlantique en 1952 à part, le Qatar est le troisième Etat avec lequel la Turquie a conclu un accord de défense réciproque, après la République turque de Chypre du nord (RTCN) et l’Azerbaïdjan. Après les manœuvres, quelques dizaines de soldats turcs restent positionnés à Doha. Un autre accord est conclu en avril 2016, qui concerne plus particulièrement l’entraînement des forces qataries.
La crise de juin 2017 accélère donc brutalement la mise en œuvre du projet de base militaire permanente. Dès le 7 juin, la Grande assemblée nationale d’Ankara adopte en urgence une loi autorisant le déploiement au Qatar d’une «force d’intervention pouvant monter jusqu’à plusieurs milliers d’hommes». Le chiffre de 3000 soldats turcs est évoqué, à comparer aux 10000 Américains déployés près de Doha, et aux 700 Français de la base interarmes d’Abou Dhabi. Ankara met l’accent sur la fonction d’instruction des forces qataries, en particulier en matière de gendarmerie. Des exercices navals conjoints de « lutte contre le terrorisme et garantie de la libre circulation maritime » sont menés dans les eaux territoriales qataries dès août 2017.

L’analyse de la couverture satellite du Qatar par Google Earth (dont la conception permet de comparer une même localisation à différentes dates de prise de vue) permet de suivre les travaux. La base turque est construite dans une zone urbanisée de l’ouest de Doha, à proximité des installations sportives édifiées pour la coupe du monde de football de 2022. A mi-chemin entre Doha et la gigantesque base américaine d’al-Udeid, elle est adossée à la base qatarie Tariq bin Zayed. En attendant la constructions d’infrastructures propres (sur la côte au nord de Doha, selon certaines informations non confirmées), les avions et navires turcs doivent utiliser les facilités qataries. Un contingent ottoman avait déjà séjourné au Qatar à la fin du XIXe s., sous le règne de l’émir Jassim Al Thani (1879-1913) : la Turquie revient au Qatar 120 ans plus tard.
La Turquie, Etat membre de l’OTAN, appartient désormais au petit groupe des Etats non riverains qui entretiennent des bases permanentes dans le Golfe : les Etats-Unis (Irak, Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats, Oman), le Royaume-Uni (Bahreïn) et la France (Abou Dhabi). Partant, elle se retrouve directement exposée aux tensions récurrentes du Golfe: les accords de défense mutuelle signés avec Doha et son implantation permanente lui imposent de garantir la sécurité de l’émirat, dans le contexte de la guerre froide entre Riyad et Téhéran, et d’une politique trumpienne totalement imprévisible.



